Lettre ouverte
à l’Ami français
Le 1er décembre prochain, la
République centrafricaine fêtera son 55ème anniversaire. Celle-ci a en effet été
proclamée après que le territoire de l'Oubangui-Chari ait répondu
« oui » au référendum de septembre 1958 instituant la Communauté
française.
Depuis cette date et
l'indépendance qui s'ensuivit le 13 août 1960, la France est intervenue
plusieurs fois dans l'histoire du pays, officiellement au moins cinq fois, pour
rétablir la légalité constitutionnelle. Tu te demandes quand et
pourquoi.
En septembre 1979, lors de
l'opération Barracuda, les troupes françaises ont sauté sur Bérengo, mettant fin
à l'empire fantoche de Jean-Bedel Bokassa. En juin 1996, il faudra
l'intervention des troupes françaises pour consolider le pouvoir vacillant de
l'ancien président Ange-Félix Patassé, menacé par les mutineries d'une partie de
l'armée centrafricaine. En revanche, le même président Patassé ne sera pas sauvé
en 2003, la France prenant le parti de son ancien chef d'état-major, le général
François Bozizé. Ce dernier prendra le pouvoir le 15 mars 2003 avec l'aide de
militaires français (deux avions français sillonneront la capitale pour
« marquer » les positions des forces armées centrafricaines demeurées
loyales) et de miliciens tchadiens, bientôt appelés « Libérateurs ».
En 2006, la France enverra l'armée de l'air au secours de la ville de Birao, au
nord du territoire, menacée par l'avance des rebelles de l'UFDR (union des
forces démocratiques du rassemblement) dirigées par Michel Djotodia, déjà !
En mars 2007, elle devra cette fois déployée des troupes au sol, la 13è
demi-brigade de Légion étrangère en l’occurrence, appuyée par l'armée de l'air,
pour enrayer la marche en avant des irréductibles de l'UFDR associés au CPJP de
Charles Massi, malgré les accords de Libreville. Le 13 avril 2007, un nouvel
accord de paix est signé entre le gouvernement et l'UFDR. IL prévoit l'amnistie
pour les membres de l'UFDR, l'intégration de ses combattants dans l'armée et la
reconnaissance du mouvement politico-militaire comme parti
politique !
Le 15 novembre 2010, les rebelles
du CPJP se désolidarisent de leurs alliés d'hier et reprennent le contrôle de
Birao. Cette fois, c'est l'armée tchadienne qui s'entremet et défait les
rebelles, au nom du gouvernement centrafricain.
C'est ce groupe rebelle, associé à
d'autres éléments rebelles du CPSK (Convention des patriotes pour le salut du
Kodro, de l'UFDR et du FDPC (front démocratique du peuple centrafricain), qui
formera la coalition Séléka dirigée par Michel Djotodia. Ce groupement reprendra
les armes le 10 décembre 2012, accusant le président François Bozizé de ne plus
respecter les accords de Libreville de … 2008 !
Oui, je comprends ton effarement
et ton incompréhension devant cet imbroglio, qui relève aussi bien des
« Stratagèmes » de Polyen que du « Livre des ruses » dans la
traduction de René R. Kwaman.
Ainsi, en promettant ce dimanche
13 octobre 2013 l’envoi d’un nouveau contingent militaire français afin de
renforcer les troupes déjà à demeure en Centrafrique, le ministre des Affaires
étrangères Laurent Fabius perpétue une tradition : sauver la mise à
quelques roitelets irresponsables et incompétents, mais avides de
pouvoir.
1 – Les bons mots du docteur
Fabius.
Dans son livre intitulé « Le
Prince », l’écrivain Percy Kemp (Edition du Seuil, 2013) distingue trois
grandes catégories d’évènements qui malmènent aujourd’hui nos
gouvernants :
-
les
évènements que le Prince subit contre son gré,
-
les
évènements que le Prince suscite de son plein gré,
-
les
évènements que le Prince reçoit en héritage.
A l’évidence, en prenant le
pouvoir le 24 mars dernier, Michel Djotodia a suscité un évènement qu’il a
déclenché de son plein gré.
Dès lors, il lui appartenait de
prévoir toutes les conséquences de son acte et d’anticiper les effets pervers
qu’induirait un tel évènement.
