Centenaire du
roman Goncourt de René Maran : Batouala est toujours
d’actualité !
Le centenaire de Batouala, le roman Goncourt 1921 de René Maran a donné lieu à de nombreuses manifestations. Ces différents évènements témoignent de l'actualité du discours de l'auteur ainsi primé et sa reconnaissance posthume à travers l'attribution du Prix Goncourt 2021 au jeune écrivain sénégalais Mohamed Mbougar Sarr, pour son roman « La Plus Secrète Mémoire des hommes », après le « Texaco » du Martiniquais Patrick Chamoiseau en 1993.
I – Batouala et son
environnement.
Le personnage central du roman de René Maran est chef de village à Grimari, localité située au centre-est de l'Oubangui-Chari où l'auteur remplit les fonctions d'administrateur des colonies. En 1903, la configuration géographique du territoire n'a rien à voir avec les frontières de l'actuelle République centrafricaine ; la Lobaye faisait partie du Moyen-Congo et la Haute-Sangha était rattachée au Cameroun allemand. A l’inverse, la région du Logone ; aujourd’hui partie intégrante du Tchad, faisait partie de l’Oubangui-Chari, avec Moundou à l’ouest et Fort-Archambault au nord.
Dans cet espace, Grimari était la porte d'entrée des missions conduites par les explorateurs Crampel et Dyboswski en direction du lac Tchad.
En qualité de chef de village, Batouala est alors le chef d'une lignée familiale. Cependant, la présentation qu'en fait René Maran lui donne aussi le statut de chef de terre, c'est-à-dire le descendant en ligne directe de l'ancêtre de la tribu (1) ; cela lui confère une dimension politique et spirituelle. Figure tutélaire, il préside les cérémonies consacrées aux rites et croyances, consacre les mariages coutumiers, organise les rassemblements collectifs liés à la chasse et à la pêche, distribue les terres, tranche les palabres, détient la lance (sagaie) de guerre et engage les batailles, etc.
Sous la colonisation, le chef de village est « l'interlocuteur privilégié » des institutions coloniales : au concessionnaire, il vend sa production de caoutchouc en son comptoir et lui achète de la bimbeloterie ; au missionnaire (catholique), il paie la dîme ; à l'administrateur, il verse les impôts de capitation.
Il est personnellement responsable devant l'administration de tous les manquements et désordres qui surviennent dans le village ; de lui dépendent les conditions de paix ou de guerre avec les chefs des tribus voisines, voire les conflits avec les autorités coloniales. Entre 1903 et 1956, les occasions de querelles ou de palabres n’ont pas manqué, les actes de résistance non plus : Samba-Ngotto (1925), Bérandjoko (1906-1929), Karinou (1928-1931), Ngoutidé, Boganda (1949 et 1954), etc.
Batouala trouve la mort dans un banal accident de chasse (3).
II – Le tournant du 1er décembre 1958 ou
les enfants de l’indépendance.
Le premier décembre 1958, l'Oubangui-Chari devient une République au sein de la Communauté française (4).
A Grimari est devenue une cité prospère grâce à la culture du coton, imposée par l'administrateur Félix Éboué (1934) pour contrer le déclin de la production du caoutchouc.
Les enfants de Batouala ont entre 30 et 40 ans. Ils ont pour nom Félix Adama-Tamboux, directeur de l'école publique, Pierre Indo, comptable public adjoint au chef de district, le Français Jacques Serre.
A Bangui, capitale du nouvel État, Barthélémy Boganda est élu président de la République centrafricaine. Le médecin Abel Goumba, natif de Grimari, est son vice-président.
En ce Premier décembre 1958, c'est la liesse populaire. Les enfants des écoles, qui ont appris à marche forcée les paroles de La Renaissance, entonnent l'hymne nationale. Le drapeau aux cinq couleurs flotte sur tous les bâtiments publics.
Mais la fête est de courte durée. Le 29 mars 1959, au retour d'un déplacement à Berberati où il est allé prêcher le calme, l'avion dans lequel Barthélémy Boganda a pris place est porté disparu. L'épave sera retrouvée le lendemain, l'équipage et l'ensemble des passagers ayant trouvé la mort.
Abel Goumba est alors investi président par intérim.
Le 5 mai 1959, David Dacko, alors ministre de l’intérieur, est élu président de la République par l’Assemblée territoriale, sous la pression des planteurs de la Lobaye.
Le 13 août 1960, la RCA acquiert son indépendance et accède à la souveraineté internationale.
