Politique étrangère - Discours de Laurent Fabius à
l’IRIS Sup (Paris, 20 mai 2015)
Le ministre des affaires étrangères, M. Laurent Fabius à L'IRIS, le 20 mai 2015. Crédit photo: sangonet.com
Monsieur
le Directeur,
Mesdames
et Messieurs les enseignants et les
enseignants-chercheurs,
Mesdames
et Messieurs les étudiantes et les étudiants de l’IRIS Sup, chers
amis,
Il y a
quelques mois, votre Directeur Pascal Boniface, que je connais et apprécie, m’a
invité à m’exprimer devant vous sur les enjeux de la diplomatie française – je
l’en remercie.
C’est
l’occasion de témoigner de mon soutien à votre institution, qui présente la
particularité de regrouper un centre de recherches, l’IRIS, et un lieu
d’enseignement délivrant des diplômes, l’IRIS Sup. Ce dispositif est peu répandu
parmi les « think tanks » français spécialisés en relations
internationales – je crois même que vous êtes les seuls dans ce cas. C’est
dommage : pour les 300 étudiants formés chaque année dans votre école, la
proximité d’un centre de recherches à l’excellence reconnue constitue, à
l’évidence, un atout. Etréciproquement. Ce modèle contribue d’ailleurs à votre
attractivité internationale, puisque vous accueillez, je crois, 20% d’étudiants
étrangers – certains sont sans doute présents aujourd’hui, jeles salue et leur
souhaite la bienvenue en France.
J’en
viens au sujet de notre conférence. J’ai vu que le sujet de cette année pour
l’épreuve écrite de philosophie à l’Ecole Normale Supérieure avait fait parler
de lui dans la presse et sur les réseaux sociaux. Ce sujet, laconique, tenait en
un mot : « Expliquer ». Celui que Pascal Boniface m’a
assigné aujourd’hui – « Les enjeux de la diplomatie française »
– s’en rapproche : sobre sur la forme, vaste sur le fond.
« Imperatoria brevitas », dit-on en latin, cette belle langue.
Je ferai de mon mieux pour l’aborder. Et je serai heureux de répondre ensuite à
quelques questions.
***
Quelques
mots, d’abord, pour tracer les contours du monde dans lequel évolue notre
diplomatie. Je souligne souvent que nous ne vivons pas seulement une crise, ou
une série de crises, mais un véritable changement de
monde.
La
première caractéristique de ce changement, c’est une hiérarchie nouvelle des
puissances. Avant la Première Guerre mondiale, l’Europe dominait la planète. Au
20e siècle, les Etats-Unis ont pris le relais. Demain, les Etats-Unis garderont
bien sûr une place importante, mais le 21e siècle sera probablement dominé par
les anciens ou nouveaux géants que sont la Chine, les Etats-Unis, l’Europe,
l’Inde et le Brésil – sans oublier les grands Etats du continent africain, comme
l’Afrique du Sud ou le Nigéria. Aujourd’hui, trois pays européens se situent
parmi les six premières puissances économiques mondiales ; en 2030,
l’Europe oui, mais probablement plus aucun pays européen pris isolément. Et en
2050, parmi les trente premières économies, une vingtaine seront des pays dits
« émergents », en réalité « émergés ». On assiste donc à un
bouleversement de la géographie mondiale de la puissance – ce qui nécessite
d’ailleurs une réorganisation de la présence diplomatique française, évolution
que je mets en œuvre depuis 2012.
Deuxième
caractéristique de ce changement planétaire : la modification du
fonctionnement du système international. Nous ne sommes plus dans le monde
bipolaire de la Guerre froide, ni dans le monde unipolaire de l’après-Guerre
froide, dominé – pendant une période assez courte, après la chute du Mur de
Berlin – par une seule puissance, les Etats-Unis d’Amérique. Sommes-nous pour
autant, comme on l’entend parfois, dans un monde multipolaire organisé ?
Pas ou pas encore. Nous vivons aujourd’hui dans un monde que je qualifie plutôt
de « zéro-polaire »ou d’« apolaire » – même s’il existe des
pays manifestement plus influents que d’autres –, car aucune puissance ou
alliance de puissances ne peut, à elle seule, résoudre l’ensemble des crises
auxquelles la planète est confrontée. La volonté politique de la France est
d’agir pour faciliter l’émergence d’un monde multipolaire organisé, régulé par
le droit, mais ce but est encore loin d’être atteint– on le constate notamment
dans les difficultés persistantes de la communauté internationale face aux
crises, comme en Syrie ou en Libye.
