Point de
vue : L'impossible unité africaine, par Jean-Paul Ngoupandé
Une lecture même superficielle d'une
carte de l'Afrique centrale conduit à une évidence : toute la région du Darfour
et de ses environs est sous-peuplée. S'agissant de
Le Darfour a été, depuis au moins
six siècles, au coeur d'un vaste et florissant commerce d'esclaves noirs en
direction des pays arabes. Bien entendu, le Darfour ne fut pas le seul centre de
razzias esclavagistes en direction du Proche et du Moyen-Orient. Mais il est
clair qu'il a fortement marqué la région. Dans mon pays, les Bandas, l'un des
principaux groupes ethniques centrafricains, ont été les plus touchés ; d'où la
dispersion qui fait qu'on trouve un peu partout, y compris dans le Sud-Ouest
forestier, des rameaux bandas ayant cherché un refuge très loin de leurs terres
d'origine. Dans la tradition orale, les légendes font une claire allusion à
cette fuite sans fin, et les noms des localités et des cours d'eau portent la
marque de cette longue errance. Des grottes aménagées pour servir de refuges
contre les razzias arabes sont encore visibles. Dans la conscience collective,
les traumatismes de cette chasse au bois d'ébène sont présents de façon tenace.
Les exactions actuelles des janjawids ne peuvent que réveiller des souvenirs
douloureux pour les populations concernées.
Au-delà de ce cas précis, le très lourd contentieux de la traite moyen-orientale continue de peser sur les relations entre le monde arabe et les Noirs d'Afrique, et constitue l'un des principaux freins à l'intégration africaine. L'Organisation de l'unité africaine (OUA), fondée à Addis-Abeba en mai 1963 par les pères de l'indépendance, avait en son temps suscité un grand espoir, vite déçu par les pesanteurs de l'histoire et les divisions qu'elles sécrètent
. Parmi ces pesanteurs, on pouvait déceler les rapports ambigus entre Afrique noire au sud du Sahara et Afrique du Nord, essentiellement arabe et blanche. Durant la guerre froide, des soupçons d'instrumentalisation de l'OUA à des fins qui n'étaient pas les leurs ont poussé certains dirigeants subsahariens comme le maréchal Mobutu à proposer la création d'une Ligue des Etats africains noirs.L'OUA avait alors obtenu, sous la
pression de pays nord-africains comme l'Algérie et l'Egypte, que tous les Etats
membres rompent leurs relations diplomatiques avec Israël après la guerre du
Kippour. Or un nombre non négligeable de ces pays subsahariens entretenaient des
relations de coopération fructueuse avec l'Etat hébreu, dans des domaines aussi
variés que la sécurité, l'agriculture ou la formation. L'Union Africaine, qui a
pris la suite de cette première organisation continentale, n'a pas non plus
réussi à créer l'indispensable osmose. Entre le nord et le sud du Sahara, l'ère
des méfiances, des soupçons et des sous-entendus est loin d'être surmontée,
malgré les proclamations officielles.
Ces dernières années, on parle
beaucoup, et à juste titre, de la traite atlantique. Les Européens ont eu
l'honnêteté et le courage d'admettre que le commerce triangulaire fut un crime
contre l'humanité. La loi Taubira en France est un bon exemple. Sur la traite
moyen-orientale, au contraire, c'est un épais silence qui recouvre le drame,
silence nourri par des faux-semblants et des arguments d'autorité. Quiconque
aborde ce sujet est soupçonné de chercher à minimiser la traite atlantique. La
solidarité africaine demeure le prétexte idéal au refus plus ou moins conscient
de briser le sujet tabou des razzias arabes. Dans les années 1960 et 1970, au
sein du mouvement étudiant africain en France, les rares personnes qui osaient
évoquer la traite moyen-orientale étaient immédiatement accusées de faire le jeu
du sionisme.
Certes, en comparaison avec la
puissante organisation que fut le commerce triangulaire, la traite
moyen-orientale peut apparaître comme une activité relevant de l'informel, donc
de moindre ampleur. C'est complètement faux. Les razzias n'ont jamais été un jeu
d'enfants, ne serait-ce que par leur durée. Elles ont commencé bien avant
l'islamisation de l'Afrique subsaharienne. L'islam n'est pas en cause, bien
entendu. Les Négro-Africains victimes des atrocités commises par les janjawids
sont aussi des musulmans. Je ne comprends donc pas les cris d'orfraie qui sont
poussés dès qu'est soulignée la connotation raciale du conflit du Darfour. Il
est pourtant aisé de comprendre que le mépris affiché pour la vie du Noir est
une survivance de l'époque de l'esclavage à visage découvert. La traite
moyen-orientale fut, comme le commerce triangulaire, une activité très lucrative
fondée sur la chosification du Noir. En quoi le comportement des janjawids
prouve-t-il que leur regard sur leurs compatriotes négro-africains a changé
?
Contrairement à l'autre saignée, cet
esclavage arabe - pour le désigner avec exactitude ! - n'a pour ainsi dire
jamais cessé puisqu'on en parle peu dans les pays concernés, à l'exception
notable de
Le drame du Darfour relève de ces
traumatismes que l'Afrique contemporaine doit absolument exorciser pour parvenir
à la réalisation de l'indispensable intégration. De la part des pays arabes
africains, seule une condamnation ferme, sans l'ombre d'une ambiguïté, des
atrocités commises par les janjawids est de nature à lever les méfiances et à
consolider notre foi en ce projet exaltant.
Oui, nous sommes condamnés à vivre ensemble, Africains noirs et blancs, sur ce continent qui est notre bien commun.
Le Monde - Point de
vue, daté mercredi 28 février 2007, page 20]
[Jean-Paul
NGOUPANDE est essayiste, ancien premier ministre de