David Gakunzi
Lundi 7 avril 2014 à 17:02,
laregledujeu.org
Lettre
ouverte à François Hollande, Président de la République française, au sujet du Rwanda.
Cimetière des victimes du
génocide, près de Kigali au Rwanda
Monsieur le
Président,
C’était il y
a deux fois dix ans ; c’était il y a vingt ans ; c’était là-bas ; c’était ici.
Là-bas le génocide, le crime des crimes ; ici des complaisances, des
connivences, des complicités; oui, des complicités avec les tueurs.
C’était il y
a vingt ans ; c’était là-bas, c’était ici. Là-bas des Tutsi désignés, montrés du
doigt, pourchassés, massacrés, découpés, tués, tués en masse, tués sans pitié.
Ce sang-là devait être annihilé, effacé de la surface de
la terre parce qu’il était ce sang-là. Les vents de la haine – la langue
éliminationniste du meurtre de masse déliée – hurlaient sur les ondes de Radio
Mille collines: «Chers auditeurs, bonjour. Soyez enragés… C’est à nous de nous
débarrasser de cette sale race… Réjouissons-nous, les cafards sont exterminés.»
Tous les Tutsi devaient mourir ; aucun Tutsi ne devait survivre !
L’abomination, le délire de l’extermination, l’extermination comme projet
national, collectif, étatique, populaire. C’était il y a vingt ans, c’était
là-bas, là-bas au Rwanda. Et ici ? Ici le silence, ici l’indifférence, ici
la lâcheté, ici ces discours et ces actes minables arc-boutant le crime ;
ici cette complicité avec les ténèbres, cette honte
incompréhensible.
C’était
là-bas, c’était ici; c’était il y a vingt ans et depuis… Depuis? Depuis
vingt ans la France, une certaine France, la mémoire malade, embourbée dans les
voies souterraines du déni, refuse de reconnaître l’évidence, oubliant que dans
le fracas des roues de l’histoire, aspirer à être une grande nation, c’est oser
d’abord regarder en face ses propres lâchetés. « La grandeur d’un pays, dit
un jour le Président Jacques Chirac, c’est d’assumer, d’assumer toute son
histoire, avec ses pages glorieuses mais aussi avec ses parts d’ombre. »
Ainsi au sujet du Rwanda, les Etats-Unis et Bill Clinton traçant la voie dès
1998 en nommant la ruine, l’écroulement moral de tous ceux qui n’ont pas voulu
savoir, ceux qui n’ont pas voulu voir, ceux qui se sont abstenus d’agir : « Nous
avons failli au Rwanda et nous présentons nos excuses. » Et le Premier ministre
belge, Guy Verhofstadt, d’aller plus loin le 7 avril 2000 à Kigali
rappelant plus que le silence des uns et des autres, les connivences inavouables
: “Ici, devant vous, j’assume la responsabilité de mon pays, des
autorités politiques et militaires et je présente mes excuses
».
Et la France
? Et une certaine France ? Voilà deux décennies qu’elle
avance à reculons piétinant avec une étrange animosité la mémoire des morts et
la douleur des survivants. Paroles et contre-vérités monstrueuses propagées,
interprétations délirantes et falsification des faits, dénigrements
constants et odieux des victimes proférés au grand jour d’un pamphlet à l’autre,
d’une tribune à l’autre avec une froideur glaçante; et la thèse du double
génocide, et le crime qui n’aurait – au bout du compte – été ni prémédité, ni
planifié mais fruit d’une prétendue soudaine explosion d’une colère populaire ;
et l’innocence des bourreaux proclamée, et les victimes insultées,
criminalisées. Tentative de travestissement de l’histoire, volonté d’inverser
les responsabilités, périphrases et euphémismes pour décrédibiliser la parole
des victimes, perversion haineuse obstinée, dévalorisation de la parole des
survivants, négation consciente et délibérée du génocide,
négationnisme.
