Une petite leçon de géographie, à l'usage de mes compatriotes.

 

     Enfant, j'allais me baigner avec mes camarades de classe sur les plages de l'Oubangui, au pied du Rock Hôtel, situé en face de Zongo la sous-préfecture du Congo, située en face de la capitale centrafricaine. Mes grands-parents maternels y possédaient une case. J'y allais souvent passer mes vacances scolaires. J'y ai appris à nager, à plonger à la recherche des moules d'eau douce, à pêcher à la ligne et à la senne, mais pas à l'épervier.

L'épervier est un filet de forme conique, lesté de plombs à sa base, que l'on lance en éventail dans le cours d'eau pour ramener les bancs de poissons qui nagent en surface. J'étais alors trop jeune et le poids m'aurait entraîné par le fond.

 

Montpellier : Port Marianne et l'Hôtel du département. (Photo, Charles Indo, 7 août 2020)

1 – A l’école de la République.

C'est en allant plus tard à l'école que j'appris les différentes catégories de cours d'eau ; du ruisseau qui serpente entre les folles herbes au marigot qui abrite les grenouilles, de celui-ci à la rivière où batifolent des compagnies entières de lourds hippopotames, laquelle rivière alimente à son tour le fleuve majestueux qui a le privilège de se mêler aux eaux salées de l'océan atlantique.

Il y avait comme une gourmandise culinaire dans les propos de notre instituteur, le sel étant le condiment qui relève le goût des plats cuisinés. C'est un signe d'évolution, un marqueur de civilisation.

A mes yeux, le kilomètre et demi qui séparent les deux rives de l'Oubangui ne devaient pas rivaliser avec le lit de son confluent, le Congo. Un fleuve doit être plus large, ses eaux plus sombres et ses courants plus puissants.

A l'école, nous apprîmes le nom des fleuves africains par cœur, ainsi que leur débit : le Congo, le Nil, le Zambèze, le Niger, etc. Nos fleuves étaient tous du genre masculin. Une volonté patriarcale machiste sans doute.

A cause de l'indépendance, je dus attendre d'aller au collège pour apprendre les fleuves français, la Seine, la Loire, la Marne, la Garonne... En France, à l'exception du Rhône et du Rhin qui prennent leur source en Suisse, les fleuves ont des attributs féminins.

Lorsque j'émis cette distinction subtile, le jeune prêtre qui nous faisait histoire/géo haussa les épaules en écarquillant les yeux. Il n'ouvrit pas la bouche. Je ne sus point si j'avais dit une énormité ou bien avait-il manqué d'air dans les poumons.

Dès ce jour, je n'eus qu'un rêve : découvrir la Seine, le fleuve qui arrose Paris. On le dit lumineux !

 

2 – En avril, ne te découvre pas d’un fil.

     L'occasion me fut donné de découvrir Paris lorsque, pour préparer le championnat d'Afrique de basket-ball qui devait se tenir au Maroc, la sélection nationale centrafricaine fit un court séjour dans la capitale française. Nous devions rencontrer l'Alsace de Bagnolet, une équipe de patronage de la banlieue nord-est de Paris, animée à l'époque par les frères Dorigo, Laurent et Maxime, le cadet et l’aîné.

C'était en mars-avril 1969, nous étions à la fin de l'hiver mais il faisait encore très frais.

Le match se déroula dans un gymnase, en salle, à l'abri des intempéries. Pour nous qui étions habitués à jouer en plein air, au stade Barthélemy Boganda, ce fut une première.

Le tournoi débuta à notre avantage jusqu'à la mi-temps. Nous eûmes même l'occasion de tester notre arme fétiche, le 8 chinois ou américain, une combinaison que nous n'exécutions jusqu'alors qu'à l'entraînement. Le public était conquis par notre allant, notre vitesse et notre dextérité.

Mais au retour des vestiaires, les choses prirent une autre tournure. Nous étions devenus maladroits, incapables d'assurer deux passes consécutives, comme frileux et fiévreux à la fois.

