CHANGER LA
CONSTITUTION ? Contribution à un débat d’intérêt national.
Par le Doyen
Jean-François AKANDJI-KOMBÉ - Licencié en Droit de l’Université de
Bangui, Professeur à l’Ecole de Droit de la Sorbonne – Université Paris 1
Panthéon-Sorbonne, Rapporteur de la Commission Gouvernance du Forum
National de Bangui
« Faut-il
changer la Constitution ? La question est posée désormais. Et chacun
d’y aller de sa réponse et de ses suggestions. On ne peut que se réjouir de cet
engouement croissant pour la chose constitutionnelle. À travers ce débat, le
citoyen se saisit de son sort, de son destin. Pourvu donc que le mouvement en
cours s’amplifie.
Une
opinion de plus d’un citoyen, voilà ce que je veux livrer ici, en espérant
qu’elle sera de nature à nourrir ce débat et, pourquoi pas, à le faire avancer.
Une opinion qui se dessinera au fur et à mesure des réponses apportées aux
questions suivantes :
§
Quel
est l’enjeu de cette question ?
§
Pourquoi
changer la Constitution ?
§
Comment
changer la Constitution ?
§
Quel
contenu souhaitable pour cette Constitution ?
(1)
ENJEUX D’UNE QUESTION
Poser
la question constitutionnelle dans ces termes dans le contexte centrafricain, où
une nouvelle Constitution est entrée en vigueur il y a peu, le 31 mars 2016, et
où les nouvelles institutions prévues par celle-ci cherchent encore leurs
marques ou ne sont pas encore mises en place, n’est assurément pas neutre. Pour
que le débat ne soit pas stérile, il faut commencer par avoir conscience de
cette donnée. Mais il faut aussi être conscient du fait que les motivations sont
multiples et diverses.
La
question peut être posée d’abord pour justifier l’inapplication de la
Constitution actuellement en vigueur, l’argument étant qu’on ne peut appliquer
une Constitution si mal fagotée, si incohérente. « Faisons donc selon notre
bon vouloir, le temps qu’une nouvelle Loi fondamentale soit adoptée »,
pourrait être la proclamation des tenants de cette ligne.
La
question peut ensuite être posée pour contester radicalement au texte du 31 mars
le caractère de Constitution démocratique et, par contrecoup, pour dénier aux
autorités actuelles toute légitimité. On trouvera sur cette ligne aussi bien
ceux qui rêvent d’un retour à l’ordre constitutionnel de 2004, qui seul
trouve grâce à leurs yeux, que ceux qui rêvent d’ouvrir une nouvelle phase
de transition politique. Soit dit en passant, les deux clans ne sont pas
nécessairement distincts dans la réalité.
Mais
la question est aussi posée par certains dans un souci de pertinence et de
cohérence de la Constitution elle-même, pour neutraliser les contradictions,
éliminer les aberrations, combler les manques, bref, pour traquer les
incohérences.
Personnellement
c’est dans ce dernier camp que je me situe. Et ceci non seulement parce que je
souscris aux constats d’incohérence, de contradictions, de lacunes et
d’aberrations ; mais aussi parce que je récuse cette manière de prendre
prétexte de la question ici posée pour prôner un retour au passé ou une fuite en
avant, qui sont à mes yeux autant de coups de force. Je récuse d’ailleurs
tout autant la posture de ceux qui voudraient prendre le même prétexte pour
justifier une violation constante des dispositions constitutionnelles en
vigueur.
Un
des enjeux majeurs de la République centrafricaine renaissante est, selon moi,
le respect de nos règles communes, à commencer par la Constitution. Il est donc
de la plus haute importance que celle-ci soit respectée telle qu’elle est.
Comporte-t-elle des imperfections ? Certainement. Mais la première réponse
qu’il conviendrait de donner à ce problème me paraît être la mise en place –
enfin – de la nouvelle Cour constitutionnelle, en lieu et place de la Cour
constitutionnelle de transition, laquelle est absolument incompétente pour
connaître des recours tendant à l’application de la Constitution du 31 mars
2016. Dans toutes les démocraties dignes de ce nom, c’est le travail normal de
ce juge que de réduire les incohérences, qui au demeurant existent dans toutes
les Constitutions, et de tisser la cohérence du texte. Je veux bien admettre que
la Constitution du 31 mars va au delà des simples imperfections. Mais est-ce une
raison pour prôner un retour à la loi de la jungle ? C’est en tout cas une
de mes raisons pour souhaiter que soit entrepris le travail de rénovation de
notre Loi fondamentale.
(2)
POURQUOI CHANGER LA CONSTITUTION ?
