Les
vies en suspens des familles de migrants disparus
Le
fils de Baye Aly Diop est parti pour l’Europe il y a neuf ans et sa famille n’a
plus jamais eu de nouvelles depuis. - Photo:
Ricci
Shryock/IRIN
THIAROYE,
28 octobre 2015 (IRIN) - Outre l’incertitude et l’anxiété, les familles des
migrants qui disparaissent pendant le long voyage entre l’Afrique et l’Europe
doivent souvent composer avec d’importantes difficultés
bureaucratiques.
En
mars 2006, Cheikou et 61 autres personnes ont quitté Thiaroye-sur-Mer, un
village de pêcheurs sénégalais situé près de Dakar, dans le but de rallier
l’Europe.
Le
dernier contact que Baye Aly Diop a eu avec son fils Cheikou était un appel
téléphonique passé quelques jours après son départ. Cheikou a dit qu’il avait
atteint la Mauritanie et qu’il était sur le point de monter à bord d’un bateau
pour les îles Canaries.
Plusieurs
milliers de migrants se sont noyés dans l’Atlantique. On en compte plus de 3 000
cette année seulement. Or ce n’est que récemment que des tentatives pour retrouver
les disparus ont été entreprises.
«
Il voulait être autre chose qu’un simple tailleur », a dit à IRIN M. Diop, qui
gère maintenant un groupe de soutien local pour les familles de migrants
disparus connus sous le nom de ASCRFAT. « Je ne pouvais rien dire pour le
dissuader de partir. Il a utilisé son propre argent et, honnêtement, je ne
craignais pas qu’il lui arrive quelque chose. »
La
dernière étape du voyage ne devait durer que deux ou trois
jours.
«
Nous n’avons plus jamais entendu parler de lui, ni d’aucun des autres », a dit
M. Diop en regardant ses mains. « Aucun appel, rien. »
Des
pêcheurs au large des côtes de Thiaroye
- Photo: Ricci
Shryock/IRIN
M.
Diop et quelques autres familles croient avoir vu leurs proches dans une vidéo
présentée au journal télévisé du soir d’Euronews montrant l’arrivée – en Espagne
ou au Maroc – d’un groupe de migrants. La vidéo a été diffusée en mai, soit
plusieurs semaines après l’arrivée prévue du bateau.
«
Je pense qu’il est possible qu’il soit toujours en vie », a dit M. Diop. Il
explique qu’il continue de garder espoir parce qu’il n’y a pas eu de nouvelles
au sujet de bateaux coulés ou de migrants noyés à l’époque du départ de son
fils. « Mais ça me fait de la peine. Je continue d’appeler sans relâche
[l’Espagne] pour tenter de le retrouver. »
Il
n’existe pas de statistiques sur le nombre de Sénégalais qui disparaissent
chaque année en tentant d’émigrer. Selon l’Organisation internationale pour les
migrations (OIM), toutefois, 1 026 décès ont été rapportés en Méditerranée parmi
les migrants issus de pays de l’Afrique subsaharienne depuis le début de 2015.
La
Société du Croissant-Rouge en Mauritanie estime qu’à l’époque où Cheikou tentait
de traverser, environ 40 pour cent des bateaux transportant des migrants ont
coulé. Quelque 1 200 personnes de diverses origines ont ainsi péri entre
novembre 2005 et avril 2006. La plupart des embarcations étaient de simples
bateaux de pêche à double moteur et n’étaient pas équipées de systèmes de
navigation.
Pas
de funérailles
Comme
la plupart des autres familles de la communauté, M. Diop n’a pas célébré de
funérailles pour son fils. Il dit que les familles attendent le dixième
anniversaire des disparitions pour finalement organiser une cérémonie
commémorative et accepter que leurs proches ne reviendront pas.
«
Cela pose un réel problème lorsqu’une personne ne revient pas », a dit Nicolas
Mendy, qui gère le programme de soutien psychosocial pour les familles de
migrants disparus de la Croix-Rouge sénégalaise.
«
Les familles mettent leur vie en suspens pendant de nombreuses années, car elles
croient que ceux qui sont partis finiront par revenir. Nous ne pouvons rien
dire, car c’est ce qu’elles croient. Tout ce que nous pouvons faire, c’est
écouter et tenter de les aider à surmonter le traumatisme en offrant un soutien
psychosocial. »
La
Croix-Rouge organise maintenant des séances de consultation hebdomadaires pour
les familles de migrants disparus au Sénégal. Elle offre également des cours
d’alphabétisation et des formations en entrepreneuriat pour les femmes, qui,
souvent, sont les plus durement affectées par la disparition de leur
mari.
