Le président Touadéra, tel Panurge en son bateau,

Regarde impuissant ses soutiens sauter dans l’eau.

 

Sur la République centrafricaine, tout a été dit et ressassé : Etat failli, naufrage d'un Etat, agonie d'une nation, symbole d'un désastre franco-africain (a).  Aucun pays en Afrique subsaharienne, pas même le Rwanda, la République démocratique du Congo voire l'Afrique du sud sous l'apartheid, n'a été autant auscultée, soupesée, analysée.

A l'arrivée, la RCA est devenue un territoire divisé, morcelé. Les groupes armés contrôlent désormais 80 % du pays où ils exercent un imperium total, malgré l'accord de Khartoum censé conduire au désarmement de la rébellion en échange de leur participation au « gouvernement inclusif » ; lequel gouvernement est gangrené par une corruption généralisée (b).

 

Dans les régions et l'arrière-pays, les édifices publics (écoles, hôpitaux, casernes ou prisons) sont désertés par leurs fonctionnaires qui vivent terrés chez eux comme des chèvres apeurées par les hyènes. Ces dernières sont légions et vivent en bandes organisées, essaimant la mort, les viols, les vols, n'en déplaise à la vision romantique de Juan Branco, de la Yale Law School (c).

A Bangui à l'inverse, le maître de l'édilité mène grand train de vie en sa demeure de fonction, transformée en lupanar où les dernières coquettes viennent contracter mariage, en étrennant les titres de troisième ou quatrième épouse de tel ministre ou hiérarque.

A en croire les rapports de la Haute autorité chargée de la bonne gouvernance (HACBG), c'est en vérité le pays tout entier qui est devenu un morbide phalanstère géant, à l'égal de Sodome et Gomorrhe du Livre Saint.

C'est précisément le diagnostic posé par Victor Hugo (1802 – 1885) : la ville est un livre (d). Le grand écrivain ajoute : « Le grand-œuvre de l'humanité ne se bâtira plus, il s'imprimera ».

Osons ne pas le contredire et imaginons, sans prétendre à son génie, ce que peut être la grande œuvre du Centrafrique de demain, de la capitale à la nation, et inversement.

 

1 – La nation capitale.

 

Beaucoup d'ingénieurs, d'architectes voire de romanciers, ont imaginé la ville ; certains lui ont donné du sens, d'autres un sens. Engels, Marx, Kropotkine, Boukharine et Préobrajensky l'ont rêvée, en attendant la révolution. Mais la ville moderne sera réellement pensée par « l'urbanisme progressiste », dans ses coins et moindres recoins, entre Tony Garnier et Charles-Edouard Jeanneret dit Le Corbusier.

Du Familistère de Guise, imaginé par Jean-Baptiste Godin, au Franceville ou Palais social révélé par Jules Verne ; de la ville linéaire des Soviets à la ville orthogonale du Dr Sarrazin ; de la ville fonctionnelle de Pierre-Joseph Proudhon à la « Lucerne utopienne » de Herbert-George Wells ; de la cité industrielle de Tony Garnier à la cité communiste de Stanislas Gustavovitch Stroumiline, de la cité-jardin d’Ebenezer Howard à la ville cosmique verticale de Iannis Xenakis, devient une idée globale, un village planétaire (e).

 

Dans ce registre, Bangui est une construction coloniale figée, étriquée, rétrécie. Sa densité ne doit pas faire illusion. La ville est devenue un grand bidonville entourant un centre administratif délabré. C'est un magma informe qui déverse, autant en emporte le vent, ses « déchets », au sens que donne à ce mot Yona Friedman (f). Quant aux habitants de la ville, ils vivent reclus derrières de hautes palissades, murs aveugles en bois, tôles ou béton, barrières même pas écologiques qui rendent la rue dangereuse. Celle-ci n'invite plus à la ballade et les bords de l'Oubangui ne sont plus une promenade.

 

Reconstruire Bangui la capitale, c'est faire un choix, inventer l'avenir, ce que sera la vie de ses habitants (maison, travail, loisirs, spectacles, transports, hôpital, prison, cimetière, nécropole).

