Contribution à l’analyse de l’Etat Postcolonial à la lumière de la crise politique en Cote d’Ivoire.

Par Patrick-Emery Nguerembassa

 S'il y a des faits en Afrique, comme l'invention du Matloop, formule conçue par Victor Agbegnegou, de nationalité togolaise, qui permettra aux Africains de téléphoner, surfer sur internet, capter des chaînes de télévision à faible coût, comme font les occidentaux ;

 S’il y a des faits, qui sont de nature à tordre le coup à l'argutie historique tirée du fait que "l'homo africanus ne serait-il pas rentré dans l'histoire" (dixit Nicolas Sarkozy in discours de Dakar) ;

 Il en existe d'autres, à l'inverse, à l'exemple de la compétition politique en la République de la Cote d'ivoire, qui tranchent singulièrement avec cette idée ;

 D'autres faits qui, sans aucun doute, peuvent conforter un certain nombre d'occidentaux, dans l'approche qu'ils ont, de l'état mental et social de l'homo africanus d'une manière générale à cet instant « T » de son histoire ;

 D’autres faits qui obligent à sortir de son silence, de sa réserve, qui interdisent de garder son calme, de se taire, à moins de se rendre complice de l’Histoire, des faits qui dépassent l'entendement de tout humain, du centrafricain que je suis, de tout africain doué de conscience et de raison ;

 Ces faits sont relatifs : 

·         A la situation, à l’état de quasi-guerre civile insupportable que vit la Cote d’Ivoire, un des pays longtemps considéré comme moteur, modèle de développement économique et social en Afrique ;  

·         A la partition du pays entre le nord et le sud au mépris du principe sacro-saint de la Souveraineté étatique, au mépris de ce qui est censé être Une et Indivisible, la République de la Cote d’Ivoire ; 

·         A l'insécurité chronique que connaît le Nord de la Cote d’Ivoire, conséquence de cette partition,  qui rend l'organisation d'une élection libre, transparente, crédible et démocratique illusoire ; 

·          Aux circonstances de fait et de droit ayant entaché, en certains endroits du territoire ivoirien, la régularité de l’expression démocratique des électeurs ivoiriens, en tout cas ceux qui n’ont pu exprimer, librement, leurs suffrages ; circonstances, susceptibles de vicier de facto le scrutin ;

·         Au fait qu’en Cote d’Ivoire, l’organisation des élections, qui est un acte de gouvernement, ait été confiée à une Commission Electorale Indépendante (C.E.I.), chargée de piloter le processus électoral aux lieux et places des autorités de l’Etat, en raison, semblerait-il de l’incroyance politique, de l’insincérité voire de la partialité des pouvoirs publics ; 

·         A la proclamation, du moins partielle, des résultats des élections, qui a donné lieu à des empoignades (et les images ont fait un Buzz sur la toile) des plus inimaginables. Empoignades à la limite de la voie de fait, notamment, lorsque le rapporteur de la CEI, organe légalement mis en place, fut-il empêché d’annoncer les résultats des élections ; 

·         Résultats proclamés, par voie de conséquence, au Quartier général de campagne d’un des candidats. Et, aussitôt contestés par le Conseil Constitutionnel ; 

·         A l’annulation, nonobstant les motifs de fait et de droit, par le Conseil Constitutionnel de l’expression de la volonté d’un pan entier de la population Ivoirienne, notamment, celle de plusieurs départements au Nord de la Cote d’Ivoire ;   

·         Au fait que les deux institutions, à savoir la CEI et le Conseil Constitutionnel de la Cote d’Ivoire, puissent- elles déclarer chacune, élue, une personnalité différente entrainant coexistence de fait aujourd’hui, en Cote d’Ivoire, de deux présidents de la République revendiquant chacun une légitimité démocratique ; 

·         A la reconnaissance par la communauté internationale d’une des deux têtes de l’exécutif ivoirien sans que ce dernier ait, à sa disposition les corps constitués de l’Etat ; 

Des faits, qu’aucun des commentateurs ou analystes politiques, des plus avisés, de la vie politique ivoirienne n’aurait pu anticiper, n’aurait pu prévoir, il y a seulement une décennie, à savoir la situation chaotique, invraisemblable imposée au peuple ivoirien du nord comme du sud, à savoir la situation surréaliste que vit le peuple ivoirien dans sa globalité aujourd’hui.

