Entretien :
n avis sur la CPI « N’oublions pas que 98 % des auteurs
de crimes de masse échappent à toute poursuite »
Le
Monde.fr
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Cette plate-forme bénéficie d’un financement de la Direction suisse du développement
et de la coopération (DDC). Rencontre avec Pierre Hazan, chef de projet de Justiceinfo.net et
conseiller spécial en matière de justice transitionnelle auprès du Centre pour
le dialogue humanitaire.
La
justice internationale n’a jamais été autant moquée pour son impuissance. Est-ce
aussi votre constat ?
Je
ne suis ni un ayatollah de la justice internationale ni un adepte d’une vision
cynique sur cette évolution des relations internationales. Je crois au contraire
que les choses sont infiniment plus nuancées. Omar Al-Bachir a une nouvelle fois
échappé au mandat d’arrêt de la
CPI, c’est vrai, mais il a quitté l’Afrique du Sud par un
aéroport militaire presque à la sauvette. De même, la position des pays
africains n’est pas monolithique à l’égard de la CPI. Les chefs d’Etat, en
particulier ceux qui redoutent d’être poursuivis, caricaturent la justice
internationale comme un nouvel impérialisme. Toutefois, d’autres pays ont
réclamé la saisie de la
CPI, comme l’Ouganda, de façon opportuniste contre les rebelles
de l’Armée du Seigneur, mais aussi la République démocratique du Congo,
la
République centrafricaine et le Mali.
Quel
est le bilan de la
CPI ?
Il
est mitigé. La cour a le mérite d’exister. Sa portée politique et symbolique est
immense, mais sa capacité d’action est faible et ses résultats sont maigres. Il
n’existe pas de police internationale pour procéder aux arrestations. Le
procureur est dépendant de la coopération des Etats pour constituer les dossiers
d’accusations. La
CPI est aussi liée au Conseil de sécurité de l’ONU, car lui
seul peut décider d’ouvrir une procédure si les pays concernés n’ont pas ratifié
le Statut de Rome. Avec le risque naturellement d’une instrumentalisation
politique de la justice internationale. En 2011, la CPI a ainsi inculpé l’ancien dictateur
libyen Mouammar Kadhafi avec une rapidité stupéfiante, alors qu’elle tarde à
agir sur la
Colombie, la
Géorgie, l’Irak, l’Afghanistan, l’Ukraine ou la Palestine, autant de
situations où elle a pourtant ouvert des pré-enquêtes, parfois depuis des
années.
Les
Palestiniens ont rejoint la
CPI pour qu’elle agisse contre Israël. Que faut-il en attendre
?
Les
Palestiniens veulent recourir à la justice internationale alors que le conflit
israélo-palestinien n’est pas terminé. C’est symptomatique de notre époque.
Auparavant, la justice intervenait une fois la paix revenue. Le droit n’a pas le
pouvoir de résoudre les conflits, pas plus que de prononcer une vérité
historique. Dans les conflits modernes, la justice est un terrain tout aussi
stratégique que le contrôle de l’espace médiatique. Les Palestiniens et
Israéliens tentent d’imposer chacun leur narratif. Les premiers dénoncent le
fait qu’ils sont victimes d’une occupation sans fin. Les seconds insistent sur
les tirs de roquettes du Hamas qui visent des populations civiles et la
nécessité de s’en protéger. Les décisions de la CPI sont potentiellement lourdes de
conséquences, bien au-delà du conflit israélo-palestinien. Plusieurs armées
occidentales sont engagées dans des conflits asymétriques, qui, à certains
égards, ressemblent au dernier conflit de Gaza. Elles ne veulent pas que les «
dommages collatéraux » qu’ils font subir aux populations civiles soient
assimilés à des crimes de guerre.
La
justice internationale ne reste-t-elle pas une arme des vainqueurs contre les
vaincus ?
C’était
déjà le cas au procès de Nuremberg contre les dignitaires nazis après
la Seconde
Guerre mondiale. A l’époque, seule une minorité d’Allemands y
adhérait. A partir des années 1960, ce procès a fait partie de la conscience
collective allemande. Les juges internationaux ne sont pas comme des cosmonautes
qui pourraient se libérer des lois de la gravité et opéreraient dans un
environnement totalement libre de toute interférence politique. Mais la justice
internationale n’est pas réductible au politique. Par ailleurs, n’oublions pas
que 98 % des auteurs de crimes de masse échappent à toute poursuite. Parfois,
les choses prennent un cours inattendu. En 1993, la France a été l’instigatrice de la
création du Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie (TPIY) pour parer
aux critiques contre la proximité de François Mitterrand avec les dirigeants
bosno-serbes. Ce qui devait rester un gadget de relations publiques a fini par
fonctionner. Au final, c’est le seul tribunal international à avoir pratiquement
jugé toutes les personnes qu’il avait inculpées, y compris le leader des Serbes
de Bosnie Radovan Karadzic et le général Ratko Mladic, aujourd’hui tous deux
poursuivis notamment pour les massacres de Srebrenica.
La
Suisse
vient d’arrêter l’ancien commandant des forces bosniaques de l’enclave
musulmane, Naser Oric, sur demande de la Serbie. Que pensez-vous de ce
renversement ?
Naser
Oric a été acquitté par le TPIY. Le tribunal avait estimé que des crimes de
guerre avaient bien été commis contre des civils serbes mais la chaîne de
commandement ne remontait pas jusqu’à lui. Aux autorités suisses d’estimer si le
dossier mérite d’être ouvert à nouveau sur la base de nouveaux
éléments.
Ce
principe de la compétence universelle qui permet à n’importe quel pays de juger
les crimes de génocide, de guerre ou des actes de torture n’a-t-il pas vécu
?
Dans
l’immédiat après-Guerre froide, il y a une brève période où le droit
international a été tenu par certaines comme une baguette magique qui pourrait
résoudre les conflits. Nous sommes revenus à une vision plus réaliste et surtout
plus modeste. Le défi qui se pose aujourd’hui, c’est d’élaborer des nouvelles
règles pour un monde qui n’a jamais été aussi interdépendant. Le principe de la
compétence universelle fait partie des réponses possibles, s’il est maîtrisé. Le
procès de l’ancien dictateur tchadien Hissène Habré, qui s’ouvre le 20 juillet
au Sénégal, en est, dans une certaine mesure, une application. C’est aussi un
processus semi-international puisque la cour a été mise en place par l’Union
africaine, ce qui aurait été impensable il y a vingt ans.
Ne
faut-il pas privilégier les procédures dans les pays concernés
?
Bien
sûr. La justice hors-sol n’est pas le meilleur moyen pour s’adresser à des
populations qui vivent à des milliers de kilomètres de La Haye! Le principal mérite de
la CPI est de
stimuler les pays à agir par eux-mêmes et de rester une cour du dernier recours.
Et regardez: on ne compte plus les initiatives de médiation locales, les
commissions vérité et réconciliation sur le modèle sud-africain. Pour les
sociétés qui tentent de sortir de conflits sanglants, l’essentiel est de trouver
les moyens de vivre à nouveau ensemble. Voilà la question centrale et la plus
intéressante à mes yeux. La réponse est d’ordre politique et judiciaire, mais
elle est aussi d’ordre presque intime. Car elle touche à la conception que
chacun a de la justice et de la dignité. Au-delà des concepts, n’oublions jamais
que ce qui est en jeu, c’est l’homme et sa capacité à vivre avec son
prochain.
Propos
recueillis par Simon Petite
Cette
interview a d’abord été publiée sur Le Temps.