A cette
« dépolarisation » s’ajoute une autre évolution majeure :
la« dispersion » de la puissance. Certes, ni les acteurs non
étatiques, ni les groupes armés autonomes ne constituent de nouveaux venus dans
le système international. Mais avec AQMI, Boko Haram et surtout Daech, le défi
lancé aux Etats, aux frontières, aux organisations internationales, au système
westphalien dans son ensemble, a atteint dans la période récente une ampleur
sans précédent. Nombre d’Etats en Afrique et au Moyen-Orient
s’affaiblissent ; leur autorité politique est sapée par des problèmes
économiques, par l’affirmation d’identités séparées et même par des guerres
civiles– sans que ces Etats connaissent pour autant un effondrement complet. Ils
deviennent la proie de groupes armés et de réseaux transnationaux. La prise de
Mossoul en Irak par Daech, en juin 2014, restera l’une des expressions
spectaculaires de ce phénomène.
Dépolarisation du monde, dispersion de la puissance.
La conjugaison de ces tendances conduit à une situation globale que je résumerai
ainsi : davantage de forces à contrôler et moins de forces pour les
contrôler. Ce constat contribue à expliquer que le monde actuel, à certains
égards « post-westphalien », soit un univers de turbulences, de
menaces, d’instabilité – un monde qui suscite dans l’opinion un sentiment
légitime d’inquiétude.
***
Face à ce
monde chaotique et assez nouveau, rien ne serait pire pour la France que de se
laisser ballotter au gré des événements, sans disposer d’un cadre d’action clair
et cohérent. C’est pourquoi, en accord avec le Président de la République, j’ai
fixé à notre diplomatie quatre priorités : la paix et la sécurité ;
l’organisation et la préservation de la planète ; la relance et la
réorientation de l’Europe ; le rayonnement et le redressement économique de
notre pays. Chaque fois que nous avons des décisions de politique étrangère à
prendre, c’est à cette « boussole » que constituent nos quatre
priorités que nous nous référons. Quelques mots sur chacune d’entre
elles.
Paix et
sécurité, d’abord. C’est l’objectif le plus évident : face à l’accumulation
des dangers et des crises sécuritaires, la France est et doit être une puissance
de paix. La paix ne signifie pas le pacifisme, ni la sécurité la neutralité.
D’où telle intervention militaire, lorsque nous la jugeons indispensable et
possible, et qu’elle est conforme au droit international. Ce fut le cas au Mali
et en Centrafrique en 2013, interventions destinées à éviter à ces Etats un
basculement dans le chaos et à restaurer leur sécurité. C’est le cas aujourd’hui
dans la bande saharo-sahélienne, avec depuis août les 3000 hommes de l’opération
Barkhane déployés pour empêcher que cette zone ne devienne un sanctuaire du
djihado-terrorisme. C’est le cas également en Irak depuis septembre 2014 avec
l’opération Chammal, dans le cadre d’une Coalition internationale, afin de
lutter – difficilement – contre l’expansion territoriale de Daech. Ces
interventions ont servi et servent la paix et la sécurité internationales – pas
uniquement, j’y insiste, dans les régions où nous engageons nos forces, mais
dans l’ensemble du monde, y compris sur notre propre territoire. Car n’oublions
pas que les terroristes qui agissent dans ces zones ne connaissent pas les
frontières. Dans le monde actuel, se replier ne signifie pas ou plus se
protéger.
Au-delà
de ces interventions, l’engagement pour la paix et la sécurité guide l’ensemble
de nos choix de politique étrangère. Là aussi, quelques exemples. Face à la
crise ukrainienne, c’est pour stopper la spirale de la guerre et pour créer les
conditions d’un retour à la paix que nous avons, avec l’Allemagne, d’abord en
juin 2014 proposé le « format Normandie », puis en février 2015 agi
pour la signature des accords de Minsk 2, qui ont permis une certaine
désescalade. Aujourd’hui, nous en suivons attentivement l’application sur le
terrain, en lien étroit avec l’OSCE. C’est également dans un souci de sécurité
européenne que la France a suspendu la livraison des navires Mistral à la
Russie : choix qu’imposait la spécificité de la
situation.