Bref, nulle part au monde, l’on ne pourrait imaginer ces situations.

Dans ces conditions :

Comment soutenir, plaider, en tout état de cause, l’idée de la maturité politique de la classe politique ivoirienne et africaine d’une manière générale ?

Comment expliquer, justifier le fait qu’après cinquante années d’indépendance, il n’est point possible de rationaliser la société politique africaine, en général et, ivoirienne en particulier ?

Est-ce à dire que la Raison serait-elle nécessairement, forcément, Hellène comme affirmait l’illustre Homme d’Etat et écrivain franco-sénégalais Léopold Sédar Senghor ?

Bref, autant de questions, autant d’interrogations que l’on peut légitimement se poser, qui doivent interpeller aussi bien l’homme du commun, le citoyen lambda ivoirien ou africain,  que celui qui détiendrait, un tant soit peu, un potentiel de savoir.

Loin de prendre partie dans ce conflit, tant les positions sont tranchées de part et d’autres, les prétentions des uns et des autres paraissant légitimes et inconciliables ; tant, les littératures, articles, reportages ou monographies qui fourmillent depuis lors sont, au moins partiaux, au pire, guerriers ; tant, la situation du pays s’inscrit dans la droite ligne du précédent de Nairobi au Kenya, ayant opposé, en son temps, Mwai KIBAKI et Raila ODINGA à propos de réélection, également controversée, du premier avec son cortège de malheurs et d’énormes pertes en vies humaines.

Loin de prendre partie dans ce conflit, l’urgence et la gravité de la situation obligeant à prendre du champ, à prendre de la distance, un peu de hauteur par-rapport aux événements, notre objectif est de tenter de comprendre et, dans un langage accessible à une majorité, de rendre intelligible la crise ivoirienne.

Notre objectif est aussi, peu ou prou, de tenter de dégager la signification politique de cette sorte d’imbroglio historico-politique que connait la société ivoirienne.

En tout état de cause, il appert, à l’analyse, que la notion de crise, sans excès, sied à la situation de la Cote d’Ivoire aujourd’hui.

Ce qui importe pour nous, c’est ce que révèlerait cette crise tout comme celles qu’ont connu le Nigéria, le Libéria, l’Angola, le Rwanda, le Burundi, le Soudan, le Tchad, la République Centrafricaine, le Kenya pour ne citer que ces Etats là.

Nous postulons alors, avec quelques réserves naturellement, que cette crise ou ces crises politiques en Afrique, procèdent d’une conception artificielle de la Nation d’une part (I). Et que, d’autre part, elles mettent en exergue les nécessités de transition de l’Etat postcolonial en Afrique (II).

 

I/ LA CRISE IVOIRIENNE OU LA CONSEQUENCE  D’UNE CONCEPTION ARTIFICIELLE DE LA NATION.

Si l’exploration et la colonisation de l’Afrique, avaient-elles, permis aux puissances coloniales de s’accaparer des pans entiers de territoires africains, la Cote d’Ivoire d’aujourd’hui, tout comme nombre d’Etats africains, sont la résultante de plusieurs situations juridiques distinctes.

Nous n’en retiendrons que trois principales :

Les Traités de Berlin et de Versailles des 1885 et 1919 ainsi que les vagues des indépendances des années soixante. 

a)      Les Traités de Berlin et de Versailles des 1885 et 1919 :

Le Traité de Berlin du 26 février 1885, tout en réglementant le commerce dans le bassin du Congo et du Niger, tout en réglementant la traite négrière dans ces territoires, a  aussi codifié et définit le droit applicable en matière de découvertes de nouveaux territoires.

De même, le traité de Berlin a partagé, la partie du continent africain au sud du Sahara, en plusieurs zones d’influences coloniales.

Il s’ensuit de ce partage soit, la division, sur plusieurs territoires, d’entités humaines intrinsèquement homogènes, culturellement homogènes.

Soit, la réunion, sur un même territoire, d’entités culturellement hétérogènes, voire antagoniques.