Dans la foulée de son élection, le nouveau président décrète le MESAN parti unique (5). Abel Goumba est arrêté et emprisonné, avant d’être finalement exilé. Dès lors commencent les querelles et les palabres politiques qui dégénèrent en conflits fratricides.
De David Dacko à Jean-Bedel Bokassa (6), puis de Bokassa à Dacko (7), puis de Dacko au général André Kolingba (8), ensuite de Kolingba à Ange-Félix Patassé (9), et de ce dernier au général François Bozizé (10), les passassions de pouvoir au sommet de l’Etat sont une succession de coups de force, de coups d’Etat ou d’insurrections militaires entre compères, que les Africains ont tôt fait de qualifier de « course au pouvoir », lorsqu’ils n’y voient pas « la main invisible » de la France, ancienne puissance coloniale
Ainsi, depuis l’indépendance, les enfants de Batouala ont gouverné le pays à travers le poste de Premier-ministre, créé par Jean-Bedel Bokassa, à plus de dix reprises ! En effet, à y regarder de près, deux grands peuples du pays – les Mandjia et les Banda- se partagent le pouvoir de fait depuis soixante-un ans, indépendamment du poste de président de la République (11) ! Pourtant, le tonneau des palabres et des querelles ne désemplit pas. Bien au contraire, les violences politiques se poursuivent avec fracas, au point de contraindre l’ONU à mettre le pays sous la tutelle des forces de maintien de la paix, les Casques bleus.
III – L’actualité de
Batouala.
Ce qui a fait la force du roman de René Maran, c’est la puissance évocatrice des descriptions, la précision des mots, la force des images, la fureur des bruits. Le livre donne à voir et à entendre.
Hier, l’homme allumait des incendies de brousse pour traquer cibissis, porcs épics, rats palmistes, antilopes, Béngué le phacochère et Voungba le sanglier, lesquels venaient se prendre dans ses rets.
Aujourd’hui, le crépitement des armes automatiques a remplacé le vrombissement des flammes dans les broussailles. L’homme est devenu la proie de l’homme et, dans cette engeance, la femme et les mineurs sont un gibier de choix, à la fois esclave sexuelle, bonne à tout faire ou enfant-soldat. On tue, on égorge, on dépèce, on incendie, on brûle et on immole. Le pays entier est un charnier de cadavres sans tombes et de morts sans cimetière ! Les représentants locaux du gouvernement ont fui à Bangui et, seuls demeurent sur place, les chefs de terre et leurs chefs de village, témoins impuissants du carnage de leurs concitoyens.
Ils sont ainsi plusieurs chefs à périr dans l’anonymat, lorsqu’ils ne sont pas accompagnés dans la mort par les prêtres auprès desquels ils ont trouvé une illusoire protection en leur église, à Alindao, Mbaïki, Boda, Bangassou ou Fatima.
C’est dans ce contexte que Faustin-Archange Touadéra, qui préside aux destinées de la République centrafricaine comme chef de l’Etat depuis mars 2021, pour un deuxième et dernier mandat, peut être considéré comme le petit-fils de Batouala. En cette qualité, il a une querelle à vider et une palabre à trancher pour rassurer et réunir un peuple traumatisé.
– La querelle est celle des chefs.
Depuis la réforme des territoires, il existe deux catégories de chefs : les maires de communes, nommés par le gouvernement, et les chefs de village désignés par l’assemblée des anciens parmi les héritiers en ligne directe de l’ancêtre de la tribu ou du groupe ethnique.
Pour la première fois, si la constitution est respectée, les maires de communes devront être élus. Ces élections locales doivent se tenir au début de l’année 2002. Une fois élus, ces derniers éliront à leur tour les sénateurs qui vont constituer la chambre haute du parlement centrafricain.
Les chefs de village, qui disposent des pouvoirs politiques et spirituels liés aux traditions et coutumes du pays, sont ainsi écartés. Pourtant, ces coutumes et traditions, ce que les Japonais appellent l’ « amae », et les Grecs anciens « épistèmê », constituaient jusqu’ici le fondement de l’autorité des chefs de village dans leur rôle de juge coutumier et de médiateur de proximité. Il eût mieux valu que ce soit l’ensemble des chefs de terre et de village qui élisent les sénateurs.
– La palabre est celle des « boundjous » !
On se rappelle aussi, à l’occasion de la fête des ga’nzas, la palabre que déclencha le nommé Yabada à propos de la mévente du caoutchouc, en souhaitant le départ des « frandjés », quitte à s’allier aux « zalémans » !
