La sauvegarde du lac Tchad et la souveraineté de la RCA en débat à Abuja.

 

En juin 2001, succédant à Jean-Paul Ngoupandé au poste de Premier ministre du Président Ange-Félix Patassé, Martin Ziguélé utilisa la métaphore de l'homme qui se noie pour décrire la situation politique et socio-économique du Centrafrique : « Nous avons touché le fond, nous ne pouvons que remonter » !

Dix-sept années plus tard, les Abysses se révèlent plus profonds qu'espérés, le pays continue sa vertigineuse descente aux abîmes.

 

L'un des derniers avatars de cette chute dans les profondeurs concerne la sauvegarde du lac Tchad ; une Conférence internationale se tient depuis ce 26 février 2018 sur le sujet à Abuja, au Nigeria. Porté par les quatre présidents des États riverains (Cameroun, Nigeria, Niger et Tchad), ce projet de sauvetage du lac Tchad est le serpent de mer de la géopolitique locale ; il consiste au détournement des eaux de l'Oubangui vers le Chari, afin d’alimenter le lac Tchad. Ce projet, qui avait en son temps reçu l'accord du président Patassé, mais suscité l'opposition de la République démocratique du Congo, est l'une des causes de la déstabilisation politique de la RCA par son voisin tchadien, par groupes rebelles interposés.

 

1 – Le sauvetage du lac Tchad, un « objet politique non identifié ».

 

L'histoire du lac Tchad remonte au début de l'aventure coloniale. Ce lac fut tour à tour « un sujet d'étonnement pour les premiers voyageurs, puis d'interrogation et d'étude. L'on constata ses fluctuations saisonnières avant de craindre son assèchement », déclarait le géographe français Yves Boulvert. Sauver le lac Tchad devint alors un mot d'ordre, une source inépuisable de projets, plus ou moins sérieux, plus ou moins pharamineux, pour ne pas dire pharaoniques.

 

    1932 consacre le projet Atlantropa, de l'architecte allemand Herman Sörgel. Ce dernier prévoit de détourner les eaux du fleuve Congo pour abonder le lac Tchad et, surtout, arroser les chotts du sud tunisien et algérien au profit d'une agriculture irriguée ;

    1980 voit éclore le projet Transaqua, porté par la société italienne Bonifica, qui consiste à transférer les eaux de l'Oubangui vers le Chari par un canal de 2.400 kilomètres de long afin d'alimenter directement le lac Tchad ;

    1988 alimente, pour faire suite à la terrible sècheresse des années 1980-1990, une étude globale sur le lac Tchad. Cette recherche, pilotée par la France, permet de dresser un « Atlas du Tchad » (1), où différentes alternatives sont conduites pour réfléchir à la sauvegarde du lac. Il est ainsi étudier la possibilité d’alimenter le Chari par un apport en eaux de la Kotto, depuis Bria, par gravité, en utilisant le dénivelé du terrain.

    2010  propose un projet canadien, qui se veut plus modeste. Porté par la Commission du Bassin du lac Tchad (CBLT), il s'agit toujours de détourner les eaux de l'Oubangui vers le Chari, par pompage depuis Palambo, mais à raison de 6 kilomètres-cubes par an au lieu de 100, pour un coût de 11 milliards d'euros, soit quelques 7.645 milliards de francs CFA !

    2018 voit la société chinoise Power China porter un projet dont les propositions ne sont pas encore dévoilées, mais dont on peut craindre les conséquences s'il s'agit d'un nouveau mégaprojet.

 

L'ensemble des propositions énumérées ci-dessus est confronté depuis toujours à des échecs, pour deux raisons : démographique et sécuritaire d'un côté, technico-financier et environnemental de l'autre. Au surplus, les objectifs visés par ces différents projets, soit le développement de l'agriculture et la production de l'électricité, dans une région dominée par l'ensoleillement et la production pétrolifère, paraissent douteux.

 

2 – La sauvegarde du lac Tchad versus la partition de la République Centrafricaine.

 

Le projet de sauvetage du lac Tchad est d'abord un sujet éminemment économique.

La sauvegarde du lac Tchad par un détournement des eaux de l'Oubangui ou de la Kotto est un artifice, un projet mort-né, qui risque de connaître le même sort que celui de la Transafricaine, projet devant relier Mombassa à Lagos (Nigeria), en traversant la République Centrafricaine. Les financements de ce vaste programme autoroutier se sont perdus dans les nimbes de la corruption, à l'exemple du Fonds routier centrafricain qui fut entièrement détourné.

 

La sauvegarde du lac Tchad est ensuite une question d'équilibre écologique du milieu et de l'écosystème régional.

En effet, une pluviométrie de 300 mm ne peut compenser une évaporation de 2.000 mm. Voilà pourquoi l’alimentation du lac Tchad est sous la dépendance directe de la pluviométrie sur le haut plateau de Bouar, en Centrafrique, où le Logone et le Chari prennent leur source. Cette pluviométrie est de l’ordre de 1.000 à 1.500 mm. Or, un tiers seulement du territoire centrafricain se rattache au bassin tchadien, dont seul le bassin du Chari-Logone alimente le lac Tchad. Les deux autres tiers du territoire centrafricain appartiennent au bassin de l'Oubangui-Sangha, tourné vers le bassin congolais. Ce dernier est alimenté par l'Oubangui dont le débit moyen est 7,5 fois supérieur à celui de l'Ouham-Chari. A ce titre, comme l'a démontré le géographe français Yves Boulvert (2), les reliefs du nord-ouest centrafricain constituent le « château d'eau » de l'Afrique centrale, et une alimentation du lac Tchad par l’Oubangui ne peut être envisagée que sous réserve de préserver la navigation sur l’Oubangui, jusqu’à Bangui. Cela n’est pas acquis.