Le phénomène s’est exacerbé avec le Traité de Versailles du 28 juin 1919, dont la conséquence est, non seulement, la dépossession de l’Allemagne de ses colonies en Afrique mais, encore et surtout, la succession suivie du partage, des anciennes colonies allemandes entre les puissances coloniales victorieuses de la guerre de 1914-1918. (cf. Traité de Versailles, IVème partie, articles 118 et section I, article 119).

Ce qui fait qu’au final, les frontières politiques en Afrique ne sont nullement le reflet des frontières culturelles.

La constitution de blocs anglophones, lusophones, francophones et les mouvements migratoires des populations africaines, inhérents aux nécessités de la mise en valeur des colonies, ne sont pas pour atténuer le phénomène.

En Afrique Equatoriale Française par exemple, on pouvait naître à Brazzaville, grandir en Oubangui-Chari et travailler au Cameroun ou au Tchad. Les interversions étaient possibles.

Sauf erreur ou omission de notre part, ces mouvements migratoires se faisaient, également, dans les mêmes conditions en Afrique Occidentale Française.

On pouvait naitre en Haute Volta (actuel Burkina Faso), grandir au Mali et travailler en Cote d’Ivoire. Ou encore, naitre au Ghana (même si le Ghana ne faisait partie de l’AOF), grandir au Togo et travailler au Bénin.

Les vagues des indépendances, par la suite, ont figé les populations dans les ensembles artificiellement constitués.

 

b)     Les vagues des indépendances des années 1960 :

Si la seconde guerre mondiale a permis, indubitablement, aux colonies d’Afrique de se valoriser, aux côtés des forces alliées, tant au plan matériel qu’humain, à travers l’effort de guerre qui leur était demandé, elle a surtout été l’occasion de la remise en cause des dogmes du colonialisme et de l’impérialisme développés au dix neuvième siècle. 

Les esclaves ou les colonisés, aux travers de ce conflit mondial, se sont rendus compte de la fébrilité, de la faiblesse voire de l’impuissance de leurs maîtres. 

Pour couronner le tout, l’émergence de nouvelles puissances, permettra, par la force des choses, l’adhésion de la communauté internationale aux principes de la liberté, de l’égalité des peuples et du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes. (Cf. Résolution 637 de l’Assemblée Générale des Nations Unies sur le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes du 16 décembre 1952). 

Cette nouvelle tendance de la communauté internationale favorisera le développement du concept de décolonisation et entrainera, par voie de conséquence, les vagues d’indépendances en Afrique dans les années soixante.

Cependant, la décolonisation des années soixante n’a pas permis de corriger les erreurs du passé.

Bien au contraire, la décolonisation a cristallisé et consacré les mouvements migratoires d’avant les indépendances : Le Droit International Public étant toujours dominé par les principes de l’intangibilité des territoires et celui de « l’uti possidetis juris ».

Principe signifiant littéralement qu’en cas de substitution de la souveraineté du fait de la décolonisation, les frontières établies par le prédécesseur s’imposent au successeur au moment du transfert territorial.

En application de ces principes, l’idéal eût été, pour les anciennes colonies d’Afrique, la continuité au sein des ensembles constitués au temps des colonies.

Mais, force est de constater que, par micro-nationalisme étatique béat, souvent soutenu par les anciennes puissances coloniales, les nouveaux Etats d’Afrique, au lieu de constituer de grands ensembles, sont partis individuellement aux indépendances.

Certains leaders africains de l’époque, voulant restés « maîtres » chez eux, ont proclamé l’indépendance de leurs pays, dans des entités étatiques peu viables économiquement et politiquement, contribuant, de facto, à la balkanisation de l’Afrique.

Il y avait pourtant des théoriciens d’une certaine forme de fédéralisme en Afrique à la veille des indépendances, des panafricanistes : Patrice Emery Lumumba, Modibo Kéïta, Kwamé Nkrumah, Barthélémy Boganda...

Mais, tour à tour, les théoriciens du fédéralisme étatique en Afrique ont été pour la plupart, au pire, physiquement éliminés au moment des indépendances, au mieux, écartés de l’exercice du pouvoir.

Tout ce développement pour dire, en filigrane, que les Etats africains actuels ne correspondent pas souvent à une Nation préexistante.