Hier Bangui était La coquette : six salles de cinémas, des bars-dancing à chaque carrefour, des terrains de sport incrustés dans des parcs arborés, des marchés achalandés, un cimetière (Ndrès), et des quartiers bien délimités, identifiés, ayant leur propre personnalité (Lakouanga, Sica I, II et III, Castors, Bruxelles, Kolongo, Fatima, Boy-Rabe, Kassaï, Ngaragba, Ouango, etc.). Ils sont devenus des fiefs sans vitalité, car sans liens les uns aux autres, ni arrondissements administratifs ni circonscriptions électorales. D’ailleurs, même lorsqu’il y a des rues, les numeros des concessions sont distribuees de manière si aléatoire qu’on ne peut pas se retrouver.

Aujourd'hui, « essayer de trouver un plan susceptible de faire apparaître clairement le squelette » de la ville de Bangui est mission impossible (g).

Aussi, repenser la capitale consiste d’abord à reconstruire la nation.

 

2 – La ville nation.

 

Gangrenée par la corruption généralisée, la République centrafricaine est devenue, selon la belle périphrase de Proudhon, « un peuple dont la conscience est vide et la nationalité morte. Nous n'avons rien dans la conscience, ni foi, ni loi, ni moralité, ni philosophie, ni sens économique, mais fastes, arbitraire pur, contre-sens, déguisement, mensonge et volupté » (h).

On ne tiendra pas ici la litanie des désordres sociaux et des « concernements collectifs » qui ont abîmés le pays et son paysage. Il suffit de penser aux mines à ciel ouvert de l'uranium de Bakouma désertés par la société française AREVA. Elles ont corrompu l'âme de nos dirigeants (i), et consument en ce moment les poumons de nos compatriotes de la région du Mbomou.

Les responsables de cet échec sont les politiciens véreux qui, au nom de leurs piteux intérêts égoïstes et en l'absence de véritables hommes d’État, les vrais, ont brisé le rêve d'une nation en devenir, en abusant de la ferveur d'une armée de militants transformés en membres armés de milices privées.

Les « requins » du mouvement politique Cœurs unis (MCU) de l'actuel président Touadéra sont les derniers avatars de cette conception anachronique du pouvoir.

 

-        Comme Panurge en son bateau.

Le dernier accord de Khartoum entretient un équilibre précaire et illusoire. C'est le huitième du genre. Ils sont nombreux les politiciens qui depuis reprennent leur danse du scalp autour de ce pays agonisant. Il se crée un nouveau parti politique presque tous les jours. Le dernier clone en date, « un courant idéologique ni gauchiste, ni centriste voire de droite », met en avant le ressentiment de son président de n'avoir pas réussi à vendre une idée qui lui parait original.

Ces micro-partis sont un autre magma informe qui, déroulant ses cendres incandescentes sous nos yeux, viendra rallumer les querelles aujourd'hui étouffées. L'ancien président déchu François Bozizé, l'ancien président destitué de l'Assemblée nationale Karim Méckassoua, et l'ancien premier-ministre Martin Ziguélé, sont les premiers à souffler sur le brasier.

Ils étaient tous ensemble hier partenaires du président élu Faustin Archange Touadéra. Ce dernier, tel Panurge sur son bateau, voit ses anciens alliés sauté à l'eau, comme les moutons du même nom. Les rats fuient le navire.

Les uns et les autres ne présentent aucun projet de société, ils ne proposent aucun programme de gouvernement, mais demandent à leurs partisans respectifs de se tenir prêts !...

En Centrafrique, tout ne se joue pas dans les urnes, mais tout autour.

 

Rien n'indique qu'il y aura des élections à partir de décembre 2020, si les hordes barbares ne sont pas neutralisées. Et, même si par miracle, des élections sont organisées sous la protection de la Minusca et avec l'assentiment des groupes armés intégrés dans les « unités mixtes », il restera toujours à bâtir un nouveau modus vivendi : insuffler au peuple un nouveau code moral, lui donner de nouveaux paradigmes, obtenir son adhésion et son consentement, et ne pas réitérer le mauvais coup dit « Allons seulement ».