Ainsi, en faisant appel à des
mercenaires tchadiens et soudanais, il devait bien se douter qu’à défaut d’être
réglés rubis sur l’ongle, ces derniers se paieraient sur la bête, en
l’occurrence la population centrafricaine. En cela, il devait être servi par le
précédent créé par son ennemi le général François Bozizé qui avait usé du même
subterfuge pour parvenir à ses fins.
En ne prenant pas les précautions
nécessaires pour prévenir les exactions et les crimes commis par ses troupes, il
s’est fait le complice objectif de ces méfaits. Il en va de même du Premier
ministre et des membres du gouvernement d’union nationale de transition,
lesquels ont, par ambition, vanité ou voracité, accepté de partagé cette
responsabilité.
Le prix à payer pour cette
imprévoyance, au goût amer pour le peuple centrafricain, est leur non
participation aux prochaines échéances présidentielles de 2015, comme le leur a
signifié M. Fabius. Ceux qui se sont commis avec les rebelles Séléka devront
donc se tenir à l’écart de cet évènement futur. Il semble que d’aucuns ont
compris la leçon et préparent leurs arrières : certains acquièrent en ce
moment des biens immobiliers en France !
Cette interdiction devrait
également frapper les conseillers du Prince, du Premier ministre et des
ministres, car ceux-là ont conforté ceux-ci dans leurs errements. La palme du
cynisme revient au porte-parole du Président de transition qui déclarait
récemment : « si on mettait en RCA l’argent qui a été utilisé pour
chasser les islamistes du Mali, on serait tranquille pour 30, 40
ans » !
Il avouait donc implicitement que
la conquête du pouvoir était une affaire de gros sous. Une question se pose
néanmoins. Les rebelles pensaient-ils réellement trouver des caisses pleines en
arrivant au pouvoir ou bien faisaient-ils le pari qu’en créant le chaos, ils
feraient pleuvoir la manne internationale ?
Comment peut-on décemment mettre
sur un pied d’égalité une agression extérieure terroriste contre le Mali et un
coup d’Etat intérieur perpétré par des Centrafricains contre leur propre pays,
en faisant appel à des mercenaires et autres milices
étrangères ?
Le constat est accablant : 55
ans après la proclamation de la République, la Centrafrique est toujours en
train de se méprendre sur son propre compte. Hier, c’était la faute au
néocolonialisme français, aujourd’hui c’est la faute aux
« Tchadiens ». La théorie de l’ennemi extérieur fonctionne
toujours ; celle du bouc-émissaire tout aussi bien.
Mais à toujours vouloir dépendre
du bon vouloir des autres et de leur générosité, on finit par céder à leurs
exigences. Le chef de la diplomatie française est venu le rappeler aux
Centrafricains, avec la componction qui sied aux hommes bien
élevés.
2 – L’urgence humanitaire, tout de
suite !
En proposant de renforcer
l’effectif du contingent militaire français détaché en RCA, M. Laurent Fabius
parle d’or, au propre et au figuré. Mais il serait judicieux de ne point
attendre le mois de décembre prochain pour tenir cet engagement. En effet, près
de 1,6 millions de personnes sont en danger de mort si nul ne vient à leur
secours. Une action humanitaire d’urgence est indispensable car la situation des
déplacés internes est critique.
Il faut, pour permettre aux
organisations humanitaires d’accéder auprès de ces populations, sécuriser les
grands axes de circulation ainsi que les points de ravitaillement. Ce contrôle
devrait rassurer les habitants réfugiés en brousse et les convaincre de quitter
leur cachette, afin de rejoindre en toute quiétude les centres de distribution
des premiers secours, alimentaires et sanitaires.
Déjà, l’effet d’annonce du
renforcement du dispositif français fait sortir certains chefs de guerre de
leurs tanières respectives. Ils négocient leur reddition. Les autres ne
demeureront pas très longtemps reclus si le processus promis par le ministre des
Affaires étrangères français pouvait être accéléré : on peut prendre le
pari que le gros de leurs troupes refluera vers les frontières pour échapper aux
arrestations et condamnations ; d’autant que le moral des forces africaines
de la Fomac jusqu’alors figées les doigts de mains dans le ceinturon, semble
avoir été galvanisé. C’est le deuxième effet « kiss cool » du discours
fabusien !
L’accélération du renforcement du
dispositif militaire français doit également s’accompagner d’un appel au service
français de la coopération technique du ministère de l’Intérieur afin d’éviter
les erreurs manifestes de procédure qui pourraient entacher les procédures
judiciaires d’arrestation et de comparution des chefs de guerre qui seront
déferrés devant la justice, n’en déplaise au ministre centrafricain de la
Justice en ses rodomontades vengeresses.