Ils n’ont pas suivi, pour la plupart, le processus normal de formation Etatique passant par une constitution Nationale, passant par la constitution d’une Nation.

Ernest Gellner ou Eric J. Hobsbawn l’ont si bien démontré dans leurs ouvrages respectifs « Nations et Nationalism » ; « Nations and nationalism since 1780 : programme, myth, reality ».

Même si Johann Gottlieb Fichte dans son ouvrage, «  Discours à la Nation allemande », a pu démontrer le rôle de l’Etat dans le processus de formation de la Conscience Nationale, nous ne pouvons que regretter le fait que, dans le contexte africain, cette fonction n’a pas été exercée  avec un franc succès dans les nouveaux Etats africains.

Ainsi, ça et là, les chrétiens peuvent contester la légitimité d’un musulman dans le cadre d’un Etat unitaire en Afrique et inversement, les Ovimbundu contester les Bakongo et les Kimbundu en Angola, les natives contester les congos au Libéria, les Hutus peuvent contester les Tutsis aux Rwanda et Burundi, les peuhls peuvent contester les soussous ou les Malinkés en Guinée Conakry, les Kikuyus contester les Kalenjis ou les Massaï au Kenya, les Sénoufo dans leurs composantes Koulango et Lobi contester les Krou, dans leurs composantes Guéré, Wobé, Niaboua, Neyo, Beté ou Godié , les Adioukrou contester les Akan etc. en Cote d’Ivoire.

Ne maîtrisant totalement les tissus ethniques ivoiriens, nous ne saurions nous avancer plus loin.

Et que, dans le cadre de la compétition politique en Cote d’Ivoire, le fait que les discours des élites de la Nation ivoirienne, ou d’une partie de la population du Sud, ont tous généralement pour dénominateur commun, l’origine d’un candidat ; que des sommités juridiques ou plus généralement intellectuelles aient, déjà en 2000, agréé ces discours en écartant la candidature du dit candidat aux précédentes élections présidentielles ; que l’honneur d’un homme puisse-t-il être jeté en pâture aux motifs qu’il serait étranger à son pays, nonobstant le fait qu’il l’ait servi à un haut niveau, en représentant notamment la Cote d’Ivoire au sein du FMI et en ayant été un de ses Premiers ministres ; que l’attachement des populations du Nord à un seul homme sans autres considérations ; les extrémismes qui font légion aussi bien dans le Nord que dans le Sud de la Cote d’Ivoire etc.

Toutes ces circonstances dénotent, sans aucun doute, des limites du sentiment du vouloir vivre ensemble de la population ivoirienne, toutes ces circonstances mettent la lumière sur les limites de la construction Nationale en Cote d’Ivoire.

Et que, surtout, en tout état de cause, ces conflits politiques aux soubassements ethniques en Cote d’Ivoire, révèlent au grand jour que le vouloir vivre ensemble n’a pas souvent été le leitmotiv de l’action politique.

Que le repli identitaire autour de l’ethnie, de la tribu a eu raison des jeunes Etats africains.

Mais, plus généralement, ils révèlent la nature intrinsèque de l’Etat postcolonial en Afrique dont ils sont une forme de contestation.

 

II/ La crise ivoirienne ou la révélation de la nature de l’Etat postcolonial en Afrique 

Pour avoir une idée de la valeur intrinsèque des Etats africains, il importe d’abord de mettre en exergue ses caractéristiques propres. 

a)      Les caractéristiques de l’Etat postcolonial en Afrique : 

Quelques éléments, non exhaustifs qui, jadis, avaient permis à René Dumont d’affirmer que l’Afrique était mal partie,  nous permettent aujourd’hui de rendre la crise ivoirienne intelligible et, au delà, les crises qui secouent les Etats africains : le sous développement. 

Il est à la fois économique et politique. 

