Analyse économique de
la crise politique en République centrafricaine.
Tout a été dit et
écrit sur la République centrafricaine en crise. Critiques, conseils et
propositions ont été formulés sur tous les tons et n'ont pas manqué. Réunions,
conciliabules, fora et agora se sont succédés. Des engagements ont été pris et
des accords signés par les différentes parties prenantes à la crise. Ces accords
sont considérés comme de simples chiffons de papier, parce que les autorités
locales sont des tigres en papier aux dents avariées et aux griffes vermoulues,
par tant de corruption.
On se rappelle la
catastrophique transition dont le chef de l'Etat sortant a osé proclamer :
« La barque centrafricaine a été redressée de son naufrage et elle flotte
désormais sur des eaux plus calmes » !
Elle se payait de
mots, sans doute parce que la force des métaphores réside dans leur
inutilité.
I – Plaidoyer pour un
retour à la raison.
Dans un Etat
structuré, le rôle des gouvernants consiste à veiller sur le bien-être de la
population, quel que soit le régime politique choisi. L'Etat a une mission de
redistribution des richesses nationales, à travers les mécanismes de l'impôt et
des taxes indirectes. Il protège le corps social à travers le maillage serré des
services publics d'éducation, de santé, de sécurité, du logement, des transports
et télécommunications, etc.
Dans un tel Etat,
chaque citoyen « dépend du travail des autres et le bien général est le
résultat automatique des volontés particulières », du fait de l'action de
la « main invisible ».
Ce résultat n'est
valable que dans le cadre d'une économie de libre concurrence et de la division
du travail.
Dans les pays, comme
la RCA, où l'économie est fondée sur la rente, le rôle de l'Etat est tout autre.
Il consiste à jouer les intermédiaires entre les producteurs locaux et les
marchés internationaux, les bourses des matières premières, entre les
exportateurs et les importateurs :
-
soit l'Etat établi un
monopsone d'achat, c'est-à-dire rachète l'ensemble de la production nationale
aux producteurs locaux, et se positionne comme vendeur unique (monopole) sur les
marchés internationaux,
-
soit le marché est
libre et, donc, la multitude de producteurs locaux s'attache à satisfaire les
demandes sur les marchés internationaux ; l'Etat se contente alors de
prélever une partie des rentes par le biais de la fiscalité sur les revenus des
personnes physiques et morales (entreprises).
En République
centrafricaine, les différents plans d'ajustement structurels mis en œuvre par
les autorités politiques locales, à la demande des institutions internationales (Fonds
monétaire internationale et Banque mondiale), ont validé la deuxième voie à
partir du discours de La Baule. L'Etat se contente de dispenser des agréments
d'exploitation ou des concessions d'exploitation, contre perception de
redevances.
L'impôt de capitation
ayant été supprimé dès 1992, les ressources de l'Etat reposent essentiellement
sur les rentes d'exploitation du bois, des diamants, du coton et du café, et sur
les taxes douanières d'importation. Ces rentes sont définis dans le cadre de
codes d'investissements particuliers, les plus rigoureux au monde,
dit-on.
Cependant, les
mécanismes d'appropriation de ces redevances n'alimentent pas directement le
budget de l'Etat. Ces ressources sont gérées par des régies financières
autonomes qui, théoriquement, doivent reverser un certain pourcentage des
redevances perçues à l'Etat, lorsque celles-ci ne sont pas directement
ponctionnées par la présidence de la République. On se demande
pourquoi !
Les critères de
répartition de ces ressources étant opaques, il y a donc confiscation des
rentes, à différents niveaux du circuit. Chaque service s'organise en
intermédiaire et s'érige en mécanisme de compensation (prélèvement de
commissions) à la source. On prive ainsi le budget de l'Etat des moyens
nécessaires au financement des services publics de proximité.
D'où la
multiplication des partis politiques et des groupes armés pour avoir accès au
circuit des rentes. Ceux-ci ne visent d'autres objectifs que le partage de ces ressources
financières.
II – Une analyse
économique de l'action politique en RCA.
L'analyse économique
de l'action politique se fonde généralement sur quelques notions : le
concept d'utilité, celui de préférences individuelle ou collective, le concept
du revenu permanent, etc.
La notion de
préférence exprime la capacité, pour un individu, à ordonner l'ensemble de ses
choix possibles, en fonction de leur utilité croissante ou décroissante. Ainsi
par exemple, un individu peut préférer son revenu à un instant t relativement au
revenu espéré à t+1, tel que Rt < Rt+1.
Si au plan économique
ces préférences reposent sur des variables simples à déterminer, au plan
politique, les variables sont plus complexes et se fondent sur des
considérations d'appartenance à des groupes ou des sensibilités idéologiques
difficiles à quantifier. L'ensemble des groupes constitue le corps électoral en
démocratie.
D'où le recours à un
concept plus maniable, la notion d'équilibre général.
