STRATEGIE DU CHAOS PERMANENT EN AFRIQUE. LE CAS DE LA CENTRAFRIQUE

Intervention de Jean Bosco Peleket à la Table ronde organisée par l’AFASPA au Salon anticolonial dans le cadre de la Semaine anticoloniale 2014


Balao,
Balao na singila, bonjour à vous tous, citoyens et militants des associations ici représentées.

Bonjour à tous ceux qui contribuent à tenir éveillée la France à un moment où la tentation de repli sur soi, est grande et où la voix de ceux qui vivent de l’Afrique et des Africains est plus forte que jamais, occupant tout l’espace médiatique.

Sans donner dans ce que certains pourraient vite qualifier de complainte de victimisation pour circonscrire et battre en brèche tout débat sur les relations France-Afrique, je voudrais dire de prime abord, que le sujet choisi par les organisateurs de cette rencontre sied bien à mon pays, la République Centrafricaine.

Je vous suggère de traiter la « stratégie du chaos permanent en Afrique » appliquée à la RCA en 4 points succincts.

Vous savez que ce pays est ravagé par des seigneurs de guerre et leurs escouades depuis de nombreuses années. Les phares des médias internationaux sont braqués sur Bangui, la capitale depuis décembre 2013, date du déploiement des militaires français dans le cadre d’une mission de la paix.

I Bref rappel historique
II Colonisation à moindre coût
III Et le chaos perdure
IV L’irruption de Seleka, la couverture religieuse
Conclusion

I Bref rappel historique

On sait peu de chose sur l’histoire de la partie centrale de l’Afrique, en absence de documents écrits authentiques. En tout cas, les historiens, les anthropologues qui voudront bien arpenter les terrains et développer les contacts directs ont de la matière et l’avenir. Mais, il faut faire vite car les bouleversements consécutifs aux guerres civiles, aux déplacements des populations et à l’urbanisation sont des écueils redoutables.

Toutefois, il est admis que les populations qui occupent aujourd’hui le territoire du centre afrique, ont reflué par vagues successifs notamment de l’Est et du nord devant des hordes esclavagistes et islamistes. Les colonisateurs français se sont heurtés à de nombreuses colonnes de razzias à leur arrivée en 1890 et dans leurs progressions vers le nord et l’Est jusqu’en 1909.

Ces populations, venues de partout, ont trouvé refuge et ont pu prospérer en toute autonomie çà et là. Deux sultanats se sont sustructurés à l’Est.

Deux puissants fleuves, l’un au sud : l’Oubangui, l’autre au nord : le Chari dont les affluents convergent en ramifications tels des vaisseaux sanguins, irriguent l’ensemble du territoire. Les peuples du sud, du groupe Ngbandi, formés de Yakoma, Sango, Banziri et Buraka, intrépides navigateurs et commerçants, les ont parcouru et diffusé leur langue : le sango. Devenu, langue des échanges, du commerce, le sango sera porté plus tard par les églises chrétiennes (catholique et protestante), les commerçants grecs, portugais et par les auxiliaires de l’administration coloniale, pour être reconnu et proclamé enfin langue nationale.

II La colonisation ou la civilisation à moindre coût

II .1 Avant 1940

Au cœur de l’Afrique, plus qu’ailleurs, il semble que la colonisation a usé de la stratégie du chaos pour écraser puis dominer les populations locales.

Quelques exemples :

  utilisation des autochtones comme bêtes de somme pour le portage des colons et de leurs logistiques à travers les territoires vierges,

  Erigé en colonie autonome en 1905 sous le nom de l’Oubangui-Chari, la moitié du territoire est distribuée en concessions ! Les entreprises adjudicataires ne cherchent que des profits. Elles sont cotées en bourse ! Tout est de bons rapports : caoutchouc, or, diamant, ivoire, etc.

  Le travail est obligatoire, non rémunéré, et au mieux, sous payé.

  utilisation massive des Oubanguiens pour la construction du chemin de fer Congo-océan qui relie Brazzaville à Pointe-Noire sur la façade atlantique, en plus des travaux des routes et autres infrastructures de la colonie,

Toute résistance est matée dans le sang. Des châtiments « pour l’exemple » sont légion. Un seul exemple qui en dit long sur les méthodes d’alors : l’affaire Gaud-Touqué.

Georges Touqué, administrateur à Fort-Crampel et Fernand Gaud, commis des affaires indigènes, firent sauter à la dynamite (placée dans l’anus et sous les fesses) d’un prisonnier) et devant le poste administratif, la foule rassemblée à grand renfort le 14 juillet 1903. Le prisonnier s’appelait Pakpa.

L’affaire éclata dans la presse à Paris en février 1905 et fit grand bruit.

La commission formée, à la diligence du parlement français sur cette affaire, et plus tard, Batouala, le roman d’observation impersonnelle de René Maran, prix Goncourt 1921, ne firent rien changer aux conditions des femmes, des hommes et des enfants de l’Oubangui.