-         Le sous développement économique : 

L’accession des Etats africains à la souveraineté internationale a fait apparaitre le phénomène du sous développement économique. Plusieurs facteurs peuvent expliquer ce phénomène parmi lesquels : 

·         Une croissance démographique plus rapide que la croissance de l’économie ;

·         La fameuse chute des cours des premières sur lesquelles reposait l’économie extravertie des Etats africains ;

·         La détérioration des termes de l’échange entre les Etats africains et le reste du monde, le commerce international étant toujours dominé par les principes de la non-discrimination et d’égalité entre les Etats ;

·         Une monnaie dont la valeur a été fixée artificiellement pendant la période coloniale, préservée au moment des indépendances pour garantir la convertibilité, dit-on illimitée, des monnaies africaines mais qui, surtout, ne reflétaient pas le niveau de l’économie réelle handicapant, de ce fait, fortement les exportations et entrainant, par voie de conséquence, d’importants déficits en termes de balances commerciales et de balances des paiements ;

·         Une absence de l’initiative privée et de compétitivités des entreprises en raison des pratiques monopolistiques mais, aussi en raison de la prévalence, de la prégnance des dogmes de l’interventionnisme étatique dans l’économie, de l’Etat providence…

 

Tous ces facteurs cumulés favorisent le développement de la pauvreté, aboutissent à la paupérisation d’une masse importante des populations africaines.

Dès lors, la conquête du pouvoir, de l’appareil étatique devient le seul moyen d’ascension sociale.

A quelques exceptions près, et la Cote d’Ivoire faisait partie des exceptions qui confirmaient la règle, ce sera l’œuvre des militaires.

D’où, l’érection des régimes militaires qui vont contribuer au développement de l’autre élément, l’autre phénomène que connurent les Etats africains dès leurs naissance : le sous développement politique. 

-         Le sous développement politique : 

L’accession à l’indépendance des Etats africains permît, dès ce moment de constater le décalage entre les institutions politiques héritées des puissances colonisatrices et les nouvelles institutions politiques africaines, marquées par le poids de la tradition et l’influence des pays socialistes.

Ces jeunes Etats ont adopté, pour la plupart, dès leur indépendance, le modèle politique reposant sur la prépondérance d’un parti unique.

Il en a été ainsi pour la Cote d’Ivoire.

Le chef de ce parti devient, lui-même, chef d’Etat omnipotent et permanent, le régime politique ne faisant place, ni au développement de la participation politique, ni au développement ou la promotion des libertés publiques.

Les atteintes aux libertés publiques ont été très nombreuses en ces nouvelles entités étatiques.

L’Etat, dans ce contexte, ressemble alors, pour reprendre la conception marxiste de l’Etat, à une sorte « d’appareil d’oppression au service de la classe dirigeante … », pratiquant la corruption et le clientélisme et, circonstances aggravantes, s’appuyant sur l’armée pour se maintenir au pouvoir.

Les armées africaines, souvent avec la bénédiction des anciennes puissances coloniales, ayant pris conscience de leur importance en tant que pôle de stabilité, se sont lancées à leur tour dans la conquête du pouvoir politique.

La Cote d’Ivoire fit exception à la règle.

En tout état de cause, L’Etat, en Afrique pouvait épouser, voire épousent assez aisément l’un des modèles décrits par Juan José Linz, in « Totalitarian and Authoritarian Régimes, Handbook of political Science, vol. 3, pp. 174-441 », à savoir : (énumération non exhaustive et non ordonnée) :

 

·         Le type postindépendance : Il regroupe, dès les indépendances, les régimes qui pratiquent la mobilisation contre l’occident (Ghana ; Guinée Conakry) ;

Ce type de régime s’est révélé fragile. Les structures sociales et le niveau extrêmement faible de développement économique confèrent au parti unique ou dominant des possibilités limitées  pour mobiliser vraiment la population en faveur de projets radicaux de développement ; 

·         Le type bureautico-militaire : Défini par son pragmatisme et, parfois, l’absence de parti de masse qui peut coexister avec des formes politiques traditionnelles.

L’origine des élites est caractérisée par une certaine ouverture. La structure du pouvoir est complexe car les militaires ont pour partenaires nombre de civils : politiques, experts… ;

·         Le type post-démocratique : Il est caractérisé par l’instauration d’une dictature dans un régime démocratique qui s’écroule et qui doit, pour se maintenir au pouvoir, pénétrer profondément la société, la contrôler totalement, par un parti unique idéologique et dominateur qui cherche à détruire ce qui survit des autres partis ;

·         Le type démocraties raciales ou ethniques : Il recouvre des régimes où la participation se fait selon les règles démocratiques mais laissant sur son pourtour une frange d’ilotes définis racialement. (en serait-il le cas en Cote d’Ivoire  pour le Nord ?) ; 

·         Le type multiethnique sans consensus : Ce type regroupe les régimes où les règles sont réellement démocratiques pour tous mais, où les clivages ethniques sont tels qu’une seule communauté dispose en fait du pouvoir.