Enfin, il importe d’envisager
également pour le début de l’année prochaine la mise en place des experts et
spécialistes des élections afin de réunir et garantir les conditions matérielles
d’un processus de votation propre. L’ambassade de France en Centrafrique a déjà
expérimenté ce dispositif en 1992 ; il importe de le réactiver, au lieu de
recourir au dernier moment à des expédients, telle que la livraison d’urnes en
bois en provenance du Togo à des coûts exorbitants.
3 – Le Prince est
nu.
La situation qui prévaut en
Centrafrique conduit à un constat accablant : le Prince est
nu.
Il ne s’agit pas seulement de
fustiger l’incapacité des autorités de la transition en cours à gouverner le
pays. Il est surtout question de mettre en lumière l’humiliation infligée à tout
un peuple, soumis au joug d’un pouvoir extérieur même allié, du fait de
l’insigne indignité de ses propres élites et dirigeants.
Le président et le Premier
ministre du gouvernement d’union nationale de transition ne sont pas les seuls
en cause. C’est toute la classe politique centrafricaine qui aura forfait à ses
devoirs et obligations. Il s’agit en particulier de ceux qui, cachés aujourd’hui
dans l’ombre du pouvoir, manigancent déjà les scénarios du futur pour leur
propre compte. Certains occupent encore le banc des éminences grises et siègent
auprès du suzerain, après avoir été hier les âmes damnées des prédécesseurs de
ce dernier. C’est à ceux là que le peuple devrait demander des comptes alors
qu’ils se cachent parfois sous les oripeaux de quelques partis. Ce sont eux les
vrais fossoyeurs de la République. Le moment venu, il faudra les dénoncer devant
le tribunal de l’histoire et livrer leur vrai visage à la vindicte des citoyens.
Ils sont tous parties prenantes en cette sale affaire, au même titre que les
diamantaires du pays qui se vantaient hier d’avoir financé la
Séléka !
Au moment où l’Union africaine
fustige la partialité de la cour pénale internationale (CPI), les uns et les
autres auraient tort de se croire absous par avance de toute poursuite pénale,
au plan national ou international.
C’est pourquoi la positon
iconoclaste du Premier ministre Nicolas Tiangaye, invitant ses anciens
partenaires du FARE à se ranger derrière la candidature unique de son actuel
conseiller politique, Martin Ziguélé, président en exercice du MLPC mais aussi
ancien premier ministre de l’ex-président Ange-Félix Patassé au moment où ce
dernier faisait appel aux miliciens du mouvement de libération du Congo (MLC) du
rebelle congolais Jean-Pierre Bemba, est une forfaiture et une trahison.
Rappelons que le chef rebelle congolais est actuellement poursuivi devant la
cour pénale internationale et comparaît pour répondre des faits de crimes contre
l’humanité perpétrés par ses troupes en
Centrafrique !
A douze mois de l’échéance
fatidique suggérée par le ministre français des Affaires étrangères dimanche
dernier à Bangui, les responsables politiques centrafricains ont intérêt à
pressentir dès à présent ceux ou celles de leur camp qui doivent assurer la
relève politique. Cependant, il ne peut être question de présenter des vieux
chevaux de retour, ceux qui hier se sont soumis au verdict du suffrage universel
et n’ont pas rencontré l’assentiment du peuple, mais ont comploté dans le
clair-obscur pour amener des mercenaires et des terroristes au faîte de l’Etat
centrafricain !
Ils devront faire comme aux
Etats-Unis : avoir la dignité et l’intelligence de ne plus se
représenter.
Il est consternant à ce propos de
prendre acte du silence des dirigeants actuels du MESAN et du RDC devant la
proposition les invitant à entamer l’aggiornamento de leurs mouvements
politiques respectifs, dans le cadre d’une fusion. C’est leur unique chance de
sortir de la crise actuelle à leur avantage.
Dans le cas contraire, ils se
couvriront du courroux de leurs partisans et courront à la
défaite.
Déjà les militants du MLPC ne se
reconnaissent plus dans leurs dirigeants, actuellement engagés comme supplétifs
auprès de l’ex Séléka. Quant à ceux du KNK, ils sont maintenant livrés à
eux-mêmes, en attendant que leur « guide suprême » soit convoqué pour
ses forfaits devant la justice.
4 – L’horripilante question
tchadienne.