 

La lutte contre l’assèchement supposé du lac Tchad est, enfin, un problème éminemment géopolitique.

Si ce projet constitue, pour le géographe français Jacques Lamoalle, un « objet hydro politique » destiné à assouvir les rêves de grandeurs des chefs d’Etats du bassin du lac Tchad pour attirer les investisseurs et bailleurs de fonds internationaux, l’enjeu est plus politique : selon les variations climatiques, le lac se scinde en deux parties ; une cuvette nord peu alimentée en eau, et une cuvette sud régulièrement arrosée par le Chari et le Logone. La configuration en petit lac a mis en valeur de grandes étendues de terres fertiles qui peuvent être très utiles aux populations qui savent en tirer parti , dixit Yves Boulvert; d’où la tentation de la République du Tchad et la propension des autorités de ce pays à vouloir contrôler la situation politique en RCA, quitte à provoquer la partition de ce pays, entre un nord-ouest qui leur serait utile, et un sud-est peu peuplé qui ne les intéresse guère.

 

3 – En conclusion.

 

En donnant son agrément au projet du barrage de Palambo, le président Ange-Félix Patassé Ngakoutou, partisan d’une République du Logone, avait fait sienne cette perspective de partition. Il a privilégié le développement économique du nord-ouest du pays au détriment du sud-est. On connaît la suite ; le même vent d’hésitation a emporté le régime du général François Bozizé.

On peut s’étonner de voir les pays limitrophes du lac Tchad, en l’occurrence le Nigeria et le Cameroun, peu préoccupés par les aménagements propres à augmenter leurs participations à l’alimentation du lac Tchad, à travers les contributions des rivières  Kamadougou-Yobé et Gana d’un côté, Bénoué et Vina de l’autre. Que dire de l’attitude du Niger et du Tchad, qui devraient être les premiers contributeurs concernés par la sauvegarde de cet oasis, et qui consacrent l’essentiel de leurs devises uranifères ou pétrolifères à des dépenses de prestige ?

 

La bienveillante neutralité stratégique des autorités centrafricaines, absentes du débat en cours, semble accréditer la logique du détournement des eaux de l’Oubangui. Elles espèrent sans doute, en échange de leur silence, quelque commission financière  internationale qui viendrait garnir leurs comptes bancaires particuliers. Cette position laisse augurer des lendemains qui déchantent. Indépendamment des conséquences néfastes que ce projet pourrait avoir sur la capacité de médiation du bassin du Congo, en particulier sur l’avenir des populations nilotiques de cet espace (Ngbaka, Bobangui,  Pygmées Aka, Bimou, Tali…), c’est l’équilibre écologique de cette zone, comparativement au bassin de médiation du Nil, qui risque d’être totalement anéanti.

 

Au surplus, le lac Tchad étant un bassin endoréique, le projet de détournement de l’Oubangui aboutirait à alimenter un cul de sac (3). En donnant leur accord tacite à un tel projet, les autorités centrafricaines condamnent la RCA à l’enclavement total ; l’Oubangui étant, avec l’axe routier Bouar – Yaoundé/Douala, l’autre voie navigable de désenclavement du territoire et son accès à la mer.

 

La sauvegarde du lac Tchad n’est pas un problème spécifiquement sahélo-saharien ; c’est un problème africain, puisque le bassin endoréique s’étend jusqu’aux abords du sud tunisien et algérien ! Comme tel, ce problème doit être traité au niveau de l’Union Africaine, et faire l’objet d’un plus vaste débat, permettant d’inclure le devenir des autres dépressions du continent (4).

 

Paris, le 26 février 2018

 

Prosper INDO

 

(1)   – Emile H. Malet : Atlas du Tchad, in Passages, numéro spécial 183, Paris 2015, 225 p, op. collectif. Pour le cinquantenaire de la CLBT, le président tchadien Idriss Deby a confié cette étude au Forum Mondial du Développement Durable, représenté par E.H. Malet. Les travaux ont été confiés à quelques 46 scientifiques, géographes et spécialistes en archéologie, économie, géochimie, histoire, hydrologie, hydrobiologie, sédimentologie, etc.

(2)   – Yves Boulvert : Le Centrafrique au seuil du troisième millénaire, in La Géographie, n° 1506, Paris, septembre 2002, 22 p. Le géographe indique par ailleurs que le cours amont du Chari l’Ouham-Bahr Sara, dont le débit moyen est supérieur à celui de Sarh. L’Ouham-Bahr Sara est la véritable source du Chari !

(3)   – Un lac endoréique est un bassin versant clos, peu profond, qui retient des eaux superficielles dans une dépression de terrain fermée. Tout apport hydrique (pluies ou autres alimentations) ne fait qu’alimenter le processus d’évaporation.

(4)   – En sus du lac Tchad, il convient également de noter les lacs, Turkana au Kenya, Okavango dans le désert du Kalahari au Botswana, Ngami en Namibie, Abbe entre Djibouti et l’Ethiopie.