 

Sans être exhaustif dans l’énumération des modèles de régimes totalitaires et autoritaires de Linz, on peut s’apercevoir tout de même du fait que, les régimes politiques des Etats africains, cinquante après les indépendances, se rapprochent encore aujourd’hui, ça et là, des modèles de Juan José Linz.

Ce sont de véritables bombes à retardement qui sont génératrices de profondes crises sociétales.

La Cote d’Ivoire, ce si beau pays, nous en donne malheureusement une illustration, un exemple patent.

Les crises, en Cote d’Ivoire ou en Afrique, révèlent en fait que, cinquante ans après les indépendances, le plus dur reste encore à faire.

Que, cinquante après les indépendances, l’Etat postcolonial dans le contexte ivoirien ou africain n’a pas réussi sa mutation vers une société qui serait une instance d’innovation sociale, ou qui serait l’expression transcendante de la réconciliation de l’Etat postcolonial sans Nation et des ethnies-Nation sans Etat d’Afrique pour reprendre la formule des professeurs J. Soppelsa et Tsiyembe Mwayila à savoir l’Etat Espace.

Ce sont, en dernière analyse, des Etats, somme toute, encore en transition.

 

b)      La crise ivoirienne et l’exigence de la transition de l’Etat postcolonial en Afrique :

 

L’Histoire universelle peut corroborer cette idée. Il suffit pour s’en convaincre de se référer aux différentes révolutions françaises, entre autres de 1789 et 1848 ; à la guerre de sécession américaine de 1861 à 1865 ; la révolution russe de 1917 ; les guerres de libérations dans les colonies sud-américaines ou africaines ; la guerre en Yougoslavie…

Ces différents conflits sont témoins d’un passage d’une société donnée à un autre modèle social.

A chaque fois, ce sont des étapes nécessaires d’expression de la Raison.

La situation de la Cote d’Ivoire ou, en certains endroits du continent africain aujourd’hui, révèle la crise historique du modèle sociétal ivoirien ou africain tel qu’hérité de la colonisation.

Le dépassement de ces modèles serait-il le but ultime, le sens de l’Histoire ?

Telle est la question que l’on peut se poser en dernière analyse.

Y répondre suppose, au préalable, préciser la notion de crise dans sa dimension historique.

La notion peut être appréhendée de différentes manières.

Nous avons des raisons d’admettre que la notion, telle que définie par Wallerstein, sied à la situation :

Immanuel Maurice Wallerstein in « Crises: the world-economy, the movements, and the ideologies » in Albert Bergesen, ed. Crises in the world-system… définit en effet une crise dans un système historique comme «  … une tension structurelle si grande que l’unique issue possible est la disparition d’un tel système, soit par un processus de désintégration graduelle… ou par un processus de transformation contrôlée… » ;

Mais, comme Michel Brecher lui, in « crise, conflit, guerre-état de la discipline » in, revue internationale de science

 politique, 1996 pp. 127 et S., indique, même si c’est dans le domaine de la société internationale, que « … crise et conflit engendrent la guerre inévitablement… » ;

Et que, le baron Von Clausewitz, in « …De la Guerre  », affirme que « … la guerre est une simple continuation de la politique par d’autres moyens … ».

Rapportées à la situation actuelle de la Cote d’Ivoire, ces affirmations ne sauraient présager un avenir optimiste quant à l’issue de la crise.

La relation dialectique entre crise et guerre risque de ne pas souffrir d’exception dans le contexte ivoirien.

Les échecs successifs des offres de bons offices et de la Communauté Economique des Etats de l’Afrique de l’Ouest (C.E.D.E.A.O. : Yayi Boni, Pedro Pires, Ernest Koroma) et, de l’Union Africaine (U.A. : Raïla Odinga) ou celles de Thabo Mbéki ou Olusegun Obasanjo, témoignent des limites des moyens politiques mis en œuvre pour le règlement de la crise ivoirienne.