II.2 Après la 2ème guerre mondiale Obligée de lâcher du lest à la fin de la 2ème guerre mondiale pour laquelle l’Oubangui-Chari et les colonies avaient pris une part décisive et porté un très lourd tribut, et afin pour juguler la montée des nationalismes, la France fit des concessions dans l’administration de l’outre-mer en associant notamment des Oubanguiens à la gestion de leur territoire et de l’Afrique équatoriale française.

De cette terre de souffrance une tête surgit néanmoins : Barthélemy Boganda. Il est élu en 1946 à l’Assemblée nationale à Paris. Cet élu du peuple est également élu de dieu en sa qualité de prêtre de l’église catholique. Intimement proche des populations dont il comprend mieux que quiconque les souffrances et les espoirs, B. Boganda, jusque là protégé de l’église, s’échappe du moule dans lequel l’évêque de Bangui et les bons penseurs coloniaux croyaient le tenir. Pour ceux qui souhaitent en savoir plus, je les renvois à mon intervention, effectuée dans le cadre du cinquantenaire des indépendances africaines ou mieux, aux ouvrages de Pierre Kalck, historien de la RCA.

Sachez en tout cas que B. Boganda qui avait perçu les manœuvres de Jacques Foccart et du général de Gaulle sur le démantèlement de l’AEF et de l’AOF s’est écrié quelques mois avant de disparaître dans un accident d’avion le 29 mars 1959, resté non élucidé à ce jour : « La division, le tribalisme, l’égoïsme ont fait notre malheur dans le passé. La division, le tribalisme, l’égoïsme feront notre malheur dans l’avenir ».

« ...C’est le siècle des grands ensembles. L’heure a sonné, Africains. Il faut détruire les cloisons des clans. Il faut démolir les limites des tribus. Il faut renverser les barrières des frontières artificielles et arbitraires. »

« Vouloir créer au vingtième siècle des poussières d’États, c’est une politique rétrograde à courte vue et d’intérêt immédiat dont le résultat sera la disparition à brève échéance de ces mêmes États et la perte de leur indépendance »

« La création de plusieurs Etats Aéfiens [en AEF] est un suicide. Notre conscience nous en empêche. Nous nous y opposons donc de toutes nos forces. »

Le projet de la belle et grande République Centrafricaine qui devait regrouper outre les 4 colonies de l’ex AEF, le Cameroun, le Congo Kinshasa aujourd’hui RDC, l’Angola, le Burundi et le Rwanda ne vit pas le jour.

La théorie de stratégie du chaos permanent se vérifiait une nouvelle fois dans mon pays.

III Et le chaos perdure

III.1 de la post-colonie

A la disparition tragique de B. Boganda, le pays en construction se délita peu à peu en raison :

- de l’absence de cadres compétents,

- du repli des commerçants, planteurs, négociants et trafiquants français, belges, grecs, portugais des provinces vers Bangui la capitale, dès lors que la férule des forces de l’ordre coloniale sur les Africains au service des Blancs, s’est faite moins pugnace et dans la mesure où les prix des matières premières n’étaient plus ce qu’ils étaient,

- des effets conjugués des ajustements structurels sur l’économie et le social.

- de la mal gouvernance

Une multitude de conflits plus ou moins larvés couvent depuis le 13 août 1960, date de l’indépendance octroyée à des hommes de mains, choisis par Paris, malgré la présence des conseillers techniques français à tous les postes de commandement et les services techniques à Bangui :

  le pouvoir et l’opposition se regardent en chien de faïence jusqu’à l’institution en 1964 du système de parti unique, parti d’Etat, conseillé par les hommes de Jacques Foccart,

  le pouvoir, les possédants, leurs parents, leurs obligés sont d’un camp, opposés aux autres,

  les villages ou la « brousse » contre les bourgs ou ce qui en tient lieu, c’est-à-dire les chefs lieu de préfecture,

  l’exode rural s’accélère néanmoins,

  les quartiers populaires de Bangui concentrent les laissés-pour-compte, catalysant les mécontentements et les rancunes,

  les turn-over ministériels et changements de chef d’Etat sous l’œil vigilant de Paris,

  les jeunes pointent les vieux politiques qui se relayent et s’amnistient de tout : Dacko - Bokassa - Dacko II - Kolingba - Patassé - Bozizé,

  la justice est celle du Président, celle du plus fort,

  l’impunité exaspère,

  les populations n’en peuvent plus malgré les manipulations, les orfraies sur le tribalisme, le régionalisme et autres.

III.2 Au ... chaos total

La démocratie à la sauce tropicale ne trompe plus personne.

Et le changement attendu et redouté se mit en route en décembre 2012, depuis les confins du nord du pays, là où l’aviation française avait cru l’avoir brisée définitivement en 2005.

Ce fut un véritable tsunami qui déferla sur la RCA, emportant tout sur son passage, agrégeant des jeunes, des enfants, des laissés-pour-compte. Les leaders sont, pour la plupart, d’obédience musulmane.

IV L’irruption de Seleka, la couverture religieuse

Les militants de la cause africaine, les défenseurs des droits humains, les observateurs attentifs de la scène centrafricaine depuis de nombreuses années ne se sont point trompés dès les premiers jours des comportements et agissements des hordes Seleka, lesquelles s’apparentaient plus aux razzias esclavagistes et aux djiendjaouis qu’aux combattants de la liberté.