-
Dans une démocratie,
lorsque le corps électoral est « polarisé », c'est-à-dire partagé
entre deux partis, l'alternance au gouvernement se traduit par un changement
radical de politique : une moitié du corps électoral est persuadé que le
parti au pouvoir mène une politique qui lui est défavorable. Soit le parti au
pouvoir se perpétue, et il y a risque de révolte, soit les deux partis en
présence alternent au pouvoir, et le chaos s'installe. En conclusion, la
démocratie ne peut mener à un gouvernement stable et efficace, si le corps
électoral est polarisé. Pour éviter cette polarisation, les deux partis
considérés ont intérêt à tendre vers le centre de l'échiquier politique afin de
gommer leurs différences par trop exacerbées. On chemine vers
l'équilibre.
-
Dans un système
politique ou plusieurs partis sont en concurrence, chaque parti a intérêt à
rester fidèle à son positionnement idéologique et à se différencier radicalement
des autres partis, afin d'empêcher tout rapprochement. Les électeurs étant alors
très dispersés, il est rare qu'un seul parti soit majoritaire en voix. La
stratégie consiste donc, pour le gouvernement en place, à prendre des
dispositions catégorielles qui plaisent à chaque groupe d'électeurs dont le
soutien est nécessaire. En un mot, il s'agit de « payer » les
électeurs de chaque groupe en échange de leur soutien, pour obtenir
l'équilibre.
On comprend donc
intuitivement, ce que cette analyse apporte à la compréhension des mécanismes
politiques en RCA, dont les attributs standards sont : l'existence de
67partis politiques agréés, l'existence de 10 groupes armés rebelles
officiellement reconnus et identifiés (1), la multiplicité de personnalités
politiques « indépendantes ».
1°) - Les 67 partis
politiques officiellement agréés ne se distinguent point par leur différence
idéologique, mais par des critères essentiellement subjectifs, car claniques ou
tribaux. L'espace ethnique étant ainsi saturé, aucun parti nouveau ne peut
émerger avec succès, et aucun parti existant n'a intérêt à se saborder et
abandonner le terrain. D'où la multiplication des candidatures
« indépendantes ». Aux dernières élections présidentielles, 7
candidats seulement sur 30 se réclamaient d'un mouvement
politique !
2°) - Les 10 groupes
ethniques ou tribaux exclus, du fait du multipartisme, des mécanismes
d'appropriation et de confiscation des rentes économiques se constituent en
groupes armés rebelles afin de négocier une partie des ressources disponibles,
ici le programme DDRR (désarmement, démobilisation réinsertion et
rapatriement).
Etant nombreux à
vouloir se partager cette « manne internationale » de substitution, la
stratégie pour chaque groupe armé est le même que dans un système politique de
multipartisme ; il consiste à se montrer, soit extrémiste dans ses
exactions pour démontrer sa capacité de nuisance, soit à éliminer les groupes
armés concurrents les plus faibles, pour prétendre à un territoire sous contrôle
plus vaste, et à une compensation financière la plus élevée possible. Cette
dernière option explique la déclaration de guerre du FPRC-MPC, alliés contre
l'UPC à Bambari (2).
3°) - La
multiplication des candidats dits « indépendants » crée
artificiellement un système politique de vote au scrutin proportionnel (3), où
chaque candidat ne représente que lui-même, et non plus une entité politique ou
idéologique officiellement agréée. Cette situation se traduit à l'assemblée
nationale, eu égard au nombre de candidats élus sous l'étiquette
« indépendant », par l'élection d'un président de l'Assemblée
nationale qui n'aura réuni que 3,21 % des voix au premier tour de l'élection
présidentielle.
Il n'y a donc pas une
majorité gouvernementale au parlement, mais des majorités de circonstance. Le
sort du gouvernement dépend donc d'un équilibre politique instable. D'où l'appel
quasi rituel à l' « Union sacrée », entonnée comme une supplique
pour conjurer le sort.
Lors des dernières
élections présidentielles, où trente personnalités se sont portées candidats,
seulement 4 candidats ont franchi la barre des 10 % des suffrages
exprimés ; aucun de ces quatre n'a obtenu 25 % des voix. Cependant, ces
quatre candidats ont recueilli 66,26 % de suffrages exprimés, soit 2/3 des votants, à l'inverse des 26 autres
candidats. Parmi ces derniers, un seul a franchi la barre des 6 % des voix (6,06
%), 3 ont obtenu autour de 3 %, 6 ont recueilli entre 3 et 1 % des voix, et 16
se situent en dessous de 1 % des suffrages exprimés (4).
Pour qu'il y ait
union sacrée, encore faut-il convaincre les trois grands candidats ayant obtenu
plus de 10 % des suffrages électoraux de faire partie du gouvernement. Il s'agit
alors d'un gouvernement de salut public ! Ce qui n'est pas le cas
aujourd'hui. En dehors de cette perspective, toute préférence collective à la
règle de l'unanimité suppose une procédure dictatoriale.
