LE TCHAD ENTRE DEUX GUERRES ? REMARQUES SUR UN PRESUME COMPLOT

 

Roland Marchal

 

Arx tarpeia Capitoli proxima. L’actualité du début de l’année 2013 sur le continent a mis en exergue le rôle du Tchad dans différentes crises. En effet, reconnu comme puissance tutélaire de la République centrafricaine (RCA), le Tchad qui fournit le principal contingent de la force régionale en RCA a pesé de manière décisive sur l’issue de la crise dans ce pays.

 

Fin décembre 2012, Ndjamena annonçait que les rebelles ne pourraient aller au-delà de la ville de Damara (environ 70 km de Bangui), ouvrant ainsi la voie à une solution politique à Libreville. Trois mois plus tard, Ndjamena décidait qu’il fallait passer outre cet accord mal respecté par le président François Bozizé et laissait les rebelles entrer dans Bangui et conquérir le pouvoir par les armes.

 

Cette capacité à projeter des forces combattantes et à influencer, voire dicter une solution dans sa région, lui a valu peut-être rapidement de se voir attribué la qualité de puissance régionale, même si c’est le Mali, justement en dehors de son environnement traditionnel, qui a puissamment contribué à crédibiliser ce nouveau statut. La communauté internationale a célébré le courage politique du chef d’État tchadien lors de son engagement dans le conflit malien à un moment où ses collègues d’Afrique de l’Ouest manifestaient de grandes réticences.

 

Pourtant, à peine célébrée, voici que la nouvelle puissance régionale montre sa fragilité intérieure, si l’on en croit la dénonciation faite le 1er mai 2013 par Idriss Déby Itno d’une conspiration visant son régime organisée par des personnalités civiles et quelques anciens rebelles dont la crédibilité politique n’a jamais été très grande. Les arrestations se multipliaient alors, après un incident armé mineur dans un faubourg de la capitale et, à la mi-mai, près d’une vingtaine de personnalités étaient arrêtées, dont quatre parlementaires, des journalistes (habitués de ces vagues de répression) et des hauts fonctionnaires du Centre et du Sud du pays. à cette vague d’arrestations s’ajoutaient bientôt des mandats d’arrêt visant un certain nombre de personnalités qui auraient été liées aux violations massives des droits de l’homme sous Hissène Habré. Certaines ont en fait occupé pendant des années d’importantes fonctions dans le régime actuel, quelques-unes d’entre elles étant devenues au fil des ans des figures de l’opposition en exil. Comme pour rajouter à la confusion entre différentes affaires et périodes de l’histoire mouvementée du Tchad, les conditions d’arrestation des députés provoquaient une protestation du Bureau de l’Assemblée nationale, pourtant pleinement acquise au régime actuel, alors que le Sénégal s’interrogeait sur le droit du parquet tchadien d’arrêter des gens dans un procès relevant de l’autorité judiciaire à Dakar.

 

Les allégations de complot ne sont plus exceptionnelles au Tchad : un autre aurait été tenté – sans preuve incontournable ni davantage de succès – en juin 2012. Certaines font l’objet d’une publicité immodérée, d’autres sont souvent tues. Faute d’être toujours crédibles, ces pratiques de l’État doivent être interrogées comme un mode spécifique de gouvernement qui, en instaurant un arbitraire récurrent, vise peut-être autant à se débarrasser d’opposants réels ou potentiels qu’à suggérer aux partisans du régime de serrer les rangs derrière

son chef.

 

L’analyse qui suit a une ambition tout à fait modeste, à savoir décrire cette conjoncture particulière lors de laquelle un pouvoir apparemment fort réagit soudainement et de façon disproportionnée à la perception d’une menace intérieure dont les termes apparaissent incertains à beaucoup. Contrairement à certaines analyses, cette contribution défend le point de vue qu’un tel comportement est causé par l’accession du Tchad au statut de puissance plus que l’inverse. Il ne s’agit pas ici de nier l’effet d’aubaine et la rente diplomatique que représente pour le président Idriss Déby l’intervention de l’armée tchadienne au Mali : on les voit trop à l’œuvre dans les silences occidentaux. Encore faut-il souligner qu’ils ne peuvent seuls fournir l’explication.