S’agissant des discussions sur le nucléaire iranien,
la ligne adoptée par la France est guidée par cette même exigence de paix et de
sécurité : notre volonté est de parvenir à un accord – mais un accord
robuste, vérifiable, qui écarte l’accès de l’Iran à la bombe atomique et empêche
la prolifération nucléaire dans cette région éruptive. C’est cette position que
la France a défendue avec constance – à Genève en 2013, à Vienne en 2014, à
Lausanne en mars dernier – et que nous continuerons à défendre dans la dernière
ligne droite des négociations d’ici fin juin, portant sur le texte et ses
annexes. Cela signifie concrètement que nous demandons : une vraie
transparence pour prévenir les activités de militarisation ; un accès
rapide des inspecteurs de l’AIEA à tous les sites concernés ; des
engagements précis sur les activités d’enrichissement autorisées pour la durée
de l’accord, incluant une réduction phasée du nombre de centrifugeuses dans le
site souterrain de Fordow ; un mécanisme efficace de retour des sanctions
en cas de non-respect par l’Iran de ses engagements. Notre attitude dans ce
dossier n’est pas, contrairement à ce que j’entends parfois, négative ;
elle est vigilante et exigeante, ce qui est légitime compte tenu des enjeux pour
la sécurité internationale.
La
recherche d’une paix durable, c’est aussi le souci de la diplomatie française
face au conflit israélo-palestinien, toujours recommencé. En dépit des
difficultés qui sont grandes, nous ne renonçons pas : nous poursuivons nos
efforts, en particulier aux Nations unies, en vue d’une relance et d’une
conclusion des négociations. Nos objectifs sont clairs : obtenir une
résolution du Conseil de Sécurité qui définisse les paramètres et le calendrier
de la négociation ; mobiliser la communauté internationale – Union
européenne, Ligue arabe, membres permanents du Conseil de Sécurité – pour aider
les deux parties à conclure.
En Irak
et en Syrie, la même exigence de paix et de sécurité nous conduit à continuer
notre mobilisation pour défaire Daech et l’empêcher de constituer un foyer
durable du terrorisme international. En Irak, nous constatons que, comme
partout, la solution n’est pas uniquement militaire : parallèlement à
l’opération Chammal, nous appuyons la démarche de rassemblement initiée par le
Premier ministre Al-Abadi, démarche qui doit être amplifiée car elle est la
condition d’un Irak « inclusif », stable et pacifié, et d’une victoire
sur les terroristes. En Syrie, ni Bachar al-Assad ni les djihado-terroristes de
Daech ou de Jabhat al-Nosra ne peuvent incarner l’avenir du pays. Nous
souhaitons que dans ce pays soit trouvé un accord politique entre d’une part des
éléments du régime et d’autre part l’opposition modérée – un accord qui devra
respecter toutes les communautés et tous les habitants. Il est déjà bien tard.
Nous agissons avec nos partenaires arabes et américains, ainsi qu’avec les
Russes.
Enfin,
ces efforts diplomatiques pour la paix et la sécurité, la France les mène
également en Afrique. En Libye – sujet d’inquiétude majeur, sur lequel j’ai
alerté la communauté internationale dès 2013 –, nous soutenons les négociations
menées par les Nations Unies pour aboutir à la formation d’un gouvernement
d’union nationale, qui permette de lutter contre le terrorisme et de restaurer
la stabilité. Dans la lutte contre Boko Haram, ces faux religieux mais ces vrais
criminels, nous nous sommes mobilisés les premiers – la France a organisé un
sommet à l’Elysée dès mai 2014 – et nous avons mobilisé la communauté
internationale pour aider les Africains à agir. Au Mali, nous avons soutenu les
efforts visant à la signature, par les diverses parties, de l’accord entre le
gouvernement de Bamako et les groupes du Nord – un accord important pour
l’établissement d’une paix durable.
La leçon
de ces exemples divers est claire. Face aux crises internationales, et dans les
régions troublées du monde, notre diplomatie agit selon une ligne que nous
voulons cohérente : favoriser la paix et la sécurité.