Ils sont nombreux les
Centrafricains qui reprochent au Tchad voisin une volonté de mainmise sur le
pays, en profitant de la crise actuelle.
Certes, la République du Tchad
entretient aujourd’hui, directement ou indirectement, pas moins de 900 soldats
sur les 2 100 hommes du contingent des forces africaines multinationales en RCA.
Deux cents hommes forment par ailleurs l’ossature de la garde présidentielle.
Les miliciens tchadiens ne sont pas moins nombreux du côté des anciens rebelles
de l’ex alliance Séléka. Ajoutée aux commerçants haoussas, la présence
tchadienne en Centrafrique peut être jugée massive. D’où le procès en
impérialisme intenté par certains à l’encontre du président Idriss
Déby.
Il faut cependant relativiser
cette menace. Nous avions déjà indiqué ailleurs le nombre important de réfugiés
Tchadiens qui ont trouvé un havre de paix en Centrafrique pendant les années
noires qu’a traversées ce pays voisin au cours de son histoire, en particulier
sous les présidences du général Félix Malloum, auteur présumé d’un coup d’Etat
contre le président N’Garkata Tombalbaye, d’Hissène Habré, de Goukouni Ouédéï,
etc.
Il convient ensuite d’ajouter les
éléments militaires et miliciens auxquels les dirigeants centrafricains ont
librement fait appel pour accaparer le pouvoir dans leur propre pays, qu’ils
s’agissent des « libérateurs » du président François Bozizé ou des
mercenaires recrutés par les différentes rébellions centrafricaines : UFDR,
CPJP, CPSK, FDPC.
Faut-il encore se souvenir que
l’ex président Ange-Félix Patassé avait conclu un accord avec le président
tchadien Idriss Déby, promettant de dévier les cours de l’Oubangui pour
alimenter le lac Tchad, en échange des pétrodollars générés par les gisements
d’or noir découverts aux frontières des deux pays ?
Enfin, est-il nécessaire de
rappeler que dans les années 1934, l’Oubangui-Chari Tchad formaient un seul
territoire colonial ?
Une communauté de destin lie ces
deux nations et il serait hasardeux, voire dangereux, de vouloir en faire
aujourd’hui des ennemies.
Il se trouve que des évènements
historiques factuels font désormais du Tchad un pays important au sein de la
communauté économique et monétaire en Afrique centrale (CEMAC) :
l’exploitation du pétrole a donné un coup de fouet à l’économie tchadienne et
décuplé la richesse du territoire, l’expérience guerrière multiple contre la
Lybie ou le Soudan a fait de l’armée nationale tchadienne une force de frappe
unique en Afrique centrale, la disparition du président gabonais Omar Bongo a
laissé un vide politique difficile à combler dans le même cadre, etc. Que le
président Idriss Déby veuille tirer parti de ces circonstances pour s’imposer
sur la scène africaine et internationale peut irriter, mais cela n’est ni
choquant ni contre-nature.
L’important est de ne point se
considérer ou se conduire en vassal.
A ce titre, il n’est pas interdit
de recueillir l’assentiment ou tenir compte de l’avis de ce pays voisin pour
exploiter les gisements pétrolifères susceptibles d’exister au nord de la
Centrafrique. La théorie des vases communicants n’affecte pas les
roche-réservoir et, d’un commun accord, ces deux Etats membres de la Cémac
peuvent convenir d’une modalité particulière d’extraction, d’exploitation et de
gestion des gisements qu’ils pourraient avoir en commun. Rappelons qu’il existe
au sein de la Cémac un mécanisme de régulation qui, s’il fonctionnait
correctement, permet aux pays de la bordure atlantique producteurs de pétrole
d’abonder la caisse de compensation en faveur des pays de l’intérieur non
producteurs de pétrole. Ce cadre peut s’étendre au Tchad. Au demeurant, il
existe un tribunal arbitral pour ce genre de conflit, si conflit d’intérêts il y
a, entre le Tchad et la RCA.
Dès lors, il n’est pas nécessaire
de crier haro sur le Tchad et son président si, à la fin de la transition
actuellement en cours en Centrafrique, toutes les forces militaires étrangères
étaient appelées à se retirer une fois la paix acquise et l’Etat
restauré.
Par cette lettre ouverte, j’espère
avoir levé quelques uns de tes doutes et interrogations quant à l’avenir de ce
pays.
Paris, le 16 octobre 2013
Prosper INDO