CENTRAFRIQUE : AU NOM DE LA MORALE 

 

 

   Dans le paradis des condottieres on parle d'amnistier les rebelles. Dans le paradis des rebelles on voudrait absoudre les condottieres. Rumeur ou vérité ? En tout cas, il règne depuis toujours en Centrafrique une véritable culture de l'impunité, qui est probablement la cause première de sa déconfiture. La plupart de ses grands criminels sont morts dans leur lit, sans passer par la case prison. Cette vérité est en train de se vérifier sous nos yeux : les menus fretins sont vite attrapés et livrés dare-dare à la CPI. Les gros caïds courent toujours et continuent de massacrer les civils. Encore une fois : la plupart des grands criminels centrafricains sont morts dans leur lit. Ceux qui ont fait de la prison à l'issue d'un procès équitable ont vite été graciés, libérés et même réhabilités post mortem. Certains sont aujourd'hui considérés comme des héros et chantés comme tels à la radio. Alors que leur passion du lucre, leur mépris vis-à-vis de leurs compatriotes et leur pouvoir prédateur sont à l'origine des rébellions, qui connaissent dans notre pays une inflation galopante. Aujourd'hui, la Centrafrique, un petit pays de cinq millions d'habitants, compte quatorze rébellions et seulement sept chirurgiens et seulement deux cardiologues et seulement un neurologue et seulement une université et seulement un lycée technique public... Des ratios, somme toute, plus éloquents que n'importe quel discours misérabiliste.

   Le chiffre de quatorze rébellions date de bientôt dix ans. Il est resté stable comme le sont les quarantièmes rugissants. Il semble indélébile comme les traumatismes qu'il a infligés au pays. Il est un chiffre maudit. Mais reflète-t-il la réalité du terrain ? Rien n'est moins sûr. Il ne prend pas en compte les groupes d'Autodéfense qui pullulent dans certaines régions et qui sont presque tous autonomes. S'il y a davantage de groupes rebelles qu'on ne le dit, les grandes rébellions a contrario sont au nombre de quatre ou cinq. Les autres n'étant que des factions groupusculaires et opportunistes, qui ne tiendraient pas une seule journée devant une armée nationale bien équipée. Moralité: un État faible est un terreau pour les rébellions.

   La plupart des rébellions qui terrorisent la Centrafrique ont un état-major ou quelque chose d'approchant, elles ont des aventuriers, des armes blanches, des pétoires et quelques kalachnikovs. C'est à peu près tout l'attirail du parfait rebelle centrafricain. C'est à peu près tout ce qu'il faut pour pérenniser une rébellion en Centrafrique.

   Je ne dis pas que les rebelles centrafricains n'ont pas d'armes sophistiquées. Je dis que tous n'ont pas les grands moyens des seigneurs de guerre de la Séléka, tous n'ont pas les moyens de certains Antibalaka. Je dis que ceux qui ont interdit au pays de réarmer les Forces Armées Centrafricaines ont fait croire aux coupeurs de route, aux braconniers, aux aventuriers apatrides, aux braqueurs et même aux escrocs qu'ils pouvaient former des rébellions et fomenter des troubles en Centrafrique pour mieux la piller.

   À quelque chose malheur est bon. Dans le paradis des condottieri, la politique n'est plus l'apanage des politiciens ni des politologues. Elle est devenue, à la faveur de la crise Séléka, l'affaire de tout le monde. Il y a ceux qui la font et il y a ceux qui, beaucoup plus nombreux, la commentent. Pendant longtemps, les citoyens sont restés silencieux, bâillonnés par les dictatures qui ont fait le lit de la Séléka. Pendant longtemps, le peuple a courbé l'échine : un << Non >> argumenté ou un << Oui, mais >> critique pouvait envoyer son auteur en enfer. Un livre anodin qui ne faisait pas l'éloge du régime en place était un crime de lèse-majesté. Bamboté Makombo peut en témoigner du fond de sa tombe.

   Les Centrafricains n'aiment pas la critique. Un défaut que leurs dirigeants ont porté à son comble. La plus anodine des discussions évolue irrémédiablement en dispute, en menace et en rancune tenace. Les Centrafricains n'aiment pas la controverse : le chef, l'aîné et l'ancien ont toujours raison. Un exemple vient de nous être donné à l'approche de la fête nationale. Des rebelles ayant massacré des manants désargentés et des prêtres à Alindao et à Kaga Bandoro, des rebelles ayant massacré des bouseux clochardisés sur leurs propres terres, le gouvernement a décidé de maintenir la célébration de la proclamation de la République. Au nom de la laïcité. Et en faisant fi des réserves émises par le cardinal.

   Je rappelle que l'église catholique a beaucoup fait pour asseoir l'accalmie qui a permis les élections présidentielle et législatives. Je rappelle que le pape est venu en personne prier pour le retour de la paix en Centrafrique. Je rappelle que la population centrafricaine est chrétienne à plus de 80%. Je rappelle enfin que les chrétiens sont des croyants qui respectent leurs morts. Comme les Africains animistes, comme Birago Diop:

   << Les morts ne sont jamais morts >>

   Une image m'obsède et m'attriste depuis le début de cette crise. Chaque fois qu'une ville est attaquée par des hordes de rebelles, sa population fuit spontanément vers l'église, qu'elle considère comme son dernier rempart. Parce qu'elle sait que le clergé restera avec elle, parce qu'elle sait que le cardinal viendra lui rendre visite. Ce réflexe est la manifestation d'un désamour profond entre un peuple martyr et ses dirigeants. Il reconnaît à l'église, en revanche, un rôle prépondérant dans la résolution du conflit.

   Les dirigeants centrafricains ont célébré la proclamation de la République. Au nom de la laïcité. La Centrafrique, il est vrai, n'est pas un État théocratique. Mais le pays vit des jours on ne peut plus sombres et dramatiques. Des jours de deuil qui n'en finissent pas et qui ont poussé plusieurs de ses fils à penser que le gouvernement aurait dû surseoir à cette célébration, au nom de la morale.

 

               Anatole GBANDI

              (15/12/2018)