Pour y arriver, les moyens de la persuasion ne sont hélas pas nouveaux. Ils ont été expérimentés ailleurs et en d'autres temps, mais pas toujours avec bonheur. Il s'agit :

 

-        de la Déportation sanguinaire exercée par les Khmers Rouges dans le Royaume du Cambodge de Norodom Sihanouk ;

-        de la Révolution culturelle entreprise par les Gardes Rouges dans la République populaire de Chine sous Mao Zedong ;

-         de l’Épuration politique dans la France du Général Charles de Gaulle de l'après 1945.

Pour que le peuple traumatisé redonne sa confiance, il faut que justice passe. Il faut mettre fin à l'impunité. La République centrafricaine ne fera pas l'économie de ces sanctions.

 

-        « Bâtir, Habiter, Penser » (j).

Une fois soldée l'ardoise du passé, il faut en effet penser l'avenir, bâtir ! Qui dit bâtir dit habiter. On habite la ville comme on habite dans une maison. L'une et l'autre doivent être ouvertes, pleines d'air, d'eau, de lumière, d'énergie pour la vie de leurs propriétaires. Il en va de même pour une nation.

Ville nation, longtemps la RCA l'a été, dans le respect du mot d'ordre du Mouvement d'évolution sociale en Afrique noire (MESAN) de Barthélémy Boganda : « Zo kwè Zo » !

Cet idéal fut repris par le général André Kolingba et son parti, le Rassemblement démocratique centrafricain (RDC), en 1987. La formule « So Zo La » revendique cette filiation directe. Elle sera cependant bien vite vendue aux thuriféraires du multipartisme, emmenés par la Banque mondiale et le Fonds monétaire international, le président français François Mitterrand en tête.

Le multipartisme fut concédé sans contrepartie, si ce n'est pour quelques oboles financières occasionnelles. Il entretint la division au sein des États africains déjà balkanisés, pour asseoir et perpétuer la domination de l'Occident (l)!

 

Aujourd'hui, la RCA est affaiblie, brisée, anéantie. Elle ne peut s’en sortir que par mille efforts librement consentis par sa population. Il est temps d'y penser.

Au plan intérieur, la RCA doit se recomposer autour de deux ou trois grandes forces politiques, en adjurant les microstructures ethnocentriques. Il importe d'y travailler dès maintenant sur la base de convergence idéologique ou philosophique (m).

Au plan continental, la République centrafricaine doit être à la pointe du combat pour la création des États-Unis d'Afrique centrale, sur les contours de l'actuelle Communauté économique des Etats de l'Afrique centrale (CEEAC). Toutes les institutions politiques existent déjà  au sein de la Communauté économique et monétaire en Afrique centrale. Il faut étendre celles-là et saborder celle-ci, en obtenant la caution des peuples par l'élection d'un président au suffrage universel, direct ou indirect.

Au plan géopolitique mondial, la nouvelle république militera pour la mise en place d'un gouvernement de l'Union africaine (UA), conformément à la résolution de la conférence organisée du 7 au 12 juillet 2007 à Accra (Ghana), prioritairement dans les domaines de la défense, de la justice, des relations internationales et de la libre circulation des populations (n). Il importe ici de promouvoir et favoriser le panafricanisme afin de rassembler et bénéficier du « soft power » - la capacité d'influence - des diasporas africaines et des afro-descendants africains, afin de fortifier le pouvoir de négociation du continent partout dans le monde, de Salvador de Bahia au Cap de Bonne Espérance, du Surinam à l’Île Maurice.

Tel est le projet qu'il faut débattre.

 

Paris, le 19 août 2019

 

Prosper INDO

Économiste,

Consultant international.

 

(a)   – On pourrait lire avec profit les diverses tribunes de Pierre Haski (La République centrafricaine, symbole d’un désastre franco-africain) ou Didier Niewiadowski (Comment la Centrafrique est devenue un Etat fictif).