III – En guise de
conclusion provisoire.
Le paradoxe de la
dernière élection présidentielle en Centrafrique est à rechercher du côté de la
Convention des forces démocratiques pour la transition (CFDT), l'ancêtre du
Front pour l'annulation et la reprise des élections (FARE). Cette coalition a
présenté deux candidats, l'un du RDC l'autre du MLPC. Ils ont réuni au total 33,
47 % des voix au premier tour, et se sont divisés au second, chaque membre de
l'alliance choisissant l'un ou l'autre candidat qualifié du deuxième tour. Ces
formations auraient et présentes au second tour si elles avaient présenté un
candidat unique. Il s'agit donc bien d'une alliance sans perspective politique
ni rapprochement idéologique, comme développée plus haut dans le cadre du
système multiparti.
Le président Faustin
Archange Touadéra a donc été élu au second tour, en coalisant sur son nom une
myriade de petits candidats, c'est-à-dire un vote volatile, proche
géographiquement et ethniquement, mais sans poids politique à long terme. Les
uns et les autres ont été récompensés (payés de retour) pour leur soutien, par
des postes dans le gouvernement ou au sein du cabinet présidentiel, mais ils ne
permettent pas au chef de l'Etat d'avoir ni la force nécessaire ni l'autorité
suffisante pour imposer, au plan politique, son impérium aux groupes
armés.
Dans ces conditions,
un désarmement concerté ne peut pas réussir ; les groupes armés auront
toujours en tête la stratégie du bonneteau, exigeant que l'Etat parieur dépose
sa mise sur la table, avant qu'ils ne manipulent le gobelet d'osselets. Ils
jouent donc gagnant à coup sûr !
En résumé, la voie
est étroite, mais le gouvernement doit absolument compter sur la communauté
internationale, à condition de revoir en profondeur sa stratégie politique et
inverser le cours du jeu, en privant les groupes armés d'espace et de
ressources, par des décisions judicieuses et appropriées. On se gardera bien de
les lui avancer, connaissant son ombrage pour les conseils
désintéressés.
Il s'agit de faire
comprendre aux groupes armés, et surtout à leurs leaders, de satisfaire leurs
préférences actuelles, « en leur faisant prendre conscience que toutes
nouvelles préférences ultérieures seraient objectivement
défavorables ».
Paris, le 26 février
2017
Prosper
INDO
Economiste,
Président du
CNR.
(1)
– En l'état, on
décompte les groupes armés suivants : le Front patriotique pour la
renaissance du Centrafrique (FPRC) d'Abdoulaye Hissène, le Rassemblement
patriotique pour la renaissance du Centrafrique (RPRC) de Joseph Zoundéko, le
Mouvement patriotique centrafricains d'Al Khatim, Union patriotique
centrafricain (UPC) d'Ali Ndarassa, le groupe Révolution et justice (R & J)
d'Armel Sayo, le groupe
Réinsertion, réparation et rapatriement (3.R) de Sidiki, et le Front
démocratique populaire centrafricain (FDPC) d'Abdoulaye Miskine alias Martin
Koumtamadji. Ces groupes procèdent par scisciparité de groupes préexistants ou
disparus, et ne recensent pas les divers groupuscules qui se réclament des
anti-Balaka, qui sont de fait des milices ou excroissances armées des partis
politiques MLPC ou KNK.
(2)
La prise de Bambari
permettrait à la coalition FPRC-MPC de contrôler les préfectures de la Vakaga,
de la Haute-Kotto, de la Ouaka et du Bamingui-Bangoran, leur laissant espérer
une partition du pays.
(3)
En République
centrafricaine les élections se déroulent aux scrutins majoritaires à deux
tours.
(4)
On comprend donc la
crainte de ces partis (10) qui ont pétitionné contre une décision du Conseil
constitutionnel de transition rejetant une disposition du règlement intérieur de
l'Assemblée nationale, qui stipule que tout député démissionnaire de son parti
est automatiquement démissionnaire de la représentation nationale et doit être
remplacé par son suppléant. C'est une lecture superfétatoire des règles
démocratiques : le député est élu sur son nom et non au titre d'un parti.
Il peut démissionner du parti et continuer à siéger au rang des non-inscrits.
Démissionner du parlement oblige automatiquement à l'organisation d'une élection
partielle. Les partis signataires de cette saisine sont : la Convention
républicaine pour le progrès social (CRPS), le Kwa na kwa (KNK), le Mouvement de
libération du peuple centrafricain (MLPC), le Parti d'action pour le
développement (PAD), le Parti africain pour la transformation radicale et
l'intégration des Etats (PATRIE), le Pari pour la gouvernance démocratique
(PGD), le Rassemblement démocratique centrafricain (RDC), le Rassemblement pour
la république (RPR), l'Union pour le renouveau centrafricain (URCA), l'Union
nationale pour le développement et le progrès (UNDP).