Centrafrique:
comment en est-on arrivé au désastre?
21
octobre 2013 Par Thomas
Cantaloube - www.mediapart.fr
Négligée
pendant des décennies par la communauté internationale, et en premier lieu par
la France qui a regardé le pays se déliter, la République centrafricaine est
devenue un baril de poudre. Alors que des factions rebelles se partagent le
territoire et pillent les populations, l'ONU et Paris hésitent à
intervenir.
Il
y a quelques semaines, alors que la perspective de frappes sur la Syrie semblait
repoussée, un diplomate français, un diplomate britannique et un analyste
américain tombaient d’accord, au cours d’une discussion informelle, sur les
« points chauds de la planète » : « La
Centrafrique sera la prochaine intervention militaire de François
Hollande ! » Pourquoi une telle certitude, s’agissant d’un pays
dont tout le monde avait oublié l’existence jusqu’à récemment ?
« Parce que personne d’autre ne veut y aller et que la situation est
désormais devenue dangereuse d’un point de vue géopolitique », répond
l’analyste américain, qui a rapporté cette conversation entre
diplomates.
La République centrafricaine est devenue, depuis le coup d’État de mars 2013, le dernier d’une longue liste d’États faillis que la communauté internationale se sent le devoir d’assister, par crainte d’un basculement encore plus dramatique, dans une situation « à la somalienne » ou « à l’afghane », pour reprendre le jargon des experts internationaux. Et pourtant, la situation de la Centrafrique aujourd’hui n’est pas le résultat d’un effondrement soudain ou d’un accident de l’histoire, mais d’une lente déliquescence qui s’est déroulée sous les yeux mêmes de ceux qui estiment qu’il faut désormais intervenir afin d’éviter le pire – la France en premier lieu.
Des
rebelles de la Séléka lors de la prise de Bangui, en mars 2013.©
Reuters
Dès
2007, l’International Crisis Group publiait un rapport sur
le pays. La première phrase de sa note de synthèse était la suivante :
« La République centrafricaine est pire qu’un État failli : elle
est quasiment devenue un État fantôme, ayant perdu toute capacité
institutionnelle significative, du moins depuis la chute de l’empereur Bokassa
en 1979. »
Le
rapport se poursuivait ainsi : « Le déploiement des forces de
l’Union européenne et des Nations unies (EUFOR et MINURCAT) récemment approuvé,
et qui vient appuyer les efforts de l’Union africaine et de l’ONU au Darfour,
peut contribuer de manière importante à aider la RCA à entamer son long et lent
processus de rétablissement. Mais pour ce faire, elles devront trouver les
moyens d’utiliser au mieux les capacités et l’influence de l’ancienne puissance
coloniale, la France, sans servir tout simplement de couverture internationale à
la perpétuation de sa domination. »
Aujourd’hui,
Thierry Vircoulon, directeur du projet Afrique centrale au même Crisis Group,
réfute l’idée très répandue selon laquelle la Centrafrique serait un
« pays oublié » : « Je n’ai jamais vu un pays
avec autant d’étrangers sur son sol : ce n’est pas un pays oublié, c’est un
pays dont on n’a jamais eu l’intention de régler les problèmes ! »
Il pointe la présence militaire française depuis plusieurs décennies, de même
que celles de l’ONU et de l’Union Africaine depuis 1998, et de l’Union
européenne, sans compter de nombreuses ONG étrangères et quelques
multinationales (notamment Areva qui y possède une concession
d’uranium).
« La
crise actuelle n’aurait pas dû se produire si les Nations unies avaient fait
leur job »,
continue-t-il. « Dès l’automne dernier, elles auraient dû avertir que ça
sentait le sapin. Quant à la mission de l’Union africaine, elle était
précisément censée empêcher les rebelles de se déployer. J’ai le sentiment que
personne n’a rien fait alors que tout le monde était
là. »
Le
naufrage centrafricain est malheureusement un exemple classique de mauvaise
gouvernance et de prédation. Après le court espoir né des indépendances,
Jean-Bedel Bokassa, qui se fera couronner empereur, impose une dictature
erratique soutenue par la France… jusqu’au jour où elle ne l’est plus. En 1979,
Paris organise son renversement, et son remplacement par deux autres
« hommes forts » qui gèrent (mal) le pays jusqu’en
1993.
À
ce moment-là, soi-disant pour répondre au « discours de La
Baule »
de François Mitterrand sur la nécessaire démocratisation de l’Afrique, des
élections sont organisées, qui sont remportées par Ange-Félix Patassé. Celui-ci
se défend contre plusieurs mutineries avec l’appui des Français, avant d’être
finalement chassé par le général François Bozizé en 2003. Ce dernier reste dix
ans au pouvoir (avec, toujours, le soutien de Paris, y compris militaire). En
2013, une alliance de groupes rebelles essentiellement venus du nord, la Séléka,
prend le contrôle de la capitale Bangui et place Michel Djotodia à la tête du
pays.
