Des villages maliens au bord de
Article paru dans l'édition du
18.06.08, site Internet LE MONDE
(lemonde.fr)
Son jour de gloire est arrivé.
C'était le mercredi 28 mai. Ce jour-là, Mody Soukana est régularisé. Dans les
couloirs crasseux de "sa maison" - le foyer des travailleurs migrants,
Les Alouettes, à Alfortville (Val-de-Marne) -, ce jeune Malien de 26 ans serre
des mains. "Vas-y, fais voir, fais voir", lui demande-t-on.
L'ex-sans-papiers montre triomphalement son récépissé de carte de séjour.
"Hiiiiii, félicitations !, lâche son ami Bakary. Hamdoullah ("Dieu
merci", en arabe), c'est mérité."
Mody Soukana est chanceux, il le
sait. Dans la chambre de
A partir du 15 avril, Mody Soukana a
fait grève, comme des centaines d'autres travailleurs en situation irrégulière,
en occupant jour et nuit son lieu de travail. Lui, a investi son entreprise de
nettoyage de l'Essonne : 33 salariés sur 47 ont obtenu des papiers. "Et je
reste sur le piquet de grève tant que les autres n'auront pas été
régularisés", lâche-t-il. A ce jour, 400 personnes ont été régularisées sur
les quelque 1 400 dossiers déposés depuis dans les préfectures d'Ile-de-France
par
Au foyer, Mody Soukana dort sous
l'un des trois lits. Il y a tout juste la place : le sommier en ferraille a été
relevé, les pieds reposent sur d'énormes boîtes de conserve d'olives noires. Son
oncle, lui, vit dans cette chambre depuis 1971. "Tous les deux ou trois ans,
je retourne voir le village au pays", explique-t-il, nostalgique. A côté de
lui, son neveu Manady, la trentaine, ne lâche pas des yeux une photo scotchée
sur une porte d'armoire : c'est sa maison au Mali, construite grâce à son
travail, le tri de déchets. Manady ne peut pas en profiter, il n'est toujours
pas en règle, condamné à rester encore des années dans l'ombre de
Mody Soukana ne participe pas aux
quelque 200 euros de loyer. En contrepartie, c'est à lui de faire le ménage dans
cette pièce vétuste, "car je suis le plus jeune", sourit-il. "Chez
nous, la solidarité, c'est obligé, sinon, au pays on est critiqués",
explique l'oncle en caressant son chapelet.
Tous les sans-papiers maliens le
savent : s'ils veulent survivre en France, ils doivent se rapprocher d'un ami,
d'un cousin, d'un parent... "Même si un compatriote ne connaît personne, il
reste un frère qu'il faut épauler", explique Brahima Koné, président de
l'Association malienne des droits de l'homme (AMDH). "Et c'est dans les
foyers qu'ils vont trouver une aide précieuse, précise Gregory Mann,
professeur à l'université Columbia de New York, spécialiste de l'histoire de
l'Afrique occidentale francophone. Ils vont être complètement pris en
charge."
Le foyer est en quelque sorte une
annexe du Mali. "C'est la famille, assure Mamadou Camara, 34 ans.
C'est une protection." Quand il est arrivé à Paris en 1999, il ne
connaissait pas grand monde. Il savait vaguement que des amis de son village
natal devaient vivre dans le foyer Bellièvre, dans le 13e
arrondissement.
Là-bas, il rencontre des proches de
son père : Moussa Sissoko, 63 ans, et Simbella Diombera, 56 ans. "Tu peux
rester jusqu'à ce que tu trouves du travail", disent-ils. Pendant des
années, ils lui donnent 30 euros par semaine : de l'argent de poche pour
s'acheter notamment des tickets de métro. "Je l'ai aidé parce que c'était mon
devoir, assure Moussa Sissoko. Quand on donne de l'argent, ce n'est pas
du crédit. On ne rembourse pas."
"Cette solidarité est
séculaire", ajoute
Brahima Koné de l'AMDH. Pour Mohamed Salia Sokona, ambassadeur du Mali à Paris,
"elle s'apprend dès l'enfance". "Nous sommes un peuple qui voyage
énormément, ajoute le représentant de ce pays aux 13 millions d'habitants.