La
deuxième priorité de notre politique étrangère, c’est l’organisation de la
planète et sa préservation. Organiser la planète, cela signifie notamment
promouvoir une société internationalement mieux régulée, sur les plans
politique, économique, social et environnemental. La France plaide pour le droit
international et le système multilatéral – c’est un trait majeur de notre
diplomatie, au-delà des alternances politiques. Cette confiance est ancrée dans
l’histoire de France, dans son inspiration profonde. D’où notre appui constant à
l’ONU : 70 ans après leur création, et malgré les insuffisances, les
Nations Unies demeurent ce lieu unique où la communauté internationale s’efforce
de résoudre les crises, de faire respecter les droits de l’homme et le droit
international humanitaire, de s’accorder sur une vision commune du développement
et de l’avenir de la planète. Parce que nous croyons en l’ONU, nous plaidons
pour des réformes qui la rendraient plus représentative et plus efficace. Nous
souhaitons un élargissement des membres permanents du Conseil de Sécurité qui
donnerait, notamment, une place accrue aux pays émergents. Nous défendons aussi
une initiative originale – certains disent utopique, mais les utopies
d’aujourd’hui peuvent être les réalités de demain– : nous proposons que les
cinq membres permanents du Conseil de Sécurité suspendent volontairement leur
utilisation du droit de veto en cas de crimes de masse, afin – songeons au drame
syrien – d’éviter une paralysie du Conseil. Organiser la planète, c’est aussi
poursuivre, malgré les contraintes budgétaires, notre mobilisation en faveur de
l’aide au développement et de la solidarité, comme nous l’avons fait par exemple
pour lutter contre l’épidémie Ebola en Afrique de l’Ouest.
Nous
voulons donc une planète mieux organisée, mais aussi une planète préservée.
C’est l’enjeu majeur de la diplomatie française en 2015, celui du quinquennat et
peut-être du monde entier. En décembre, la France accueillera la 21e Conférence
des Nations Unies sur le changement climatique, la COP 21. Ces COP – comme
« Conference of Parties » – ont lieu chaque année, mais la COP
21 revêt une importance particulière : l’objectif est de parvenir à un
accord universel, différencié, juridiquement contraignant, limitant l’élévation
de la température moyenne de la planète à 2° C ou 1,5° C par rapport aux niveaux
préindustriels. Au-delà de ces seuils, l’humanité serait en effet contrainte de
vivre sur une planète « climato-déréglée », avec de redoutables
conséquences : une recrudescence des phénomènes climatiques extrêmes, comme
les sécheresses ou les typhons, affectant notamment les pays déjà les plus
vulnérables ; la disparition de certains territoires habités en raison de
l’élévation du niveau des mers, comme les petits Etats insulaires du Pacifique
ou un nombre important de zones côtières ; des effets dramatiques sur la
santé publique et la sécurité alimentaire ; des coûts considérables pour
nos économies ; des menaces envers la paix, avec des risques accrus de
conflits pour les ressources rares et des mouvements massifs de population,
sources de tensions sécuritaires. Bref, ce qui est en jeu, c’est tout simplement
notre capacité à habiter nous-mêmes et à léguer aux générations futures une
planète qui demeure vivable. Notre responsabilité est grande, car nous sommes la
première génération à prendre pleinement conscience de la gravité du problème,
mais la dernière à pouvoir encore agir efficacement.
C’est
pourquoi la COP 21, qui se tiendra dans moins de 200 jours, constitue une
échéance cruciale pour notre avenir commun. La tâche est très complexe : il
s’agit de mettre d’accord 195 pays – 196 parties avec l’Union européenne – sur
des sujets majeurs, qui engagent leur développement à long terme. Mon rôle en
tant que futur président de cette conférence, c’est d’écouter chacun, de faire
converger les points de vue, de faciliter les compromis, tout en conservant un
niveau élevé d’ambition, car sans accord ambitieux, nous ne serions pas à la
hauteur des enjeux. L’objectif, si on le résume, consiste à définir une
trajectoire mondiale crédible de transition vers des économies moins
consommatrices en carbone. Avec le Président de la République, très engagé sur
cette question, et avec l’appui de mes collègues du Gouvernement, je suis
pleinement mobilisé pour permettre un succès.