Mais
derrière ces changements de pouvoir et coups d’État à répétition,
qu’avons-nous ?
–
Selon les mots d’un diplomate français, ces dirigeants successifs « se
livrent à une gestion privée et tribale de l’État », c’est-à-dire
qu’ils piquent allègrement dans les caisses et distribuent les postes de
responsabilité aux membres de leur famille ou de leur tribu. Patassé est décrit
comme « un abruti notoire », et Bozizé comme « un
imbécile » par ce même diplomate. Il n’empêche, ils restent en place
chacun pendant dix ans, sous le regard et avec l’aide de la communauté
internationale.
–
Comme ces « hommes forts » (même élus, les scrutins sont rarement
sérieux) craignent d’être renversés, ils font tout pour affaiblir leurs services
de sécurité. L’armée et la gendarmerie ne sont que des squelettes de quelques
milliers d’hommes sans formation ni moyens. À la charnière des années 1990 et
2000, ce sont souvent des Libyens envoyés par Mouammar Kadhafi qui viennent
prêter main forte à Patassé.
–
Le territoire de la Centrafrique (4,7 millions d'habitants) est plus grand que
la France, mais il n’y a aucun investissement d’infrastructures. Dans ce pays
situé en zone tropicale, les routes sont dans un état catastrophique, ce qui
rend les transports extrêmement compliqués. Le pays a beau posséder des
ressources naturelles potentielles importantes, comme il est enclavé, elles ne
sont presque pas exploitées. L’extraction des diamants reste artisanale, ne
représentant que 50 millions de dollars d’exportations annuelles. Areva possède
une concession d’uranium, mais elle n’est plus active depuis 2012 en raison de
la chute des cours du minerai. Les conditions de transport et d’insécurité
chronique ne permettent guère autre chose qu’une agriculture de
subsistance.
–
Située au cœur du continent, la Centrafrique est entourée de voisins remuants.
Mais ce sont surtout le Tchad et le Soudan au nord, avec le conflit au Darfour,
qui posent problème. Les populations au nord de la Centrafrique, souvent
d’origine tchado-soudanaise, sont tout autant affectées par la guerre au Darfour
que par l’enclavement qu’elles ressentent à l’égard de la capitale Bangui,
située à mille kilomètres au sud. Quant à la partie sud-est, elle est considérée
comme la plus sûre du pays, mais uniquement parce que les troupes ougandaises et
américaines y mènent leurs opérations de lutte contre l’Armée de résistance du
Seigneur de
Joseph Kony...
–
Enfin, le tableau ne serait pas complet sans pointer les responsabilités de la
Françafrique. Paris a soutenu tous les régimes en place, politiquement et
militairement, ne changeant de cheval que lorsque celui-ci était épuisé, pour le
remplacer par un animal du même acabit. Il y a aujourd’hui 400 soldats
tricolores à Bangui, qui se contentent de sécuriser l’aéroport mais
n’interviennent pas dans le chaos de la capitale. Notons également que parmi les
visiteurs notables de Michel Djotodia, désigné chef d'État de transition au
printemps, on compte Claude Guéant et Jean-Christophe Mitterrand, deux des plus
éminents représentants hexagonaux de cette Françafrique corruptrice et
prédatrice. Le premier est venu pour des contrats pétroliers, le second, entre
autres, pour appuyer une société militaire privée.
«La
question n’est pas très compliquée à régler et cela ne coûterait pas très
cher»
Aujourd’hui,
donc, depuis la prise de pouvoir de Michel Djotodia, mais surtout en raison des
exactions et pillages incessants de la part de milices armées qui désagrègent
encore plus le pays, la communauté internationale a décidé de bouger. Le
secrétaire général des Nations unies Ban Ki-moon avait confié à la France un
mandat informel pour se charger du problème, et une résolution du Conseil de
sécurité a finalement été votée à la mi-octobre. Selon les termes de cette
résolution, il s’agit d’augmenter un peu le nombre de soldats français sur place
(de 400 à 750) et de ceux du contingent africain (de 1 400 à 3 500),
pour ensuite transformer le tout en force onusienne en 2014, si le Conseil de
sécurité y consent, pour se diriger vers des élections en
2015.
Autrement
dit, sur le papier, « la France pousse à la mise en place d’une vaste
mission de l’ONU, le genre d’opération qui met des mois à se mettre en place,
subsiste pendant des années, et coûte des centaines de millions de
dollars », critique l’analyste américain. Mais encore faut-il que les
principaux bailleurs de fonds acceptent de se lancer dans une telle mission, ce
qui n’est pas gagné.