Nous perdîmes de quelques points, au grand désappointement de « Boston », le président de la fédération centrafricaine de basket-ball.

Il était même en colère et allait sans doute nous enguirlander dans les vestiaires, lorsque je surpris le président du club hôte le rassurer !

-        Ils sont très forts vos joueurs. Je pense qu'ils iront loin au Maroc.

-        Ah, non ! Répondit Boston. Ils ont perdu alors que l'équipe menait à la mi-temps !

-        Justement, monsieur le président ! Ils ont mal joué en deuxième mi-temps car nous avons fait couper le chauffage dans la salle ! A ces mots, il rit.

Je fus surpris. Je ne croyais pas les Français – les Blancs, disions-nous – capables d'un tel subterfuge, stratagème. Cette ruse nous apprît un proverbe : « En avril, ne te découvre pas d'un fil » !

Au dîner qui suivit le match, nous eûmes droit à des mets choisis : plateau d'huîtres, confits de canard aux pommes rissolés et salade, marrons glacés !

Au lieu d'une messe des papilles, ce repas fut un calvaire. Nombreux furent ceux qui se montrèrent incapables de gober des huîtres crues, question d'habitude. Les serveurs étaient dépités.

Ce repas funeste fut suivi d'une véritable mise à mort : un concert de musique classique en Salle Pleyel !

Entre les gargouillis des ventres affamés et les efforts manifestes pour réprimer des bâillements, toute l'équipe se réfugia dans le sommeil. C'était la rangée des costards bleu marine endormis. Boston, qui entendait par ce choix relever notre niveau culturel, priait pour conjurer d'éventuels ronflements.

Dès la fin du concert, nous précipitâmes vers notre hôtel, où nous attendaient des malles métalliques remplies de victuailles : pain de manioc, pâtés de feuilles de manioc aux courgettes, de poissons fumés ou de gibiers boucanées, des poulets grillés, des carpaccios de viandes de bœuf ou de cabris pimentés (chouia), etc. C’était une idée merveilleuse de l’intendante de la fédération, Madame Arlette Pata, qui souhaitait nous éviter de changer de régime alimentaire pendant les tournois à l’étranger. Grâce à elle, nous nous couchâmes repus.

De mon côté, je n’avais qu’une hâte : visiter les bords de la Seine. Je m’en ouvris à mon cousin Talo Jean, alors étudiant à l’école spéciale des travaux publics de Cachan.

 

3 – La visite de Panam, à la découverte de Paris.

Je ne dormis que d’un œil. Dès potron-minet, je réveillais Jean. Nous prîmes les transports en communs, jusqu’à la place de la Concorde. En arrivant sur le pont d’Arcole, en face de l’assemblée nationale, j’aperçus un visage familier. Je reconnus Eddie Constantine, Lemmy Caution, le détective privé de La môme vert-de-gris, le film de Borderie (1).

Je le hélai et lui courus dessus, en criant : Eddie ! Eddie !

Il s’arrêta au milieu du pont. Je l’abordai, essoufflé, mais fou de joie. Je faillis m’étouffé en me présentant.

-          Je viens de Bangui, en République centrafricaine. J’ai vu tous vos films, en particulier La Môme vert-de-gris, Cet homme est dangereux, Ça va barder, Je suis un sentimental, Alphaville de Jean-Luc Godard. Je récitais, sans reprendre mon souffle.

Il souriait des yeux, un timide sourire aux lèvres : être reconnu en plein Paris par un gamin noir venant d’Afrique ! Il n’en revenait pas. On discuta un petit moment. En me quittant, il me prit dans ses bras, me remercia en disant « Mon ami », et m’offrit son  chapeau en guise de souvenir. J’étais aux anges !

Tout à mon enchantement, je me tournai vers mon cousin pour le presser.

-          C’est encore loin la Seine ?