Le coup de grâce arriva le 24 mars 2013 avec la prise de Bangui la capitale et la fuite du général-président Bozizé. La RCA est à présent totalement dévastée. Les biens trouvés, quels qu’ils soient : des missions catholiques et protestantes, ONG, entreprises privées, de l’administration, des personnes privées, ont été emportés en trophée, souvent vendus sur les marchés de Sar, de Ndjaména au Tchad et du Soudan. Le reste détruit par le feu lorsqu’il n’a pu être démonté ou cassé.

Les femmes, les filles et les enfants ont été violées. Celles qui ont résisté avec force ont été passées par les armes ainsi que les hommes et les garçons. Pour l’essentiel, la folle furie a épargné les Centrafricains d’obédience musulmane et les étrangers noirs de même religion.

Dans ces conditions, et au regard de l’effondrement total de l’Etat et de ses structures, il n’est pas surprenant de voir émerger des groupes d’auto-défense. Ailleurs, qui s’offusquerait de la détermination désespérée qui s’empare parfois des honnêtes gens quand un agresseur injuste les accule à se battre pour défendre leur vie ?

Mais en Centrafrique, dans cet Etat failli, rien n’est simple et la perception que le Monde a de la situation est trouble.

En tout cas, les troubles généralisées qui se sont abattues sur le pays sont une aubaine pour des malfaiteurs, les vieux renards toujours à l’affût et les politiques.

La situation est encore explosive aujourd’hui.

Nous n’avions eu de cesse de la dénoncer depuis janvier 2013. Nous en sommes gré à l’Association Française d’Amitié et de Solidarité avec les Peuples d’Afrique qui non seulement nous a prêté oreille mais a entrepris des démarches auprès des autorités françaises, lesquelles sont restées silencieuses jusqu’en décembre 2013 !

De nombreux sites internet francophones et celui de l’AFASPA portent toujours notre déclaration visionnaire, faite lors de la manifestation publique en faveur des victimes de la barbarie et de la RCA, le 6 avril 2013 sur le parvis des Droits de l’Homme, place Trocadéro à Paris.

Que de temps perdu,

Que de vies détruites !

La communauté internationale et la France sont enfin intervenues dans le conflit, pour tâcher de ramener la paix. Mais le comportement des troupes du Tchad, dépêchées par Idriss Déby sont pour le moins suspects, en ce qu’elles appuient, sans vergogne, les éléments de Seleka.

Le contingent français qui est le mieux armé et qui tient les principaux axes d’entrée et de sortie de la RCA, laissent les officiers Seleka et leurs troupes aller et venir dans Bangui puis en sortir pour se replier en bon ordre, avec leurs matériels de guerre, dans le nord du pays alors même que :

  les organisations internationales de défense des droits de l’homme et l’ONU demandent depuis des mois, à tout le moins, l’arrestation des responsables et commanditaires des crimes,

  les officiers supérieurs de la Seleka ne cachent plus leur intention de procéder à la partition du pays entre musulmans et chrétiens.

 

Conclusion

La stratégie du chaos est appliquée avec constance au centre de l’Afrique depuis 124 ans, pour le malheur des Centrafricaines et des Centrafricains lesquels n’ont jamais rien demandé ni agressé aucun autre pays, aucun autre peuple.

Bien au contraire, le territoire de l’Oubangui-Chari devenu celui de la République Centrafricaine et ses ressortissants, les Centrafricains, ont accueilli et entretenu tour à tour ou même concomitamment, les populations des pays limitrophes lorsque ceux-ci étaient en difficultés, en guerre civile et même des pays lointains tels que le Mali, le Nigeria, le Sénégal, la Mauritanie, le Liban, la Palestine, la Syrie, le Yémen, etc.

Peuple de grande bonté, de grande hospitalité et d’une naïveté coupable, les Centrafricains ne sont pas au bout de leur peine tant que leur destin dépendra des puissances étrangères, lesquelles sont en lien étroit avec des munzu-vucko ou auxiliaires ou supplétifs locaux.

Le projet de construction d’un Etat viable, responsable, au service de tous les Centrafricains sans exception, reste le défi à relever, 54 ans après l’indépendance nominale.

Enfin, faut-il rappeler que ce pays de 620 000 km2 regorge de potentiels et ressources forestières, cynégétiques, agricoles et minières parmi lesquelles l’or, le diamant, l’uranium, le cuivre, le fer, etc. auxquelles s’ajoutent le pétrole, et les terres rares, sont des atouts pour enclencher et promouvoir le développement ?

Mais chacun sait qu’il n’y a de richesse que d’hommes et de femmes libres, instruits et conscients.

Paris, le 15 février 2014 Jean-Bosco PELEKET Intervention faite dans le cadre de la Semaine anticoloniale et antiraciste


Annexe : République Centrafricaine telle que pensée et définie par B. Boganda (voir à la fin du fichier pdf ci-joint)

Stratégie du chaos permanent en Afrique