Le vieux père de Batouala l’avait vivement
rabroué :
-
Yabada,
Yabadao !... Zalémans, frandjés, frandjés, zalémans : ne sont-ce pas
toujours des « boundjous ? » Alors, pourquoi changer ? Les
frandjés nous ont asservis. Nous connaissons maintenant leurs qualités et leurs
défauts. C’est déjà quelque chose, je te l’assure, bien que je n’ignore pas
qu’ils s’amusent de nous comme Paka, le chat sauvage, le fait d’une souris. Paka
finit presque toujours par dévorer la souris dont il se jouait. A quoi bon
souhaiter d’autres Pakas que ceux que nous avons, puisque nous devons, tôt au
tard, être tués et mangés ?
La palabre ci-dessus n’est pas close et Batouala reste d’actualité. Il suffit de remplacer Français et Allemands, par Français et Russes, pour retrouver la « guerre informative » actuelle entre Français, Russes et Centrafricains. C’est la nouvelle formule pour « palabrer tranquillement à coups de fusil ».
La violence des propos d’aujourd’hui n’est pas moindre que la virulence des mots d’hier.
Pour le gouvernement centrafricain, partagés entre la stratégie de la collaboration servile et la logique de la rupture totale, le choix est difficile et reste non assumé. D’où le risque, pour le pays, d’être dévoré par Ngoundé le caïman français, ou étouffé par Mamba le boa russe. Car à ne pas choisir ou penser par soi, on se fait esclave volontaire.
Pour échapper à cette situation, Yabada a une solution : « lorsque banziris, yakomas, gobous, sabangas, dacpas, enfin tous ceux qui parlent banda, mandjia, sango, ayant renoncé à leurs anciennes querelles … (seront) devenus frères » !
On aurait pu parier sur le prochain « Dialogue républicain », en cours de préparation, pour trancher cette palabre. Il n’en est rien ! D’un côté, par la voix du coordinateur général de la secte Talitha Kum, le régime du président Touadéra cherche à disqualifier les leaders politiques de l’opposition démocratiques, les accusant d’entretenir et de financer la rébellion armée. De l’autre côté, réfugiés au Tchad sous la houlette du général François Bozizé, les chefs des groupes armés alliés au sein de la Coalition pour le changement (CPC), ne font pas mystère de leur propension à fondre sur Bangui, avant les fêtes de fin d’année, comme une nuée de crickets portés par le vent du nord. La saison sèche qui débute en ce mois de décembre est propice à ce genre d’aventure, comme l’a déjà expérimenté le général Bozizé en décembre 2011 !
Ainsi donc, la Commission Vérité, Justice, Réconciliation, Réparation et Rapatriement à venir, qui en est, peu ou prou, à sa onzième édition, ne laisse rien présager de bon. En effet, les engagements pris et signés par les différents protagonistes des dix précédents dialogues, n’ont jamais été respectés à ce jour.
Pour cette dernière session, un nouvel échec serait inadmissible et ouvrirait la porte à toutes les dérives.
Paris, le 16 décembre 2021
Prosper INDO
Economiste,
Consultant international.
(1) – Il avait derrière lui les anciens, les
chefs et leurs capitas.
(2) – Une chronologie : Présence française
en Oubangui-Chari (1800-1966), in Sangonet.com.
(3) – Au cours d’une partie de chasse organisée
par ses soins pour se défaire de Bissibi’ngui, son protégé et néanmoins
courtisan de sa neuvième épouse favorite Yassigui’ndja, Batouala fut
mortellement blessé par une panthère. Il succomba à ses blessures après une
longue agonie.
(4) – A l’origine, cette dénomination était
destinée à qualifier le regroupement des quatre territoires de l’Afrique
équatoriale française en une seule entité politique, préfigurant l’union des
républiques d’Afrique centrale. Devant le refus des trois autres Etats concernés
(Tchad, Congo et Gabon), Barthélémy Boganda réserva cette appellation à la seule
Oubangui-Chari.
(5) – Créé en septembre 1949 par Barthélémy
Boganda, le mouvement d’évolution sociale en Afrique noire était en concurrence
avec trois autres partis politiques en 1958. En décrétant le MESAN parti unique,
l’adhésion devint obligatoire pour tous les citoyens, en particulier pour les
chefs de terre et de village qui furent embrigadés dans les instances locales du
parti. Bien que catholique de confession, David Dacko sera inhumé à sa mort dans
les rituels traditionnels des féticheurs Mbaka : le Bégon, danse du
transfert des pouvoirs du défunt à un de ses héritiers spirituels (lequel
devient le chef de famille), et le Mokenga, danse proclamant la grandeur du
guerrier.