Baye
Aly Diop feuillette le livre dans lequel sont consignés les noms des hommes du
village qui ont disparu en 2006 après avoir tenté de se rendre en Europe à bord
d’un bateau
- Photo: Ricci
Shryock/IRIN
Pas
de corps, pas de certificat de décès
Outre
le traumatisme émotionnel que suppose le fait de ne pas connaître le sort de
leur proche, de nombreuses familles doivent également faire face à des
difficultés financières liées à la disparition de leur principal pourvoyeur. La
plupart des familles de migrants disparus sont également coincées dans un vide
juridique : elles sont en effet incapables de prouver que leur fils, leur fille,
leur conjoint, leur parent, leur frère ou leur soeur est
décédé.
«
Il y a beaucoup de lacunes dans la loi en ce qui concerne les migrants disparus »
Un
certificat de décès ne peut être délivré s’il n’y a pas de dépouille pour
confirmer la mort de la personne disparue. Or, sans certificat de décès, les
veuves ne peuvent se remarier, les enfants orphelins ne peuvent demander des
bourses spéciales à l’école et les familles ne peuvent légalement réclamer
l’héritage du disparu ou procéder à sa répartition.
Du
moins pas facilement.
«
Il y a beaucoup de lacunes dans la loi en ce qui concerne les migrants disparus
», a dit Bara Ndoye, secrétaire générale de l’ASCRFAT, qui aide les familles à
mieux comprendre le fonctionnement du système juridique.
La
loi sénégalaise prévoit la délivrance d’un certificat de « déclaration de
disparition » lorsqu’aucun corps n’est retrouvé. Son obtention exige cependant
une procédure judiciaire longue et complexe et des enquêtes subséquentes qui
durent au moins deux ans – et souvent jusqu’à six ans – ainsi qu’une
connaissance approfondie du droit ou les moyens de payer un avocat qui possède
cette connaissance.
Le
certificat de « personne disparue » ne peut être délivré que 10 ans après la
disparition.
À
Thiaroye, 5 pour cent des familles seulement ont réussi à obtenir ce certificat.
Selon le Comité international de la Croix-Rouge (CICR), 90 pour cent d’entre
elles n’ont même pas signalé la disparition parce qu’elles ne savaient pas
comment procéder.
«
Nous essayons de faire changer la législation pour qu’il soit plus facile
d’obtenir un certificat de disparition », a dit M. Ndoye. « Parce que pour le
moment, l’attente est beaucoup trop longue. »
Plus
de 90 pour cent des Sénégalais sont musulmans et de nombreux mariages ne sont
pas enregistrés auprès des autorités nationales. Selon la loi islamique, une
femme doit attendre au moins quatre ans à partir du dernier contact qu’elle a eu
avec son époux disparu avant de le déclarer mort. Elle peut alors décider de
demander à l’imam la permission de divorcer ou de se
remarier.
Incapables
d’aller de l’avant
De
nombreuses femmes de migrants disparus continuent de garder espoir même si elles
ont la possibilité d’obtenir une telle « permission ».
«
Je rêve chaque jour que mon mari reviendra », a dit à IRIN Fatou*, une mère de
deux enfants de 32 ans dont l’époux a également disparu en 2006. « Je ne voulais
pas qu’il parte et, lorsqu’il a dit qu’il partait, je lui ai dit que je n’étais
pas d’accord. J’avais tellement peur. »
Le
jour de son départ, Fatou a évité tout contact avec son mari pour protester
contre sa décision – un geste qu’elle regrette
aujourd’hui.
«
Je n’ai eu aucune nouvelle par la suite », a-t-elle dit. « Je ne peux pas croire
qu’il nous a tout simplement abandonnés, mais je n’arrive pas à croire qu’il est
mort non plus. »
M.
Diop a expliqué que de nombreuses femmes hésitaient à se remarier « parce que si
elle le fait et que son mari revient un jour, c’est un problème. »
Voulymata*,
une femme dans la soixantaine, a dit que son gendre et son fils, qui n’était pas
marié à l’époque, font tous deux partie des disparus de
2006.
«
Ma fille songe parfois à se remarier, mais elle attend toujours. Elle n’a même
pas osé s’installer dans une nouvelle maison au cas où son mari reviendrait et
qu’il aurait de la difficulté à la retrouver. Même aujourd’hui, nous continuons
de prier pour leur retour », a-t-elle dit.