La solution militaire, la guerre parait inéluctable. La guerre serait, sans aucun doute, le point culminant des antagonismes que la société ivoirienne actuelle porte en elle-même.

Loin de nous l’idée de céder au catastrophisme. Nous avons cependant conscience de la réalité du risque. Tant, la situation de la Cote d’Ivoire, tend de plus en plus vers une sorte d’Armageddon programmé, vers une apocalypse programmée.

Mais comme nous en sommes point, pour l’instant, à cette extrémité, ce qui importe maintenant c’est la signification politique de la crise ivoirienne.

C’est là que la notion de la crise, telle que définie par Immanuel Maurice Wallerstein, retrouve sa pertinence en tant que «  … tension structurelle si grande que l’unique issue possible est la disparition d’un tel système, soit par un processus de désintégration graduelle… ou par un processus de transformation contrôlée… ».

 

-         Disparition du système par une désintégration, même graduelle nous plongerait inexorablement dans l’une des conséquences possibles de l’exacerbation de la crise, c'est-à-dire la guerre.

Cette hypothèse enfreindrait le droit international ainsi que les stipulations des traités instituant la C.E.D.E.A.O. ou l’Union Africaine, interdisant le recours à la guerre comme moyen de règlement des différends. Et, il serait moralement inacceptable de voir dans l’éventualité d’une guerre en Cote d’Ivoire le mode normal de résorption de la crise historique du système ivoirien tel qu’hérité de la colonisation.

Sauf que toute crise, quelle qu’elle soit est vecteur de changement, de mutation. Aussi, même s’il est établi, qu’il est plus aisé de concevoir que d’accoucher, de défaire que de faire, de détruire que d’édifier, de déconstruire que de construire, il faut admettre aussi que chaque déconstruction, chaque destruction s’accompagne, porte en elle-même un dynamisme de changement.

C’est ce phénomène qui est à l’origine de nombre d’Etats modernes, à l’origine du monde occidental d’aujourd’hui. C’est la résultante de la dialectique entre la Raison et l’Histoire telle que décrite par Friedrich Hegel in « Raison dans l’Histoire ».

Il va sans dire, abondant en ce sens, que dans le contexte ivoirien, ce que cinquante années de travail acharné d’ivoiriens de naissance ou d’adoption, ce que le travail acharné de non ivoiriens aussi, d’étrangers régulièrement installés en Cote d’Ivoire, mais aujourd’hui pointés du doigt, ont permis de mettre en œuvre : la Nation Ivoirienne, risque tôt ou tard d’être balayé en raison du déficit historique du sentiment de vouloir vivre ensemble.

Ce sera le sens de l’Histoire même si le spectacle de la violence peut nous conduire à la réfutation du sens de l’Histoire.

Elle conduira inéluctablement à l’avènement de la Conscience Nationale en Cote d’Ivoire.

-         Transformation contrôlée remettrait la crise ivoirienne dans sa dimension historique en tant que révélation de la difficile mue de l’Etat postcolonial en Afrique.

Transformation contrôlée permettrait de mettre en évidence la nécessité de mutation étatique en Afrique, de dépassement du modèle de l’Etat postcolonial.

Transformation contrôlée permettrait de replacer la crise ivoirienne dans son contexte, en tant qu’elle révèle une société qui n’a pas su se départir du modèle étatique postcolonial, caractérisé par l’existence d’Etats sans Nation et des ethnies-Nation sans Etat.

Et, du point de vue universel, cette crise doit nécessairement permettre ou appelle une redéfinition du concept d’Etat en Cote d’Ivoire et en Afrique.

Une réflexion globale sur ce que devraient être les Etats en Afrique.

En cela, elle aura été bénéfique au continent dans son ensemble.

  

Patrick-Emery Nguerembassa

 Juriste, Consultant.

Diplômé d’études supérieures de sciences juridiques et politiques

Chargé d’enseignement contractuel, Icom, Université Lumière, Lyon 2.

Gérant de Villa Urbana Patrimoine Optimis.