En
attendant, le ministre des affaires étrangères Laurent Fabius s’est rendu à
Bangui le 13 octobre où il a demandé à Michel Djotodia de ramener la sécurité
dans le pays. Sommation bien plus facile à énoncer qu’à mettre en œuvre. Car
depuis sa prise de pouvoir au printemps, l’alliance entre les rebelles a éclaté,
la Séléka a été dissoute, et il n’y a plus que des milices armées aux
allégeances et aux objectifs disparates. Djotodia contrôle encore ses propres
troupes de l'Union des forces démocratiques pour le rassemblement (UFDR), qui
sont les plus solides, mais qui n’ont certainement pas la capacité ni les
compétences idoines pour sécuriser le pays.
>
©
Ministère des affaires étrangères
Contrairement
à certains mouvements rebelles qui s’emparent du pouvoir pour gérer un pays, la
Séléka a tout pillé en arrivant, plus intéressée par les dépouilles de guerre
que par l’administration de l’État. Pour Daniel Bekele, directeur de la division
Afrique à l’ONG Human Rights Watch,
« la Séléka avait peut-être des reproches légitimes à l’égard du régime
sortant, mais rien n’excuse un tel niveau de violence envers les civils. La
Séléka semble davantage se concentrer sur le pillage et la maltraitance de la
population que sur le rétablissement d’un gouvernement fonctionnel qui puisse
protéger les gens des exactions ».
Ces
jours-ci, les différentes villes et villages de Centrafrique subissent donc les
nuisances et les violences de divers groupes armés qui ne répondent à aucune
autorité centrale. Afin de se protéger, des citoyens ont monté des milices
d’auto-défense, au risque d’un basculement complet dans le chaos et l’entrée
dans un « scénario de chefs de guerre qui font n’importe
quoi », selon un humanitaire sur place.
D’après
Médecins sans frontières (MSF), il y a désormais 300 000 déplacés
intérieurs et 40 000 réfugiés à l’étranger. « Et sans doute des
centaines de milliers de Centrafricains qui ont fui les villes et les villages
pour la forêt », ajoute Isabelle Merny, chargée de communication à MSF.
« La situation sanitaire est déjà catastrophique, avec une augmentation
des cas de malaria, et comme les gens ne peuvent pas cultiver en raison de
l’insécurité, on s’attend à une grave crise de malnutrition dès le début de l’an
prochain. »
De
plus, comme les rebelles viennent du nord, ils sont souvent musulmans (tel
Djotodia, qui est le premier président de cette confession en République
centrafricaine) et suscitent la crainte de la majorité de la population qui est
chrétienne. Si l’on ajoute à cela le vieux ressentiment (prégnant dans de
nombreux pays africains) à l’égard des commerçants musulmans, la situation
actuelle prend parfois les apparences d’un affrontement religieux, ce qu’elle
n’était absolument pas le cas il y a de cela quelques
mois.
Outre
cette crainte de basculement dans un conflit religieux, le sort de la
Centrafrique a bondi sur l’agenda international en raison de la déstabilisation
qu’il entraîne. Laurent Fabius a résumé cela ainsi : « La
Centrafrique est un petit pays qui cumule toutes les difficultés et tous les
malheurs. (…) Il y a un cocktail explosif (qui se forme), et nous craignons que
ce pays ne crée un appel d'air pour tous les groupes armés de la
zone. »
Il
y a déjà des troubles à la frontière avec le Cameroun et cela pourrait s’étendre
à celle avec le Congo-Brazzaville. Et puis il y a toujours l’inquiétude que les
islamistes de Boko Haram au Nigeria, qui sont engagés dans un conflit très
violent avec le pouvoir central à Lagos, y voient une base de repli. Certains de
ses membres avaient été observés au Mali avant l’intervention française et une
Centrafrique hors de tout contrôle pourrait représenter « une planque
tentante », selon le mot du diplomate français. Dernière crainte,
enfin, mais pas la plus importante : que des groupes armés soudanais se
servent de la Centrafrique comme base arrière. Autrement dit, le pays est
aujourd’hui une poudrière géopolitique de premier ordre.
Pourtant,
selon Thierry Vircoulon du Crisis Group, « la question de la
Centrafrique n’est pas très compliquée à régler et cela ne coûterait pas très
cher. Les rebelles ne sont pas des vrais méchants, beaucoup d’entre eux sont
juste des chômeurs sans autre opportunité, les autres sont des nomades du nord
qui demandent de la reconnaissance et des infrastructures. Il y a 20 000
fonctionnaires à payer et une armée de quelques milliers d’hommes à restructurer
et à équiper. C’est un problème de Lilliput. » Un problème de Lilliput,
mais dans un pays à la dérive depuis des décennies, où tous les indicateurs
socio-économiques sont au rouge.
Aujourd’hui,
il est devenu urgent de sécuriser le pays afin de faire cesser les violences
contre la population et de permettre l’intervention d’ONG. S’il est illusoire
d’attendre de Djotodia qu’il puisse y parvenir seul, il est tout aussi difficile
de placer beaucoup d’espoir dans une éventuelle mission onusienne. Mais, au
moins, la situation de la Centrafrique est désormais sur le radar de la
communauté internationale.