Son regard s’assombrit, comme s’il allait me frapper. Il fulmina :

-          Tu es bête ou quoi ! Cela fait trente minutes que tu discutes sur la Seine, dit-il en montrant le cours d’eau en contrebas du pont.

J’étais abasourdi, tétanisé, déçu.

-          C’est ça, la Seine ? Le fleuve qui se jette dans la mer ?

Je n’en revenais pas. Les deux bords ne devaient pas être éloignés de 50 mètres. J’eus une pensée émue pour mon instituteur, maître Maou et ses leçons animées, lui qui s’était donné tant de peine pour nous faire aimer la géographie.

Je demandai à Jean de rebrousser chemin. Il tempéra mon dépit en m’amenant visiter la cathédrale Notre Dame de Paris, ses gargouilles, sa flèche, et Quasimodo le Bossu. Chemin faisant, il me fit remarquer les deux bras du fleuve qui enlaçaient l’Île de la Cité ; il me fit passer devant le 36, quai des Orfèvres – il connaissait mon penchant pour les enquêtes du commissaire San Antonio – me montra de l’index la demeure de Michèle Morgan, l’actrice française aux yeux translucides ; me fit découvrir le marché aux fleurs et, dans le lointain, la pointe de la Tour Effel.

Je fus conquis et regardai Paris d’un autre œil.

 

4 – Retour à la réalité.

Huit mois après cet intermède parisien, je revins en France pour mes études supérieures, à Montpellier.

Une fois installé dans ma chambre à la cité universitaire de La Colombière, je résolus de me rendre sue les bords du fleuve le Lès, le cours d’eau qui descend du Mont Aigoual et traverse la ville. J’étais encore ébranlé par la passion des fleuves, « ces cours d’eau qui se jettent dans la mer ».

La déconvenue fut encore plus immense qu’à Paris sur les rives de la Seine.

Je remontai le cours d’eau jusqu’au croisement de la route de Nîmes, aux abords de l’avenue Saint-Maurice de Sauret.

Le Lès n’était alors qu’un ruisseau, un filet d’eau. Je pouvais, d’un bond à pieds joints, sauter d’une rive à l’autre. Son lit était tapissé d’herbes folles et d’arbustes aux racines adventives qui traînaient dans l’onde claire. Mais le filet était si mince que j’étais persuadé qu’aucune femme africaine n’aurait accepté d’y laver son linge, ni même y nettoyer sa vaisselle.

C’est pour rompre cette sombre destinée que mon professeur d’histoire des faits économiques et sociaux, M. Georges Frêche, devenu édile de la cité de Montpellier en 1973, décida de faire venir la mer jusqu’au Lès, en centre-ville. Il créa Port Marianne, au pied de l’Hôtel du département.

Je venais de découvrir l’autre aspect de la théorie de la relativité.

Celle-ci est marquée par l’illusion. Un nom, un mot peut habiller une réalité que notre regard peut ou non sublimer, un kaléidoscope.

Le mot fleuve qualifie une multitude diverse de cours d’eau, aux caractéristiques différents et aux contours ondoyants, mais comme poursuivant un seul objectif : atteindre la mer. Tel semble être le but de tous les cours d’eau, du plus petit ruisseau au plus grand fleuve.

Je compris ce jour-là pourquoi les Africains étaient appelés sauvages par le colonisateur.

Ils descendaient sans doute d’une très grande civilisation, malheureusement disparue. Que cette civilisation fut détruite importe peu. Elle n’était plus là, et cela suffisait pour que son peuple perde son âme. « L’homme noir n’est pas entré dans l’histoire », dit-on.

Tout comme un fleuve qui ne se jette pas dans la mer, il perd son sens. Il s’étend, s’étale, devient lac ou étang, bientôt un cul de sac.

 

C’est ce que je crains, pour le Centrafrique !

 

Paris, le 19 décembre 2020

 

Prosper INDO

Economiste,

Consultant international.

 

(1)- La Môme vert-de-gris est un film de Borderie, en 1953.