La Stigmergie ou comment coopérer autrement dans les organisations

Carlos MBETI

Système d’organisation d’activités conçu comme une alternative aux modèles classiques basés sur la concurrence ou la coopération, la stigmergie propose un modèle de gouvernance plus souple et plus adapté pouvant convenir aussi bien aux petites organisations qu’aux grandes structures.

La stigmergie tire sa source de la bio-inspiration ; en ce sens, elle découle de l’observation de certains insectes sociaux comme les fourmis ou les termites. Pierre-Paul Grassé, biologiste,  c’est celui qui a initié ce terme dans les années 50. Selon lui, « la stigmergie se manifeste dans la termitière par le fait que le travail individuel de chaque ouvrier constructeur stimule et oriente celui du voisin ». Les termites vont chercher de la boue, y incorporent des phéromones et la déposent en un endroit. Attirés par les phéromones, leurs consorts viennent après elles y déposer leur part. Tâche après tâche, elles parviennent ainsi à bâtir de véritables piliers, monuments ou cathédrales.

La stigmergie est une « méthode de communication indirecte entre individus dans une structure auto-organisée, et repose sur un travail en réseau », souligne l’Américaine Heather Marsh, l’une des figures de proue du concept de la stigmergie appliqué aux organisations humaines. Pour elle, cette méthode peut efficacement pallier les difficultés des modes de gouvernance basés sur la concurrence et la coopération classiques.

Les limites des organisations classiques

Nos sociétés actuelles se sont construites sur le modèle de concurrence, avec ce qu’il peut  engendrer comme luttes de pouvoir entre les gens, tensions, disparités sociales : dans les systèmes éducatifs, dans le commerce, dans les entreprises, etc. Les compétitions entre individus ou groupes d’individus sont entrées dans les mœurs et imprègnent toutes les catégories sociales ; on s’habitue à tout un arsenal de slogans guerriers dans nos relations de commerce : conquête de marchés, monter aux créneaux, riposter, défendre ses intérêts, etc. L’esprit compétitif pousse au dépassement de soi, à davantage de productions, de créations. Certains en tirent des satisfactions, des bénéfices, quand d’autres en subissent ses contrecoups sous l’aspect de burn out ou de bore out qui touche de plus en plus une frange des populations actives.

Au niveau de l’entreprise, l’organisation est avant tout basée sur les personnes et moins sur les idées et les actions. Les modèles concurrentiels et coopératifs se focalisent sur les personnes impliquées dans un projet, tandis que les initiatives autre que celles des leaders des groupes ou de l’entreprise sont souvent mises de côté ou à plus tard, ce qui ralentit le progrès de l’entreprise. Les gens qui ont une expertise dans un projet ne collaborent pas souvent, à moins d’être recrutés dans le projet.

Le modèle de coopération connait un regain de développement aujourd’hui. Il est présenté comme une alternative aux dérives du système concurrentiel, se déclinant sous diverses formes comme le travail collaboratif, l’économie de partage, l’économie sociale et solidaire, la société coopérative, etc. Il montre néanmoins un handicap dans son mode de décision. Lorsque dans un système coopératif il y a un nombre d’individus élevé, les décisions sont lentes à mettre en œuvre ; on se perd en conjectures, puisqu’il faut trouver un consensus pour ne pas heurter les différentes sensibilités qui ont droit au chapitre. Le principe de base de la coopération étant démocratique, toutes les voix se valent par conséquent.

Le modèle stigmergique 

Il est centré sur les idées et sur les actions. Les discussions y sont peu nécessaires car ce qui compte c’est d’abord le travail de ceux qui contribuent à un projet ; les individus ou les groupes d’individus travaillent en total autonomie pour produire ou créer comme ils entendent. Selon Heather Marsh, « l’histoire n’a pas montré d’idées radicalement innovantes qui aient reçu une acceptation générale immédiate, et l’histoire a également fait la preuve que les idées radicalement neuves sont le plus souvent le résultat de vision solitaire » (Traduction de Lilian Ricaud). Pour Heather Marsh, lorsqu’on laisse le contrôle du travail au consensus du groupe, il en résulte une paralysie de l’innovation. Tout projet, qu’il soit sur le modèle compétitif ou le modèle coopératif, disparaitra si le groupe des personnes qui le fait fonctionner se retire.

Ces deux systèmes (concurrentiel et coopératif) sont basés sur la hiérarchie, et leurs membres constitutifs doivent demander l’autorisation des leaders pour contribuer à un projet, au lieu de se focaliser sur l’idée même du projet ou l’action à mener. La stigmergie ne se réfère pas aux modèles concurrentiels et coopératifs dans le sens communément admis. Sa démarche part du principe selon lequel l’idée initiale d’un projet est donnée librement, et le projet est conduit par l’idée même et non par une personnalité ou un groupe de personnalités. Aucun individu n’a besoin d’autorisation (modèle compétitif) ou de consensus (modèle coopératif) pour proposer une idée ou initier un projet, et il n’est pas besoin de discuter ou de voter une idée ; si l’idée est intéressante ou nécessaire, elle va susciter de l’intérêt venant des personnes activement impliquées dans le projet.

La contribution à la promotion d’une idée par une ou plusieurs personnes se fait par le volontariat. L’idée ne peut pas disparaitre, affirme Heather Marsh, tout au plus on peut l’accepter ou la rejeter en fonction des besoins du moment. Seul le travail exécuté peut être accepté ou rejeté ou disparaitre. Dans le modèle stigmergique, la responsabilité et les droits liés au projet sont entre les mains du groupe des contributeurs, et pas seulement celles des initiateurs d’une idée. Les conflits de personnes comme c’est souvent le cas dans les modèles concurrentiels et coopératifs sont rares puisqu’il n y a pas besoin de communication au-delà de l’accomplissement des tâches qui exigent d’un ou plusieurs contributeurs une autonomie complète.

Ainsi, la stigmergie propose un modèle où les différents contributeurs à un projet sont aussi les propriétaires du projet. On peut noter le succès indéniable de nombreux projets sur internet qui sont le fait du modèle stigmergique. Par exemple l’offre des Systèmes de Gestion des Contenus (CMS) open source, telle que Joomla, qui ouvre la possibilité à tous ceux qui possèdent une expertise dans le domaine informatique de contribuer librement à son développement, ce qui a permis à cette plateforme de connaitre aujourd’hui une expansion considérable. Des centaines de milliers d’entreprises et d’administrations publiques à travers le monde utilisent le logiciel open source Joomla pour construire leurs sites web.

Pour bien d’observateurs, la stigmergie est le système qui contribuera certainement dans un proche avenir à améliorer les organisations humaines, tant au niveau des administrations publiques, privées que des entreprises. C’est un système qu’on peut rapprocher de l’holacratie, autre système d’organisation structuré en de multiples entités  disposant d’une large autonomie, mais liés à un tout dont ils sont dépendants. Certaines entreprises y ont recourt aux fins d’une gouvernance plus agile. [20/05/2016]