Je
m’étais déjà exprimé sur ce point dans un article paru (sur jfakiblog.com) le 25
novembre 2015, à propos du référendum constitutionnel du 13 décembre 2015, où
j’appelais à voter en faveur de la nouvelle Constitution tout en exigeant des
nouvelles autorités élues sa réécriture.
Je
n’ai pas changé d’avis. Voici ce que j’écrivais alors, et qui reste
d’actualité:
« La
Constitution qui nous est soumise – et dont le texte reste encore
inexplicablement confidentiel – est mauvaise, et ce principalement et
fondamentalement parce qu’elle est tout sauf la Loi fondamentale des
centrafricains.
Elle
n’est pas la Loi fondamentale des centrafricains, d’abord, parce qu’elle ne peut
pas être tenue pour une manifestation de la volonté des centrafricains. Son
origine est double : autorités de transition, spécialement Conseil national de
transition, d’une part, plumes d’experts étrangers commis par la « Communauté
internationale » d’autre part. Et à cette origine s’attache une commune
illégitimité, ou à tout le moins une légitimité sujette à caution, sur laquelle
il n’y a pas lieu ici de s’étendre ; une légitimité douteuse qui autorise à dire
que ce texte n’est pas, à l’instar de ses devancières, œuvre du
peuple.
En
plus de ne pas être formellement la Loi fondamentale des centrafricains, elle ne
l’est guère de par son contenu. Le fait est que les principes fondamentaux que
les centrafricains ont formulés, à travers le Forum national de Bangui par
exemple, et qu’ils ont voulu voir inscrits dans leur Loi fondamentale ont été
battus en brèche pour certains, ou simplement ignorés pour le reste. Je songe
ici par exemple à l’exigence de consacrer un chapitre de la Constitution à la
citoyenneté, un autre à la souveraineté sur les ressources naturelles, et un
autre encore à la répression constitutionnelle de la violence
politique. »
Ce
sont là, pour moi, les raisons fondamentales. On peut bien y ajouter tel ou tel
détail technique. Mais ces raisons sont en elles-mêmes suffisantes pour que soit
entrepris l’œuvre de réécriture de la Constitution.
(3)
COMMENT CHANGER LA CONSTITUTION ?
Evacuons
d’abord, pour répondre à cette question, un point technique que ne manqueront
pas de poser les juristes, qui est de savoir si on opte pour une révision ou
pour un changement de Constitution. Il suffit que j’indique que je n’ai pas pris
parti dans ce débat en formulant la question comme je l’ai fait. Car
changer la Constitution ce n’est pas nécessairement
changer de Constitution. Ce peut être aussi maintenir
l’existant en changeant certains de ses éléments de contenu. En définitive, je
propose qu’on tienne cette question technique pour accessoire pour l’instant, ne
serait-ce que parce qu’avant de se parler entre techniciens-juristes, il faut
enregistrer d’abord l’expression de la volonté des centrafricains, et l’ampleur
qu’ils veulent donner au changement.
Le
point central, pour savoir comment changer la Constitution, est donc le retour
aux centrafricains et à la République centrafricaine.
Un
tel retour est même impérieux si on veut bien comprendre que la Constitution,
par delà les considérations juridiques, est l’expression du génie propre de
chaque peuple, et qu’elle est une manière pour celui-ci de répondre aux défis de
sa propre histoire en vue de se projeter dans l’avenir. Elle n’a donc pas
vocation à exprimer la volonté de « connaisseurs », juristes
constitutionnalistes, fussent-ils les plus éminents, pas davantage que la
volonté de pays étrangers, pas davantage encore que la tyrannie de soi-disant
« modèles » étrangers.
Certes,
dans l’accomplissement de cette œuvre, il ne me paraît pas indiqué de se
recroqueviller sur soi. Il peut être utile de prendre des conseils, de même
qu’on peut économiser du temps en regardant comment d’autres pays et d’autres
peuples, confrontés aux mêmes difficultés que nous, les ont résolues. Reste que
conseils et expériences étrangères n’ont vocation à être que des éclairages, et
non pas à se substituer à la volonté de ceux qui ont, seuls, titre à
s’exprimer : les centrafricains, en l’occurrence.
Certes,
encore, il faudra tenir compte du fait que la République centrafricaine est un
acteur de la vie internationale, qu’en tant que tel elle a pris des engagements
et a adhéré à des valeurs universelles qui ne peuvent être négligées. Mais cela
ne peut en aucune manière justifier que l’on dépossède les centrafricains de
leur droit inaliénable à être gouvernés selon leur propre volonté. Ce qui, du
reste, est précisément un des principes cardinaux du droit international que
j’évoquais(« En vertu du principe de l’égalité de droits des peuples et
de leur droit à disposer d’eux-mêmes, principe consacré dans la Charte des
Nations Unies, tous les peuples ont le droit de déterminer leur statut
politique, en toute liberté et sans ingérence extérieure, et de poursuivre leur
développement économique, social et culturel, et tout Etat a le devoir de
respecter ce droit conformément aux dispositions de la Charte » :
Assemblée générale des Nations Unies, 24 oct. 1970, Déclaration relative aux
principes du droit international touchant aux relations amicales et à la
coopération entre les Etats).