C’était
là-bas ; là-bas et ici. Là-bas le génocide et ici les complicités ;
ici depuis vingt ans l’arrière base éditoriale et intellectuelle du
négationnisme. Un négationnisme acharné, viscéral qui en cache un autre,
beaucoup d’autres : car en contestant le génocide des Tutsi duRwanda, il s’agit
de mettre hors-monde, hors-histoire tous les autres génocides. Oui, la négation
du génocide des Tutsi est une abomination qui porte dans ses entrailles le
germe d’autres négations monstrueuses.
Monsieur le
Président,
Permettez-moi
de le dire sans ambages : la besogne de ces forces obscures falsificatrices
de l’histoire du génocide des Tutsi du Rwanda, cette sale
besogne qui abaisse et salit notre humanité à tous, se nourrit hélas des
équivoques et des ambivalences de la parole officielle ; elle se
vivifie dans les ambiguïtés de cette parole constituée acharnée à
occulter depuis deux décennies les compromissions d’hier.
Et pourtant
le monde entier sait : les preuves irréfutables établissant des proximités
douteuses avec les tueurs sont nombreuses. Multiples témoignages des survivants
mais également des documents écrits. Un exemple ? Un seul exemple ?
Cette note du Général Quesnot, chef d’Etat-major particulier de François
Mitterrand datée du 6 mai 1994 en plein génocide, une note adressée au Président
Mitterrand : “Mr le Docteur Théodore Sindikubwabo, président du Conseil national
de développement (CND), … nouveau chef de l’Etat, m’a appelé mercredi 4 mai à
midi. (…) Il vous remercie de tout ce que vous avez fait pour le Rwanda et de
l’accueil qui a été réservé à Paris à la délégation conduite par le ministre des
Affaires étrangères. (…) Sur le terrain le FPR refuse tout cessez-le-feu et aura
incessamment atteint ses buts de guerre. (…) A défaut de l’emploi d’une
stratégie directe dans la région – écrit toujours le Général Quesnot – qui peut
apparaître politiquement difficile à mettre en œuvre, nous disposons des moyens
et des relais d’une stratégie indirecte qui pourraient rétablir un certain
équilibre” entre les forces gouvernementales génocidaires de l’époque et la
guérilla du FPR. Trois semaines plus tard le 28 mai 1994, signature d’un contrat
d’assistance entre le capitaine Barril et le gouvernement rwandais. Cartouches,
obus, mortiers, grenades, pour un montant global au-dessus des trois millions de
dollars.
Un autre
exemple ? Dès 1990, la France est avertie du projet
de génocide des Tutsi, comme en témoigne le télégramme de l’ambassadeur de
France au Rwanda, Georges Martres, daté du 15 octobre 1990, et
destiné au Quai d’Orsay et au chef d’état-major particulier de Mitterrand,
télégramme dans lequel il utilise déjà les termes de « génocide » et d’ «
élimination totale des Tutsis ». On sait donc, on connait la nature et
l’ampleur des massacres à venir, et pourtant la France continue de faire la
guerre aux côtés du gouvernement de Kigali.
Encore un
exemple ? Le 27 avril, trois semaines après le déclenchement du génocide le
ministre des Affaires étrangères du gouvernement rwandais, ainsi que l’idéologue
extrémiste Jean-Bosco Barayagwiza – qui sera condamné ultérieurement par le TPIR
à vingt-sept ans de prison – sont reçus officiellement au quai
d’Orsay.
Dernier
exemple ? Cette nouvelle note adressée au Président Mitterrand le 25 juin
1994 toujours par ses services militaires : « La France a consenti un
effort particulier d’assistance militaire au profit du Rwanda et du Burundi à
partir des événements d’octobre 1990 sous la forme notamment de cessions
gratuites d’armes et de munitions. » Pour le Rwanda, continue la note
« le coût total des équipements et des munitions cédés aux armées et
à la gendarmerie rwandaises au cours des trois dernières années s’élève à
54,8 millions de francs. La moitié (28MF) a ré financée par le budget de
la Mission de la mission militaire de coopération, le restant 26,8 MF) étant
constitué par des cessions gratuites, autorisées par le ministre de la
défense(…) Au total la France a livré de 1990 à 1993 : 8 canons
d’artillerie 105hm2 (+17 700 obus), 6 radars d’infanterie, 3 radars
d’artillerie, 2 hélicoptères, 145 postes radio, 24 véhicules tout terrain, 90
mitrailleuses lourdes 12,7mm (+164 000 cartouches), 4500 obus de
mortier »
Monsieur le
Président,
Les faits
sont accablants. Dès lors pourquoi cet entêtement officiel à nier
l’évidence ? Pourquoi cette tenace volonté à entretenir la
confusion ? Pour garder sauf « l’honneur de la France »?