(6) – Dans la nuit de la Saint Sylvestre 1965,
le président David Dacko, qui vient de reconnaître et nouer des relations
diplomatiques avec la République populaire de Chine, est renversé par un coup
d’Etat perpétré par le général Jean-Bedel Bokassa, chef d’état-major des armées
centrafricaines.
(7) – Le 22 septembre 1979, Jean-Bedel Bokassa
est chassé du pouvoir par l’armée française dans le cadre de l’opération
Barracuda, au profit de David Dacko. A la chute de Bokassa, Ange-Félix Patassé
et le général François Bozizé, respectivement ancien Premier-ministre et ancien
Aide de camp de Jean-Bedel Bokassa, se considèrent comme les dépositaires et
héritiers spirituels de l’ex-empereur ! Le retour de Dacko au pouvoir,
constitue à leurs yeux une usurpation de pouvoir. D’ailleurs, une fois élu en
1993, Ange Patassé n’aura de cesse de réclamer le départ du contingent militaire
français !
(8) – Miné par la maladie et une série de
manifestations organisées dans la clandestinité par le MLPC, mouvement de
libération du peuple centrafricain, animé par Ange-Félix Patassé, dont un
attentat terroriste à la bombe dans une salle de cinéma du quartier KM5, le
président David Dacko décrète l’état de siège et confie le pouvoir au général
André Kolingba. Contrairement à une légende tenace qui l'accuse de tribalisme,
le général Kolingba nommera successivement comme Premier-ministre Henri Maïdou,
Enoch Dérant Lakoué et Timothée Malendoma, et amènera au pouvoir à la tête du
RDC, le rassemblement démocratique centrafricain, des personnalités comme
Jean-Paul Ngoupandé, Joseph Mabingui, Laurent Gomina-Pampali, etc. Il trouvera
ses détracteurs parmi les siens : François Guéret et Zarambaud du MDI,
ainsi que François Péhoua de l’ADP. Auparavant, il s’est entouré d’un guide
spirituel, qui aura rang et prérogatives de ministre conseiller à la présidence,
lequel imposera la prière collective à chaque début de réunion du Conseil des
ministres !
(9) – Le général André Kolingba perdra le
pouvoir, au profit d’Ange-Félix Patassé, à la suite des élections
présidentielles de décembre 1992, la France l’ayant dissuadé de contester la
validité du scrutin. On se rappellera l’avertissement prophétique de
l’ex-empereur : « si vous élisez mon fils Patassé, il vous amènera la
guerre civile »! Condamné à la prison à vie, puis gracié par Kolingba après
10 années de détention, Bokassa terminera sa vie, vêtu de la bure ocre des
pénitents, en « apôtre du Christ ».
(10)
– Dès son
arrivée au pouvoir en janvier 1993, au prétexte qu’en Afrique noire un chef doit
être riche, Ange Félix Patassé se
fit verser par le Trésor public centrafricain, la faramineuse somme de 10
milliards de francs CFA, soit dix années d’un salaire de Premier-ministre, à
titre d’indemnisation de ses dix années d’exil au Togo ! Ainsi débute une
ère de gabegie et de corruption en tout genre, ponctuée de mutineries
militaires, de tentatives de coups d’Etat et se conclura par l’insurrection
militaire du général Bozizé. Partit du Tchad où il bénéficia d’un renfort de
troupes de l’armée tchadienne, «les Libérateurs », et de la logistique de
l’armée française. Elu président de la République en 2005 et réélu en 2010,
François Bozizé créera sa propre église pour en être le seul Pasteur, ce qui ne
l’empêche pas d’aller communier en l’église catholique ou d’assister à la prière
du Vendredi à la mosquée principale de Bangui, selon les circonstances du
moment. Il sera chassé du pouvoir en mars 2013 par la rébellion du groupe armé
Séléka !
(11)
– D’après Félix
Eboué, le groupe Mandjia comprend six sous-groupes : Mandjia proprement
dit, Baya, Gbia, Ali, Boudigri et Mbaka-Mandjia ; le groupe Banda est
constitué des Ndi, Togbo, Linda, Langbassi, Kreich et les Baïa. Les sous-groupes
étant eux-mêmes subdivisés en de multiples tribus. Cf. Les Peuples de
l’Oubangui-Chari. Essai d’ethnographie, de linguistique et d’économie sociale.
Société d’ethnographie de Paris, Bulletin semestriel, 15 juillet
1933.