En
Centrafrique, construire la réconciliation en s’inspirant du
Rwanda
Par
Pierre Hazan - Le Monde.fr Le 27.01.2016 à 19h02
Clément
Anicet Guiyama et Brigitte Izamo Balipou, conseillers politique et juridique de
la présidente centrafricaine Catherine Samba-Panza, déposent une gerbe au
Mémorial du génocide rwandais à Kigali, début janvier 2016. Pierre
Hanzan/LeMonde
Fin
2013 et début 2014, après les violences des milices Sélékas contre des
chrétiens, de sanglants pogroms anti-musulmans en Centrafrique
ont menacé de dégénérer
en génocide. Aujourd’hui, le pays tente de s’extraire de la violence, mais les
défis restent énormes. En matière de réconciliation, une délégation
centrafricaine vient de se rendre
au Rwanda
pour s’inspirer des juridictions gacaca ou « justice
sur le gazon ».
De
Kigali, il faut prendre
la route du sud vers le Burundi,
puis emprunter
pendant une demi-heure une piste en terre rougeâtre avant d’arriver à Rweru,
surnommé « le village de la réconciliation ». Ici, cinq cents
rescapés et génocidaires, ainsi que leurs enfants, vivent presque en huis clos.
John Giraneza est le chef du village. Il a une cinquantaine d’années, il boite,
mais a de l’énergie à revendre.
Après le génocide, John avait perdu le goût de vivre.
Finalement, en 2005, lorsque le village s’est construit à l’instigation
d’un prêtre fondateur de l’association Prison Fellowship, John est venu
s’installer ici. Il a suivi l’injonction du gouvernement rwandais et il a
pardonné.
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Puis
John est tombé amoureux. Il a épousé la fille du génocidaire qui a tué sa femme
et ses enfants : « Après le génocide, tu es seul, c’est très
difficile de partager
quoi que ce soit, sans enfants, sans parents. J’ai réappris à vivre.
En 2005, je suis venu ; j’ai enseigné qu’il fallait vivre à côté des
génocidaires et leur octroyer
le pardon. C’est difficile à faire.
Mais c’est aussi très difficile pour un génocidaire de demander
pardon aux familles de ses victimes. Pardonner,
c’est le seul chemin vers la liberté. »
Bourbier
de la haine
Ces
mots parlent aux membres de la délégation centrafricaine conduite par deux
conseillers de la présidente Catherine Samba-Panza, et formée d’anciens
combattants, de personnalités
religieuses, de magistrats et de membres de la société civile. La violence, les
exactions, la spirale de la haine et de la vengeance, les proches assassinés,
les maisons pillées, chacun d’entre eux connaît cela de beaucoup trop près. En
décembre 2013 et en janvier 2014, les Nations unies avaient sonné
l’alerte – comme elles le font aujourd’hui pour le Burundi – qualifiant les
exactions en Centrafrique de « pré-génocidaire ». En septembre
et octobre 2015, de nouvelles flambées de violence se sont produites dans
la capitale, Bangui. Un membre de la délégation n’a eu la vie sauve que parce
qu’il n’était pas chez lui, mais les tueurs ont égorgé son neveu. D’autres ont
vu leur maison brûler.
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l’assassinat d’un musulman fragilise la réconciliation prônée par le
pape
La
société centrafricaine reste polarisée entre des musulmans qui estiment être
discriminés, et la majorité chrétienne qui affirme avoir
été envahie par des combattants tchadiens et soudanais, avec la complicité des
musulmans locaux. Alors, comment s’extraire de ce bourbier de la haine en
Centrafrique ? Que doivent attendre
les Centrafricains de la justice internationale et de la Commission vérité,
justice, réconciliation et réparation qui doit être prochainement mise sur pied
dans leur pays ?
C’est
pour répondre
à ces questions que la délégation centrafricaine a fait le voyage,
à la mi-janvier, au Rwanda, à l’instigation du Centre
pour le dialogue humanitaire (CDH), une organisation de diplomatie
privée basée à Genève, spécialisée dans la médiation des conflits politiques, et
de son partenaire local, Aegis Trust.
Heure
cruciale
Aux
rescapés et aux ex-génocidaires de Rweru, Clément Anicet Guiyama, également
porte-parole de la présidence, dit son admiration en même temps qu’il mesure la
puissance du déni à surmonter
dans son pays : « En Centrafrique, nous n’avons pas encore franchi
le dépassement des haines et de l’esprit de vengeance. Comment faire pour que
les bourreaux avouent, alors que souvent, chez nous, ils disent ne rien avoir
à se reprocher ? »
Dans
quelques semaines, après les élections en Centrafrique, un nouveau président
sera élu. Charge ensuite à lui de commencer
les travaux d’Hercule : reconstruire
le pays, refaire l’unité brisée, réconcilier
des populations divisées, désarmer
les groupes armés
qui contrôlent encore largement un territoire deux fois plus grand que la France,
réinstaurer l’Etat de droit, relancer
l’économie…
Un
chantier gigantesque. Des premiers pas dans la reconstruction du pays ont déjà
été accomplis. En juin 2014, les groupes armés ont signé l’accord de
Brazzaville où ils s’engageaient à renoncer
à la violence – sans souvent y souscrire.
Puis, début 2015, de vastes consultations populaires se sont tenues ;
enfin, en mai 2015, le Forum national de Bangui a adopté un pacte
républicain destiné à construire
la paix et la réconciliation nationale. Il prévoit notamment la création d’une
commission vérité, avec la recommandation de s’inspirer des juridictions
gacaca. Littéralement « la justice sur gazon » que le Rwanda a
pratiquée dix ans après le génocide. Devant des assemblées villageoises,
120 000 génocidaires emprisonnés depuis 1994 avaient été invités à reconnaître
leur crime en échange d’un pardon et d’une libération immédiate, sauf pour les
planificateurs et les responsables du génocide.
