En Centrafrique, la croix et le
warga
10/12/2014
à 13:01 Jeune
Afrique, Tribune
- Par
Mélanie Soiron-Fallut
Le
conflit qui ravage la République centrafricaine depuis deux ans s’accompagne
d’une multitude d’exactions où les marqueurs religieux sont mis en avant. Le
récit opposant chrétiens et musulmans est fonctionnel mais détourne l’attention
des véritables raisons du conflit. Celui-ci s’enracine dans la dépossession
culturelle, traditionnelle, religieuse, territoriale, mais aussi économique et
politique, subie par les populations centrafricaines depuis des décennies. Il
apparaît donc opportun de déconstruire cette simplification bien trop
efficace.
L’un
des premiers actes de cette possession remonte aux années 1940,
alors
que la Centrafrique est encore une colonie française. À Bambari (chef-lieu de la
préfecture de la Ouaka, dans le centre du pays), ville-frontière entre l’Est et
l’Ouest, Barthélémy Boganda – qui deviendra le premier président du pays
(1958-59) - lance un combat contre ce qu’il nomme les "monstruosités",
c’est-à-dire le fétichisme et les cultes traditionnels (notamment le semalì).
Premier abbé centrafricain, il veut attirer la population vers la mission des
pères catholiques. Se construit alors une dangereuse collusion entre le pouvoir
politique et le pouvoir religieux : celui qui incarne la figure du "père de la
nation" pour avoir su unifier les populations centrafricaines, représente
également un mouvement religieux. Son action de destruction des fétiches est
redoublée par celle du "prophète" Ngoutidé, qui, une vingtaine d’années plus
tard, par des tournées dans tous les villages de cette même région, détruit plus
de fétiches (notamment du culte de Ngakola) que tous les missionnaires réunis
sur le territoire. Les connaissances liées à ces cultes disparaissent. Ancêtres
et anciens ne transmettent plus leurs savoirs aux cadets. La continuité est
rompue, dépossédant les premiers de leur autorité, de leurs savoirs et donc de
leur pouvoirs.
Cette
perte d’identité a affaibli les communautés. Le pouvoir cultuel, religieux,
territorial, s’est effacé. La croix (catholique) est devenue le nouveau fétiche
mais n’a pas complètement remplacé les anciens savoirs. Le fait que Bambari soit
aujourd’hui l’un des épicentres des tensions entre communautés ne doit donc rien
au hasard. Ces violences actuelles plongent leurs racines dans la nécessité,
pour les populations, de se réapproprier une identité face à une figure
reconnaissable : celle de "l’étranger", de "l’arabe", du
"musulman".
Une
autre dépossession prend forme durant la deuxième moitié du XIXe
siècle, au
cours des razzias des musulmans esclavagistes, puis au moment où les commerçants
musulmans imposent leur hégémonie par des moyens pacifiques, mais non moins
contraignants, quelques décennies plus tard. Ces "arabes", venus du Nord,
tchadiens et soudanais, marchands prosélytes, monopolisent les circuits de
distribution, et s’attachent une clientèle. Ceux qui sont endettés travaillent
alors comme porteurs ou aides. À leur arrivée sur le territoire, ces musulmans
représentent la richesse et la domination économique. Le quartier de "Boy Rabe",
dans le quatrième arrondissement de la capitale Bangui, signifie "boy d’un
arabe" et est principalement peuplé, à cette époque, par les Manza qui
travaillent pour les marchands musulmans. Connu pour être très agité, ce
quartier est l’un des bastions des milices anti-balakas. La conscience
collective semble ainsi avoir intégré l’espace urbain.
Les
milices anti-balakas sont, à l’origine, des groupes villageois d’auto-défense
créés dans le but de se protéger des coupeurs de route ("Zaraguina" en sango).
Elles ont été périodiquement réactivées depuis les années 1970 en fonction des
événements, avant d’être redéployées au moment des premières exactions de la
Séléka.
Après
une violence économique et symbolique, la
prise du pouvoir politique de la Séléka au début de l’année 2013, et la violence
physique ont mis le feu aux poudres. La faiblesse des arguments expliquant les
tueries de musulmans renvoie à une difficulté de mettre en lumière ces
dynamiques historiques. En effet, les anti-balakas indiquent vouloir "voir les
musulmans partir", "les anéantir", mais sans expliciter les raisons de ce besoin
de les voir disparaître. Peut-être faut-il y voir la volonté de se réapproprier
l’espace économique et territorial, de récupérer quelque chose qui leur a
échappé, ou encore de reconquérir un espace physique et
symbolique.
Par
ailleurs, si le statut du Président Boganda, père de la nation et père
catholique, était polysémique, les "anti-balakas" mettent eux aussi en jeu
plusieurs types de représentations. Ainsi, le terme "anti" englobe plusieurs
sens. Tout d’abord, les "antì" sont des poudres que les "ngangas" (sorciers ou
tradipraticiens) utilisent afin de révéler, en sorcellerie, l’identité de celui
qui vous veut du mal. Ceci renvoie aux nombreux "blindages" que peuvent porter
les combattants après avoir effectué un rite rigoureux. Ces fétiches arborés
ostensiblement autour du cou ou de la taille sont confectionnés à base d’écorces
et d’ossements, puis sont cousus sous forme de petits sacs, nommés "warga" en
sango. Ceux-ci leur permettraient de posséder une puissance surnaturelle qui
pourrait dévier les balles, et les rendre invulnérable aux coupures de
machettes. Ensuite, "anti" se révèle d’une part, sous le sens "d’antidote" et
d’autre part, sous celui que nous connaissons en français signifiant
"contre".
Toujours
au cœur de cette polysémie, image
d’un syncrétisme opérant, le terme "balaka" peut être entendu de différente
manière. Premièrement, comme la traduction du mot machette en sango, mais aussi
comme "balles AK", soit les munitions des fusils AK47 utilisés par les ex-Séléka
ou encore "balles à kala" (pour kalachnikov). Ce cumul de sens renvoie à des
pratiques multiples et complexes. On redouble la puissance du fétiche avec les
prières chrétiennes. Celles-ci ne s’excluent pas mais se rejoignent dans des
pratiques syncrétiques, mêlant la croix et le warga.
Toutes
ces représentations, la convocation d’images et de double sens, semblent
s’attacher à relever, non pas une "simple haine" de l’autre, de l’étranger ici
incarné par "le musulman", mais un désir de reprendre possession d’un territoire
et de son histoire. Ce dernier a pu être, à un moment donné de l’histoire, celui
qui les en a dépossédé physiquement (par les razzias), économiquement (notamment
à travers les échoppes des quartiers) et enfin politiquement (par la prise du
pouvoir politique de Michel Djotodia).
Ainsi,
après avoir perdu leurs croyances traditionnelles, vernaculaires,
et un certain ordre social ; après les missionnaires, les colons, les
anti-fétichistes, et les marchands musulmans, il s’agirait de la reconquête d’un
pouvoir perdu. Cette réappropriation doit être prise en compte pour trouver une
stratégie de sortie de crise. Néanmoins, celle-ci sera difficile à trouver
entre l’intervention internationale, l’instrumentalisation des leaders et des
groupes en présence, et sans nouvelle figure unificatrice.
*
Mélanie Soiron-Fallut est anthropologue.
http://www.jeuneafrique.com/Article/ARTJAWEB20141209155831/centrafrique-tribune-s-l-ka-crise-centrafricaine-tribune-en-centrafrique-la-croix-et-le-warga.html