Je
vois bien sûr venir l’objection, sous forme de question : dans un pays comme la
République centrafricaine où l’on s’accorde à dire que le taux d’alphabétisation
est l’un des moins élevés d’Afrique, peut-on confier aux citoyens le soin de
concevoir un document aussi essentiel et aussi complexe que la
Constitution ?
Ma
réponse est résolument : oui ! Etre analphabète ne signifie pas qu’on
est idiot. Chaque personne dotée du sens commun est capable d’énoncer les
valeurs auxquelles elle est attachée, les intérêts qui sont à ses yeux
fondamentaux, les gouvernants qu’elle veut ou pas, la manière dont elle veut
être gouvernée, etc. Pour ceux qui en douteraient encore, je les invite à lire
les rapports intégraux des « consultations à la base » qui ont précédé
le Forum national de Bangui. On ne peut pas trouver meilleure confirmation de ce
que j’avance. Et puis, que ceux qui veulent continuer à porter l’objection
regardent leurs propres parents analphabètes (il y en a dans chaque famille
centrafricaine), regardent aux décisions graves qu’ils ont eu à prendre au cours
de leurs vies, et évaluent l’intelligence de ces décisions par rapport à celle
des décisions des « instruits ».
Cela
ne fait pas de tout citoyen un juriste, mieux encore, un constitutionnaliste
chevronné, j’en conviens sans difficulté. Mais je ne prétends pas que doit être
donné à chaque citoyen le soin de rédiger la Constitution.
Tirée
de toutes ces considérations, mon idée des étapes à suivre pour changer la
Constitution est la suivante :
§
Au
peuple, aux citoyens, la définition des questions fondamentales à traiter par la
Constitution, et des principes fondamentaux selon lesquels ces questions doivent
être traitées ; autrement dit la définition des grands titres et chapitres,
ainsi que du sens général de leurs dispositions ;
§
A
un comité composé de juristes et de sages de mettre en forme juridique ce qui
est ainsi défini, ainsi que de le décliner dans des dispositions juridiques
précises (rédaction des articles) ;
§
Au
peuple, enfin, d’adopter l’ensemble après s’être assuré que ce qui a été produit
est bien fidèle à sa volonté originelle, mais pas sans avoir été mis en mesure
de le faire (traduction du texte dans la langue nationale, le sango,
notamment).
Reste
la toute dernière question : quel contenu conviendrait-il d’envisager pour
ce qui, somme toute, se présente plutôt comme une Constitution
nouvelle ?
(4)
QUEL CONTENU SOUHAITABLE POUR LA CONSTITUTION ?
Ce
que je viens de dire du processus interdit logiquement de prédire à l’avance le
contenu de la Constitution que j’appelle de mes vœux. Car nul n’a titre à se
substituer au peuple souverain pour dire sa volonté, sauf, à la rigueur, à faire
des propositions de déclinaisons de sa volonté. Il faut donc en passer par la
première étape que j’ai indiquée plus haut.
Cela
signifie-t-il qu’il faille organiser de nouvelles consultations à la base ?
Je ne le crois pas. J’aurai même tendance à penser qu’avec les
différents fora qui se sont déroulés en République
centrafricaine ces deux dernières décennies cette première étape est d’ores et
déjà acquise.
Pour
ne prendre que Forum national de Bangui de mai 2015, que je connais le mieux
(j’étais Rapporteur de sa Commission Gouvernance), il suffit de rappeler que
cette instance avait formulé un ensemble de principes à intégrer ou à décliner
dans la Constitution, dont quelques rares seulement ont été pris en compte, au
prix d’ailleurs de leur dévitalisation.
Il
importe, dans le débat actuel, de ne pas suivre l’exemple de l’atelier dit
d’enrichissement dont est issue la Constitution du 31 mars 2016. Partir de ces
principes, c’est, à mes yeux, un impératif catégorique de notre débat
constitutionnel actuel. Aussi n’est-il pas inutile, et suffit-il de les
reproduire ici, comme ci-après.