Dixit Alain Juppé, ministre des Affaires étrangères au moment du génocide,
appelant, le ton solennel, à « défendre l’honneur de la France ».
L’honneur serait-il donc cet aveuglement assumé jusqu’au bout ? Et quelle
serait donc cette gloire fourrée dans la négation de ce qui est advenu? Quelle
serait cette grandeur d’âme, cet esprit chevaleresque, cette droiture qui
consisterait à s’agiter, à bouillonner, à flageoler à l’idée d’affronter son
propre passé ?
Monsieur le
Président,
Oui, certes
il y eut ce discours de votre prédécesseur, le Président Nicolas Sarkozy,
entrouvrant les portes de la clarification et d’un autre possible au-delà de la
honte lors de sa visite à Kigali, le 26 février 2010 : “Ce qui s’est passé ici
est inacceptable et oblige la communauté internationale, dont la France, à
réfléchir à ses erreurs (…) Graves erreurs d’appréciation, forme d’aveuglement
quand nous n’avons pas vu la dimension génocidaire du gouvernement du Président
[Juvénal Habyarimana] ». Certes il y eut ces quelques mots, ce premier
petit pas mais… mais ensuite ? Ensuite ? Rien. Plus rien. Le
silence.
Et vous, vous
Monsieur le Président ?
Oui, Monsieur
le Président et vous ? Et vous maintenant ? Et vous ? Lorsqu’un jour on écrira
l’histoire du génocide des Tutsis du Rwanda, que dira-t-on de vous ? Que vous
aussi, vous aux affaires, le voile de la vérité se faisant norme, votre choix
fut aussi de transiger avec le devoir de vérité ? Que vous, Président de la
République, la France prit cette impénétrable décision de ne pas prendre part
aux commémorations du 20ème anniversaire du génocide ? Ou alors
que la bravoure dans le verbe, l’audace dans les actes, votre décision fut de
porter le propos de la reconnaissance des responsabilités de la France dans ce
génocide sur la place publique, que l’exigence de vérité élevée, votre honorable
et vénérable décision fut de dire que nier ou relativiser un génocide c’est
tourmenter les morts, c’est torturer les rescapés, c’est cautionner le pire pour
demain ; que votre grandeur, votre humanité profonde, fut d’affirmer haut
et fort que la négation du crime des crimes est une honte pour tous les hommes
et que la France reconnaissant dans leur souffrance ceux qui sont revenus
de l’extermination au Rwanda, le temps était venu non plus de harceler,
d’assaillir, d’affliger mais d’accompagner le Rwanda dans sa reconstruction, de
cheminer à ses côtés parce son histoire est notre
histoire.
Monsieur le
Président,
Osez poser
cet acte de conscience et vous aurez ouvert la voie d’un autre horizon des
relations France-Rwanda, celle d’une nouvelle histoire, d’une histoire juste.
C’est l’espérance et le souffle de ceux qui – ici et là-bas – ayant fait le
choix de la fraternité et de la solidarité, continueront de répondre –
pour reprendre les mots de Camus – à l’obstination du crime par l’obstination du
témoignage.
Monsieur le Président, c’est maintenant ; c’est maintenant, en ce mois du souvenir des noms et des visages des disparus de là-bas ; c’est maintenant, en ce mois de solidarité avec ceux qui continuent du côté du Rwanda de cheminer debout et dignes malgré le malheur enduré, malgré l’horreur traversée dans l’indifférence générale; c’est maintenant en ce mois du deuil, de notre deuil aussi, de notre honte, de notre souillure. Et maintenant Monsieur le Président ?