A cet
égard, on me pose souvent la question : à quoi reconnaîtra-t-on un succès
de la COP21 ? Ce que nous cherchons à construire – et cette vision est de
plus en plus partagée, je l’ai encore constaté ces derniers jours à Berlin, où
je coprésidais avec l’Allemagne le « Dialogue de Petersberg » sur le
climat, qui réunissait une grande partie de mes homologues étrangers – :
c’est ce que j’appelle l’« Alliance de Paris pour le climat ». Elle
repose sur quatre piliers : un accord intergouvernemental, universel,
différencié et juridiquement contraignant ; des contributions nationales,
c’est-à-dire des engagements prévisionnels, de tous les Etats, à la fois sur la
réduction des émissions de gaz à effet de serre et sur l’adaptation aux effets
du dérèglement climatique ; un volet financier et technologique, essentiel
pour garantir l’efficacité et l’équité de l’accord ; enfin, et c’est une
innovation par rapport aux négociations précédentes, des engagements
complémentaires des acteurs non gouvernementaux – les villes, les régions, les
entreprises, les associations, la société civile –, ce que nous appelons
« l’Agenda des solutions ». Y parviendrons-nous ? Je reprendrai
volontiers la formule de Blum : « Je le crois parce que je
l’espère ». Peut-être aurai-je l’occasion de revenir sur ce sujet lors
des questions.
J’en
viens à la troisième priorité de notre diplomatie : la relance et la
réorientation de l’Europe. Dès 2012, nous avons fait le constat que, pour
répondre à la fois à la situation objective de l’Europe et à la désaffection
croissante de ses peuples, des changements importants étaient nécessaires dans
l’orientation des politiques européennes. Dans notre pays, une majorité de nos
concitoyens considèrent avec raison l’Europe comme l’échelon adéquat pour
répondre aux grands défis qui se posent à nous – économie, terrorisme,
diplomatie, migrations, pollutions–, mais jugent dans le même temps l’action de
l’Europe insuffisamment efficace. Ce qui signifie que, contrairement à ce qui
est parfois soutenu, l’euroscepticisme constitue dans bien des cas moins un
rejet de principe de l’Europe qu’une défiance envers les capacités d’action
concrète de l’Union. C’est à ce défi que nous devons
répondre.
Depuis
mai 2012, des avancées incontestables sont intervenues, souvent à notre
initiative ou conformément à nos orientations. La politique économique
européenne a connu depuis plusieurs mois une réorientation importante :
alors qu’il était jusque-là question principalement – certains diraient
exclusivement – de consolidation budgétaire et de surveillance, les enjeux de
croissance et d’investissement se trouvent désormais davantage au cœur des
priorités. Les interventions de la Banque centrale européenne, l’euro moins
cher, la mise en œuvre du « plan Juncker » de 315milliards d’euros,
l’achèvement de « l’Union bancaire » qui permet de mieux réguler la
finance : tout cela est positif et a été possible notamment grâce à la
demande française d’une réorientation de l’action européenne vers la croissance,
l’investissement et l’emploi. Mais ces avancées sont encore insuffisantes et
trop peu perçues par l’opinion. L’Union doit aller plus loin, dans au moins
trois directions.
D’abord,
simplifier : nous proposons d’améliorer le fonctionnement de l’Union
européenne sans pour autant réviser les traités et nous voulons, dans le
prolongement du travail de simplification accompli en France, faciliter l’action
des entreprises et des citoyens dans le cadre européen.
Ensuite,
protéger : l’Union doit répondre à la menace terroriste quand elle
constitue le bon échelon – c’est le cas de Schengen, qui doit être renforcé avec
la mise en place d’un « Passenger Name Record » (PNR)
européen ; c’est le cas également de la politique de défense européenne,
que nous devons essayer de faire avancer lors du Conseil européen de juin, afin
de répondre aux menaces qui se développent hors du territoire de l’Union.
Protéger, c’est aussi mettre en œuvre une politique migratoire qui réponde aux
défis actuels : lutter de manière rigoureuse contre les trafiquants d’êtres
humains, accueillir dignement les migrants et faire la distinction entre ceux
auxquels l’asile doit être accordé et les migrants irréguliers, pour lesquels
une politique de retour doit être appliquée ; aider au développement des
pays-sources.
Développer précisément, enfin. Cela signifie d’une
part achever de consolider la zone euro : la France fera, avec l’Allemagne,
des propositions visant à renforcer le pilotage économique de la zone, ce qui
implique des efforts de convergence en matière de fiscalité et de standards
sociaux. Cela signifie d’autre part mettre en place des politiques ambitieuses
sur les grands défis de demain – je pense par exemple au numérique, à l’énergie,
au climat, aux pays pauvres.
Sur
l’ensemble de ces sujets, la France a pris et prend des initiatives. Nous
agissons dans le cadre d’un dialogue permanent avec notre partenaire allemand,
avec qui nous entretenons une relation privilégiée. Dans la plupart des cas,
nous adoptons une position commune, ce qui constitue un levier puissant pour
l’action européenne. Et lorsque nos visions ou nos intérêts divergent – ce qui
peut arriver –, nous n’hésitons pas à faire valoir notre propre point de
vue.