« II-
PROMOUVOIR LA BONNE GOUVERNANCE PAR LA CONSTITUTION
Délibération
n° 2 :
Dans le plein respect des engagements internationaux de la RCA, établir la
Constitution à venir comme expression du génie du peuple centrafricain dans son
élaboration, incarnation de l’identité du peuple centrafricain dans ses
principes et réponse aux problématiques centrafricaines par ses institutions et
agencements. A cette fin,
1)
introduire dans la Constitution :
1.
une
référence forte à la refondation de l’Etat centrafricain après les crises
successives, ainsi qu’une référence aux principes d’humanité et de dignité
humaine ;
2.
un
titre relatif à la citoyenneté en tant qu’expression du lien politique entre les
centrafricains en précisant les droits et les obligations attachés à cette
citoyenneté ;
3.
pour
accompagner les dispositions relatives à la République qui est une forme de
l’Etat, des dispositions relatives à l’Etat et aux principes qui lui sont
attachés, dont les principes d’unité de l’Etat et de sa population, d’égalité et
d’égale dignité de tous les citoyens centrafricains, ainsi que le principe de
neutralité de l’Etat à l’égard des religions ;
4.
en
tête des dispositions relatives aux pouvoirs exécutif et législatif, la mention
que tout pouvoir émane du peuple centrafricain ;
5.
une
disposition prohibant la prise du pouvoir ou sa perpétuation par la force, mais
aussi déclarant incompatible avec le statut politique le statut militaire ou la
condition de force armée ;
6.
dans
la partie consacrée à la garantie des droits fondamentaux, une protection
renforcée des droits des minorités et des peuples autochtones, ainsi que de
l’égalité entre les hommes et les femmes ;
7.
une
disposition autorisant le pouvoir exécutif à procéder à des consultations à la
base sur les grandes questions de société ;
8.
une
disposition imposant que les relations extérieures de la RCA soient conduites
dans le respect de la dignité et des intérêts des centrafricains, ainsi que de
la protection de l’intégrité territoriale de l’Etat, et assortir cette
disposition d’un mécanisme de contrôle parlementaire ;
9.
un
titre particulier sur les ressources naturelles à travers des dispositions qui
affirment, d’une part, la souveraineté permanente de l’Etat centrafricain sur
elles et, d’autre part, leur caractère de patrimoine commun du peuple
centrafricain et en tirer les conséquences ;
10.
le
principe selon lequel tout dirigeant qui viole la Constitution, les obligations
qui y sont énoncées, doit en répondre. Les mécanismes de mise en œuvre de la
responsabilité doivent être prévus spécifiquement par des
textes.
11.
Inscrire
dans la Constitution une Haute Autorité de la Bonne Gouvernance, en tant
qu’instance indépendante de contrôle et de proposition, disposant de larges
pouvoirs qui lui permettent de diligenter des contrôles des finances de l’Etat,
des administrations, des finances personnelles des personnalités assumant de
hautes fonctions de l’Etat, du financement des partis politiques et des comptes
de campagne ; instance dotée par ailleurs des pouvoirs nécessaires pour
l’engagement de poursuites en cas de soupçon de malversation, et organe pouvant
saisir de la Cour constitutionnelle en ce qui concerne les comptes de campagne ;
mais aussi institution bénéficiant des garanties nécessaires d’indépendance,
d’impartialité, ainsi que des moyens matériels de sa mission.
(…) ».
Ces
principes et orientations, qui ont été adoptés par le Forum sur proposition de
sa Commission gouvernance, sont-ils exhaustifs ? Sans doute pas. Mais en
cherchant bien dans les autres recommandations issues des autres Commissions, il
devrait être aisé de les compléter. Il ne resterait alors à discuter que des
institutions, procédures et prescriptions de fond de nature à les traduire en
dispositions constitutionnelles précises.
DANS
QUEL TEMPS ? (REMARQUES CONCLUSIVES)
Je
ne saurais terminer ces réflexions sans évoquer cette question du temps du
changement de la Constitution, voire du changement de
Constitution.
Je
considère pour ma part que, compte tenu des priorités de l’heure, et notamment
de la nécessité urgente de rétablir la sécurité et la tranquillité des citoyens
sur toute l’étendue du territoire, il n’y a pas urgence. Deux autres raisons me
poussent à considérer qu’il faut prendre son temps : le caractère
fondamental, et donc complexe, des réformes envisagées, d’une part et, d’autre
part, la nécessité de construire un consensus qui serait la principale garantie
de pérennité du texte à rédiger. Mais quand j’invite à prendre son temps, je
pense au temps du travail à faire, car je suis d’avis aussi que rien n’interdit
d’ouvrir le chantier maintenant.
L’objectif
de doter pour la première fois la République centrafricaine d’une Constitution
voulue par les centrafricains mérite bien qu’on s’y intéresse immédiatement et
qu’on prenne le temps des mandats actuels, présidentiel comme législatifs, pour
faire aboutir l’œuvre.
Source :
https://jfakiblog.com/2016/07/12/centrafrique-changer-la-constitution/