« Ce
n’est pas comme si tu avais volé du bétail »
Christopher
fut l’un de ces anonymes de la machine génocidaire. Il vit aussi à Rweru. Comme
tant d’autres, il a témoigné devant les juridictions gacaca. Il s’exprime
après Marie, une rescapée qui a survécu car « Dieu l’a protégée pour
qu’elle témoigne ». Christopher raconte son parcours à la délégation
centrafricaine : « Je suis l’un de ceux qui ont tué la famille
de Marie. J’ai été emprisonné. Je ne voulais pas au début demander pardon.
J’avais peur. Peur que l’on me tue. Finalement, le temps est venu. Je lui ai
écrit, mais je l’évitais au village. Un jour, je me suis décidé à franchir
le pas. Je suis allé chez elle. Marie n’était pas là. Je suis revenu à plusieurs
reprises. Elle ne m’a pas pardonné tout de suite. Il a fallu du temps. Ce n’est
pas facile de demander pardon. Tuer,
ce n’est pas comme si tu avais volé du bétail. Maintenant, nos enfants jouent
ensemble. Maintenant, tu ne peux plus savoir
qui a tué et qui a été victime. »
Christopher
est devenu le parrain du petit-fils de Marie. Après les témoignages viennent la
musique et la danse, comme un acte de volonté. « Le dernier acte du
deuil, c’est la joie, car la joie, c’est la vie », dit un rescapé. Les
Centrafricains, d’habitude si prompts à rire,
restent dans leurs pensées : les propos qu’ils viennent d’entendre
résonnent encore en eux. Cette réconciliation est-elle aussi profonde qu’elle
paraît ? Puis, Emotion Namsio, l’ancien porte-parole des sinistres milices
anti-Balaka témoigne : « Moi
aussi, j’ai été victime. Onze membres de ma famille ont été brulés vifs, ma
maison a été détruite, je voulais me venger,
c’est pour cela que j’ai rejoint les anti-balaka. Puis, j’ai été arrêté, j’ai
passé quinze mois en prison. Aujourd’hui, je me demande à quoi sert la
vengeance ? Où mène-t-elle ? Je veux apprendre
la réconciliation. »
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pape dénonce « la haine aveugle que le démon déchaîne »
Les
juridictions gacaca peuvent-elles inspirer
les Centrafricains ? Brigitte Izamo Balipou, conseillère juridique de la
présidente, le croit d’autant plus qu’elle a compris les limites de la justice
internationale au Rwanda : en vingt et un ans de procédures,
8 milliards de dollars (7,3 milliards d’euros) et seulement 72
génocidaires ont été condamnés. « Nous devons redécouvrir
les mérites de l’arbre à palabres pour nos frères et nos sœurs enterrés dans les
fosses communes, et pour nous-mêmes. Nous devons faire la paix avec les morts et
entre les vivants. » Mais, dans une Centrafrique où les violences
peuvent resurgir
à tout moment, le temps presse pour agir.
Déterminer
le mandat de la future commission vérité. Trouver
le bon équilibre entre la justice et le pardon. Répondre
aux énormes attentes de la population
en matière de réparation alors que l’Etat ne vit que de la charité
internationale…
Pacte
de non-agression
Mais
le Rwanda, pays des Mille Collines, n’est pas la Centrafrique. En Centrafrique,
il n’y a pas de vainqueur militaire, pas d’Etat fort, pas de sécurité, pas de
population disciplinée qui répond à un président visionnaire à la poigne de fer.
Il n’y a que d’énormes défis à relever,
dont le désarmement des milices et le redéploiement de l’Etat sur tout le
territoire constituent le hors-d’œuvre. Mais il y a aussi le côté lumineux de la
Centrafrique : après les atrocités, la soif de paix parmi la population n’a
jamais été si forte.
Lire
aussi : La misère,
obstacle à la paix en Centrafrique
Des
signes encourageants se multiplient. Ousmane Ali, président de la communauté
musulmane dans le PK5, l’enclave musulmane à Bangui, va signer
à son retour du Rwanda « un pacte de non-agression et de
réconciliation » avec ses voisins chrétiens du quartier de Boeing dans
le 4e arrondissement : « Depuis deux ans, nous enterrons
nos morts où nous pouvons. Cet accord nous donnera accès à notre cimetière. Les
milices anti-Balaka ne mettront plus d’entraves et, de notre côté, nous nous
rendrons sans arme au cimetière. Le marché et les écoles seront ouverts à
nouveau. »
Au
moment de rentrer
dans leur pays, les membres de la délégation centrafricaine repartent dynamisés
et avec l’envie de partager leur expérience rwandaise. Ils repartent convaincus
que si ce pays a pu se reconstruire après l’abîme d’un génocide, la Centrafrique
pourra elle aussi se relever. Qu’elle devra trouver
son propre modèle de réconciliation en fonction de son histoire
et de sa situation spécifique. Ainsi que dit l’imam Kobine Layama, président de
la Communauté islamique centrafricaine : « Les dents peuvent mordre
la langue, mais la langue et les dents sont condamnées à vivre ensemble. »
Lire
aussi : Centrafrique :
fausses promesses et véritable occasion de justice
Pierre
Hazan
est conseiller
spécial en matière de justice transitionnelle pour le Centre pour le dialogue
humanitaire (Genève), et conseiller éditorial de
justiceinfo.net.
http://www.lemonde.fr/afrique/article/2016/01/27/en-centrafrique-construire-la-reconciliation-en-s-inspirant-du-rwanda_4854378_3212.html