(b)   – Cette corruption a été mise en évidence dans le secteur du diamant dont l’exploitation, confiée à quatre sociétés chinoises dans la région de l’Ouham, à Bozoum, a provoqué un véritable « désastre écologique », selon les termes du rapport d’une récente Commission d’enquête parlementaire.

(c)    – Juan Branco in « Centrafrique : ils sont devenus des tueurs, pas des monstres ». L’auteur ne voit, dans les miliciens de l’ex-Séléka, que « des hommes, des enfants à qui leur naissance n’a offert comme alternative que de survivre comme victimes ou comme des guerriers. Des hommes et des enfants, pleins de qualité et de défauts, encore capable d’humanité et pourquoi pas d’amour, qui ont un jour fait face à un adversaire armé, lui aussi prêt à donner la mort pour vivre, et qui les ont fait tomber. Des hommes et des enfants, devenus des tueurs ».

(d)   – Victor Hugo : La ville est un livre ; in Françoise Choay : L’urbanisme, utopies et réalités. Une anthologie. Edition du Seuil, Coll. Points, Paris 1965, pp. 403 à 408.

(e)    – Françoise Choay : op. cité.

(f)     – Yona Friedman : Utopies réalisables, Edition de l’éclat/poche, Paris 2000.

(g)   – Françoise Choay : op. cité, in L’urbanisme naturaliste, pp. 290 à 311.

(h)   – Pierre-Joseph Proudhon : Du principe de l’art et de sa destination finale ; in Françoise Choay, op. cité, pp.132 à 133.

(i)     – Ces dirigeants corrompus étrennent désormais leurs biens mal acquis en exil, en France ou ailleurs en Afrique.

(j)     – Martin Heidegger (titre emprunté à) : Bâtir, Habiter, Penser ; in Françoise Choay, op. cité, pp. 429 à 415. Dans habiter il y a le substantif habit, soit le vêtement que l’on porte sur soi, dans lequel on se glisse, on se love. Il nous identifie, nous caractérise et nous anoblit parfois. Il nous protège en même temps qu’il nous expose à l’autre. Il doit être sur mesure (bâtir) pour qu’on se sente bien, comme chez soi (habitation).

(k)    – Yona Friedman : op. cité, pp. 55 à 58.

(l)     – En Centrafrique, le multipartisme a pris mauvaise tournure ; il a un nom, le « koudoufaraïsme » ! Il entretient la théorie du transfuge, et se traduit par le vagabondage politique. Le ministre conseiller spécial du chef de l’Etat Faustin Touadéra en est la figure emblématique ; il se félicite d’être « le roi du mo tè ka mo tè guè » (manger à tous les râteliers), après avoir servi trois présidents, et se voit déjà auprès du prochain, en … 2026 ! Il oublie une loi simple : l’être servile a plusieurs maîtres, l’homme droit n’a que Dieu.

(m) – Contrairement à ce que pense mon ami Léon Kidjimalé Grant (cf. La République centrafricaine : des partis politiques évoluant vers la démocratie. Constat suivi de réflexions et Propositions, p. 4), l’idée suivant laquelle les regroupements claniques peuvent entretenir la fierté populaire et pousser au regroupement politique me semble erronée. L’idéologie (idée de justice, d’égalité, de liberté ou de progrès) traverse les ethnies  et transcende tous les groupes sociaux sans distinction. La difficulté tient plus à l’accès à la communication globale, qui est impossible. Raison pour laquelle un chef de village « peut gouverner son village suivant la situation réelle » au rebours des « dirigeants des superpuissances qui ne connaissent que le comportement statistique de leurs compatriotes », in Yona Friedman, op. cité, p. 85.

(n)    - C’est à ce niveau institutionnel que l’Afrique noire trouvera une réponse coordonnée et une solution alternative aux flots des migrants dont « l’aventure va à la mer » Méditerranée.

 

Carte Afrique zone centrale