Des chercheurs de l’Institut de recherche pour le développement
ont déposé un brevet sur une molécule issue d’une plante médicinale utilisée par
les populations autochtones de Guyane. Une fondation conteste la
démarche
Martine Valo (Le Monde) - mercredi 3 février 2016 à 13:28.
Feuille de Cassia Amara. © Commons
Wikimedia
L’affaire
est à la fois sensible et exemplaire, parce qu’elle met en cause un organisme
public, l’Institut de recherche pour le développement (IRD), et qu’elle illustre
la question de l’exploitation des savoirs ancestraux et des ressources
biologiques puisés chez les peuples autochtones par des firmes pharmaceutiques
ou cosmétiques. C’est là l’un des enjeux de la future loi sur la biodiversité
que les sénateurs français ont adoptée, mardi
26 janvier.
Les
faits ont été dénoncés par la Fondation France Libertés-Danielle
Mitterrand
qui traque depuis une dizaine d’années les pratiques de biopiraterie. Elle
affirme que le brevet délivré en mars 2015 à l’IRD sur une molécule issue d’un
petit arbre tropical, le Quassia
amara, est un cas d’école. «C’est un exemple caractérisé
d’accaparement, une injustice flagrante à l’égard des peuples autochtones de
Guyane», estime Emmanuel Poilane, le directeur de France Libertés. La fondation
a fait opposition auprès de l’Office européen des brevets.
Des propriétés
bien connues en Amérique latine
Les
feuilles de Quassia
amara ont des propriétés insecticides et des vertus médicinales bien
connues en Amérique latine, où elles sont en particulier utilisées pour traiter
des accès de paludisme. Les chercheurs de l’IRD en ont isolé une molécule, la
simalikalactone E (SkE), qu’ils destinent à enrichir la pharmacopée
antipaludique. Mais avant de se concentrer sur cette plante, ils ont auparavant
interrogé des communautés Kali’na, Palikur et des créoles en Guyane, pour
connaître leurs remèdes traditionnels, leur technique, leurs
effets.
Cette
enquête ethnobotanique n’a rien de secret: l’équipe d’ethnopharmaciens et de
biologistes l’a racontée dans plusieurs articles scientifiques. Ce travail lui a
d’ailleurs valu d’être récompensée par leur institution du Prix de l’innovation
pour le Sud en 2013. France Libertés reproche à l’IRD de ne pas avoir
demandé leur consentement aux communautés qui l’ont aiguillé sur le Quassia
amara et de ne pas avoir cherché à les associer à cette découverte
d’une façon ou d’une autre.
«Absence totale
d’éthique»
«Nous
soutenons que dans le cas de la SkE, l’invention revendiquée n’est pas nouvelle
car les chercheurs ont reproduit un savoir transmis de génération en
génération», résume Emmanuel Poilane.
«L’utilisation
abusive des connaissances traditionnelles des populations sans leur consentement
préalable, ainsi que l’absence totale de retour pour le territoire ne peuvent
plus être tolérées», a réagi comme en écho Rodolphe Alexandre (divers gauche),
le président de la collectivité territoriale de Guyane. Mardi 26 janvier,
dans un communiqué, il dit avoir appris «avec grand étonnement» le dépôt d’un
brevet sur une «espèce typique de la pharmacopée traditionnelle locale» et
dénonce «l’absence totale d’éthique de la part de ces chercheurs». Il cite en
exemple des pratiques vertueuses d’autres recherches sur des plantes menées dans
le cadre d’un partenariat entre le CNRS, l’Institut Pasteur, l’Université de
Guyane et l’Agence régionale de développement économique.
Pour
l’IRD, qui compte 2000 collaborateurs – dont plus de 800 chercheurs –,
travaillant depuis plus de soixante ans principalement en Afrique, Méditerranée,
Amérique latine, Asie et dans l’outre-mer tropical français, les accusations
sont lourdes. «On nous fait un mauvais procès!» s’emporte Jean-Paul Moatti,
président-directeur général de cet établissement public.
«Cette
affaire est grave, car elle revient à freiner la recherche, alors que nous
sommes confrontés à une course de vitesse pour trouver de nouvelles molécules
antipaludiques tandis que les souches de moustiques développent des résistances,
dénonce-t-il. Pour avancer, nous n’avons pas d’autre choix que de déposer des
brevets. Evidemment, s’il y a un jour une exploitation en partenariat avec un
laboratoire pharmaceutique, nous prendrons soin d’exiger que les populations du
Sud dans leur ensemble bénéficient de prix adaptés.»
«Une vingtaine de
brevets suspects»
Voilà
pour une éventuelle commercialisation, mais qu’en est-il de la phase préalable
de partage des connaissances? Jean-Paul Moatti rappelle qu’il n’existait ni
notion de communauté autochtone ni cadre défini pour obtenir leur consentement
au moment de l’enquête de terrain, en 2003.
Cela
devrait changer. En effet, le projet de loi sur la biodiversité prévoit que la
France ratifie prochainement le Protocole de Nagoya. Cet accord international
sur l’accès aux ressources génétiques et sur «le partage juste et équitable des
avantages» n’est pas une nouveauté: il découle d’un engagement pris au moment du
Sommet de la Terre à Rio en 1992, sous l’égide des Nations unies. La France
l’a signé en 2011, mais pas encore ratifié.
Dès
lors que cela sera fait, d’autres règles déontologiques devront être établies,
l’IRD y est-il prêt? «Nous les mettrons bien sûr en œuvre dès que la loi sera
votée et nous partagerons les éventuelles retombées économiques de cette
innovation», assure-t-il.
Selon Thomas Burelli, docteur en droit à l’Université d’Ottawa, la recherche publique française, oublieuse des connaissances partagées sur le terrain une fois passé la porte des labos, ne fait pas preuve de la meilleure bonne volonté dans ce domaine. Le juriste avait déjà épinglé les pratiques de l’IRD en Nouvelle-Calédonie.