Dans les
mois qui viennent, des débats importants auront lieu sur l’orientation de
l’Europe, en lien avec les propositions que le nouveau Gouvernement de M.Cameron
a prévu de formuler. Nous les examinerons en gardant à l’esprit un principe
simple : oui aux améliorations, non au démantèlement de l’Union. Je l’ai
dit à nos amis britanniques : pour la France, la place du Royaume-Uni se
situe dans l’Union européenne – mais une Union qui reste fidèle à ses principes
fondateurs et ne renonce pas à ses ambitions.
La
quatrième et dernière priorité de notre politique étrangère concerne le
rayonnement et le redressement économique de notre pays. Dès 2012, j’ai fait de
la diplomatie économique l’une des priorités de l’action du Quai d’Orsay.
D’abord parce que, dans la situation économique que connaît la France, chaque
ministère, chaque secteur de l’action publique doit apporter sa pierre au
redressement. Ensuite parce que, sans amélioration de notre compétitivité
économique, gravement détériorée dans la période récente, notre position
internationale s’étiolerait et serait à terme menacée : dans le monde
actuel, je le constate, l’influence politique ne peut pas être durablement
déconnectée du poids économique. J’ai donc lancé une série de réformes pour
renforcer notre diplomatie économique : rapprochement avec les entreprises,
réorganisations internes au Ministère, instructions précises à nos ambassadeurs,
nomination de représentants spéciaux dans des pays stratégiques, création de
nouveaux opérateurs unifiés – Business France, agence chargée de soutenir nos
entreprises à l’export et d’attirer les investisseurs étrangers sur notre
territoire, Expertise France, regroupant l’expertise à l’étranger de toutes les
administrations –, et élargissement du périmètre du Quai d’Orsay, devenu en 2014
le Ministère des Affaires étrangères et du Développement international,
dont les missions s’étendent désormais au commerce extérieur et à la promotion
du tourisme. Aujourd’hui, nous percevons les premiers résultats de ces réformes,
positifs mais qui doivent encore être améliorés.
Au-delà
de la dimension économique, j’ai souhaité que notre diplomatie investisse
l’ensemble des champs de l’action extérieure de l’Etat. La culture, bien sûr,
vecteur considérable d’influence et de rayonnement pour la France, en raison de
la richesse de notre patrimoine et du dynamisme de notre création : c’est
le rôle de nos Instituts français, en lien avec les Alliances françaises, de
développer avec ambition notre action culturelle à l’étranger.
L’éducation : notre réseau d’enseignement à l’étranger, qui est le premier
au monde, constitue un atout formidable à la fois pour nos compatriotes vivant à
l’étranger et pour le rayonnement de notre modèle éducatif, de notre langue, de
notre culture, de nos valeurs. La francophonie : aujourd’hui, près de 230
millions de personnes parlent français ; dans quelques décennies, on estime
qu’il y en aura 750millions grâce à la croissance de l’Afrique – c’est à la fois
un réservoir d’influence et un potentiel économique que la France doit mieux
exploiter. Je pourrais citer d’autres domaines : la science, le sport, la
gastronomie… Bref,j’ai le souci constant, à la tête du Quai d’Orsay, de mener
une diplomatie globale. Pour une raison simple : l’influence de la France
dans le monde est multiforme, notre rayonnement s’appuie sur des secteurs très
divers ; c’est le rôle de notre diplomatie de traduire cette globalité en
actes.
Aujourd’hui, notre pays dispose donc d’un vrai
ministère de l’action extérieure de l’Etat, qui s’étend au-delà des questions
strictement stratégiques et politiques et qui élargit le cœur de métier
diplomatique traditionnel. Pour la première fois, le Quai d’Orsay dispose de
tous les leviers pour mener une diplomatie globale. C’est une des
caractéristiques majeures de ce « Ministère des Affaires étrangères du 21e
siècle » que nous sommes en train de mettre en place. Ces réformes sont, je
crois, utiles pour l’efficacité de notre diplomatie et pour l’influence de notre
pays. J’ai bon espoir que ce dispositif s’enracine de manière pérenne, au-delà
des évolutions de la vie politique.