Il faut que l'on puisse se serrer les coudes à l'extérieur du Mali."
Quelque 4 millions de Maliens vivent à l'étranger, dont la moitié en Côte
d'Ivoire. Officiellement, 100 000 Maliens sont en France. Officieusement, ils
seraient près du double en comptant aussi les
Franco-Maliens.
Dans le fond, cette
"solidarité" est une arme qui ne dit pas son nom au service de l'économie
de leur pays. "Ces Maliens consacrent pratiquement tout leur revenu à leur
famille restée au pays", rappelle Benjamin Masure, président de Taf et
Maffé, une association en lien avec les foyers migrants. Les sommes envoyées au
Mali par la diaspora sont supérieures à l'aide internationale : le Fonds
monétaire international (FMI) les a estimées à plus de 122 millions d'euros en
2007. La survie des villages repose sur cette solidarité.
Alors, dans les foyers, les plus
anciens - les sages - distillent leurs conseils aux nouveaux arrivants pour
éviter un contrôle de police, présentent des amis pour du travail... Si un jeune
cherche une fausse carte de séjour pour décrocher un emploi, des Maliens du
foyer l'emmènent à "la préfecture de Barbès", le quartier populaire de la
capitale où l'on peut se procurer des faux papiers. A moins qu'un compatriote ne
lui prête volontiers son titre de séjour.
"On peut vivre dans un foyer sans
jamais en sortir",
explique Moussa Diagouraga, 31 ans, en France depuis quelques semaines. Besoin
d'une photocopie ? Certaines chambres sont équipées du matériel nécessaire.
Appeler sa femme, ses enfants, ses parents au pays ? Des Maliens jouent les
Taxiphone, pour quelques centimes seulement. Un problème de couture ? Il y a des
ateliers de retouches mais aussi des coiffeurs, des bijoutiers, des cours de
français ou d'arabe... Des Africains passent de chambre en chambre proposant des
vêtements ou des ceintures de marques contrefaites. Des Chinois viennent aussi
dans les foyers écouler des piles, des films pornos ou de karaté avec Chuck
Norris...
Une petite faim ? A l'entrée des
foyers, de 7 heures à 22 heures, des vieillards en boubou proposent des barres
chocolatées, des cacahouètes, des boissons, des cigarettes... "Personne ne
meurt de faim chez nous", raconte Coulibaly Gaharo, un habitant du foyer
Bellièvre. Dans les cuisines, autour de gigantesques marmites, des femmes en
nage s'occupent du maffé, plat traditionnel : 1,50 euro l'assiette de riz
copieuse, 1 euro de plus avec le poisson ou le poulet.
Des voisins blancs ou maghrébins du
quartier ainsi que des SDF affamés en profitent. "Notre aide est ouverte à
tous", insiste Hamidou Traoré, président des jeunes du foyer Bara à
Montreuil (Seine-Saint-Denis). Ouvertes à tous, aussi, les portes de la mosquée,
située dans les caves.
Mais cette solidarité a sa part
d'ombre. Le plus souvent, cette entraide concerne essentiellement les Soninké,
qu'ils soient du Mali, du Sénégal ou de Mauritanie. Pour les autres ethnies,
c'est plus difficile. Certains racontent qu'ils doivent monnayer leur logement
ou les papiers empruntés... Et ceux qui n'ont pas un sou doivent récurer les
cuisines ou la chambre pour espérer avoir un toit. Les femmes - qui ne vivent
pas dans les foyers et qui oeuvrent dans les cuisines - font de temps en temps
l'objet de chantage : accepter les avances d'hommes éloignés des années durant
de leurs épouses ou trouver un autre endroit où
travailler.
"Ce sont des
exceptions,
reconnaît Brahima Koné. Mais il y a, en effet, toujours un revers à cette
solidarité. C'est le devoir de reconnaissance." Mody Soukana en sait quelque
chose. Maintenant que sa situation est réglée, "je vais devoir prendre en
charge quelqu'un". Chacun son tour...
Mustapha Kessous
http://www.lemonde.fr/societe/article/2008/06/17/des-villages-maliens-au-bord-de-la-seine_1059183_3224.html