***
Mesdames
et Messieurs,
Telles
sont les quatre priorités de notre diplomatie. Elles sont servies par des
personnels extrêmement compétents, attachés à leurs missions, assurément une des
meilleures administrations françaises. On me demande parfois si, au-delà de ces
grandes lignes, un principe oriente l’ensemble de notre action extérieure. Si je
devais n’en retenir qu’un, je dirais : l’indépendance. Notre indépendance
constitue la clé de notre influence.
Je veux
m’expliquer sur ce point pour conclure mon intervention. Même à l’époque de la
Guerre froide, où « l’ordre » international était fortement structuré,
la France a veillé à ne pas être alignée, tout en restant solidaire de ses
alliances. Cette indépendance fait partie de notre histoire, et de la vision que
nous avons de notre rôle dans les relations internationales. Dans le monde
mouvant et incertain que nous connaissons – qui sera celui des prochaines
décennies –, nous devons plus que jamais préserver à la fois notre capacité à
travailler avec les autres et notre capacité d’autonomie. Cet alliage constitue
un bien précieux : peu de pays aujourd’hui possèdent notre faculté à agir
en réseau tout en conservant une indépendance d’analyse, de décision et
d’action.
Cette
indépendance ne doit évidemment pas être confondue avec de l’arrogance :
nous n’avons ni la prétention d’être infaillibles, ni l’illusion d’être
omnipotents. L’indépendance, ce n’est pas davantage une diplomatie
tribunitienne, audacieuse dans le verbe mais timorée ou brouillonne dans
l’action. L’indépendance, je la définirai comme la capacité à définir librement
ce que nous considérons comme juste, et à agir en conséquence. Lorsque le
Président de la République choisit de rencontrer Fidel Castro en signe du
renouveau de nos relations avec Cuba, la France est indépendante. Lorsque je me
rends à Moscou aux cérémonies de commémoration du 70e anniversaire de la
victoire sur le nazisme, la France est indépendante. Lorsque nous décidons
d’organiser une réunion du Conseil de Sécurité des Nations Unies sur la
situation des chrétiens d’Orient et des autres minorités persécutées par Daech,
la France est indépendante. Lorsque nous exprimons notre position sur
l’élargissement de l’OTAN, la France est indépendante. Et je pourrai citer bien
d’autres exemples.
Cette
indépendance suscite dans le monde des réactions diverses, mais surtout intérêt
et confiance. Elle contribue à la crédibilité et à la fiabilité de notre
diplomatie. Elle constitue une des raisons pour lesquelles beaucoup de pays nous
apprécient, de Pékin à N’Djamena, de New Delhi à La Havane, du Moyen-Orient à
l’Amérique latine. Le monde sait et voit que, face aux grandes questions
internationales, nous nous déterminons en fonction de notre propre jugement – et
non sous l’influence, voire la pression, d’un puissant protecteur. Mais le monde
sait aussi que la France, tout en défendant légitimement comme chaque Etat ses
intérêts, n’agit pas de manière égoïste, mais promeut également, en toute
indépendance, des valeurs, des principes universels, une vision de l’ordre
international – une vision fondée sur le respect des droits de l’homme, sur la
justice, sur la liberté et la souveraineté des peuples. La France est un pays
qui s’attache à voir plus loin que lui-même, et cette caractéristique de notre
diplomatie – je le constate chaque jour – est reconnue. Bref, en raison même de
notre indépendance, nous sommes une nation écoutée et
attendue.
Depuis
trois ans, le Président de la République et moi-même avons à cœur, non seulement
d’être fidèles à cette « marque de fabrique » de notre politique
étrangère, mais de la renforcer. Y sommes-nous parvenus ? Il ne
m’appartient pas de juger notre action, mais j’observe que la France tient son
rang, que les Français le perçoivent et qu’ils en tirent, sinon de la fierté, du
moins une certaine satisfaction.
Dans les
mois qui viennent, nous allons poursuivre et amplifier nos efforts. Les sujets,
vous le voyez, ne manquent pas. Le rendez-vous de la COP 21 est évidemment
majeur : si nous parvenons à un accord, cela constituera une échéance
historique – le mot, pour une fois, ne sera pas galvaudé –, pour notre pays
comme pour l’ensemble de la planète. La France est déterminée à jouer un rôle
pivot pour permettre le succès. Car, sur ce dossier comme sur tous les grands
enjeux internationaux, nous sommes conscients de nos responsabilités, et nous
continuerons de les assumer. Merci.