 

Enfin, si l’analyse qui suit se limite à certains aspects très spécifiques de la réalité du Tchad, elle ne peut valoir comme étude des transformations politiques dans ce pays depuis son accession au statut de pays producteur de pétrole. Une intrigue en trois actes 2003 est l’année du grand tournant au Tchad. Cette année-là voit d’abord la fragilité de l’homme qui a dirigé le Tchad depuis décembre 1990 : Idriss Déby tombe dans le coma lors du sommet de l’Union africaine à Maputo en juillet et n’est sauvé que par l’action décisive et rapide de la France (1). Pendant sa convalescence naît un nouveau pacte avec Paris qui resserre une relation distendue par les années de cohabitation entre Lionel Jospin et Jacques Chirac (1997-2002). Si l’on n’en connaît pas les termes, il est troublant de voir le soutien français se maintenir année après année, alors qu’ailleurs en Afrique la diplomatie française fait souvent preuve d’une plus grande retenue dans son appui à certaines pratiques. Ainsi, il n’est pas courant de voir un ministre français célébrer le changement constitutionnel qui met fin à la limitation de deux mandats pour un président africain à rebours du silence gêné que l’on observe habituellement, c’est pourtant  bien ce qui se passe dans le cas du Tchad, malgré l’annonce faite par Idriss Déby, après les élections tronquées de 2001, de ne pas se représenter. L’exploitation du pétrole qui débute en 2003 laisse augurer une radicale embellie financière, même si celle-ci est initialement sous tutelle de la Banque mondiale. Lors de son congrès en novembre, le Mouvement Populaire du Salut (MPS), le parti présidentiel, se propose de changer la constitution et demande à Idriss Déby de se représenter, une initiative sans surprise pour beaucoup d’opposants, tout comme la réponse positive du chef d’État tchadien. Cependant cette rupture d’engagement prend les barons du régime à contre-pied et incite parents et alliés politiques à redéfinir les termes de leur allégeance. Certains, et non des moindres, choisissent de basculer dans l’opposition, d’abord feutrée puis ouverte, au régime à l’automne 2005 : parmi eux on citera notamment Ahmat Hassaballah Soubiane, alors ambassadeur à Washington, Tom et Timan Erdimi proches parents du président et parmi ses plus proches conseillers, Mahamat Nouri,  ambassadeur en Arabie saoudite qui fait défection en 2006 et de nombreux officiers supérieurs souvent membres du même groupe ethnique qu’Idriss Déby. Timan Erdimi et Mahamat Nouri deviennent les figures clés de l’opposition armée dans l’année qui suit. 2003 est aussi l’année du Darfour.

 

Après des incidents en 2002, le Darfour s’enflamme à partir de février 2003, et ce conflit divise les élites gouvernantes au Tchad. Certains, y compris dans la famille la plus proche d’Idriss Déby, jouent la carte de l’insurrection et parient sur certains de ses chefs, notamment (mais pas uniquement) Khalil Ibrahim Mohamed, le leader charismatique du Mouvement pour la justice et l’égalité (JEM). D’autres, comme Idriss Déby, ne veulent pas remettre en cause les bonnes relations avec Khartoum qui ont garanti une réelle stabilité du régime et craignent également que les conséquences du conflit au Darfour ne modifient les équilibres internes au pouvoir au Tchad. Comme on l’a analysé ailleurs (4), on a soudain l’articulation de deux crises différentes. Idriss Déby, qui se conçoit aussi comme le leader des Zaghawa, son groupe ethnique, s’enferre dans une médiation sans but pendant des mois et doit constater que tout lui échappe. Le réchauffement des liens avec le JEM en juin 2005 est une manière de reprendre le contrôle sur les initiatives des uns et des autres pour soutenir la rébellion au Darfour et empêcher une conjonction avec les opposants de son premier cercle.

 

Manœuvre réussie mais qui coûte alors à Idriss Déby l’appui de Khartoum et conduit à la sanctuarisation d’une opposition armée hétéroclite, divisée, et sans autre projet que la fin de son règne. L’attaque des rebelles tchadiens sanctuarisés au Darfour fin janvier et début février 2008 contre Ndjamena est un autre moment où sont validées différentes options. D’abord, le soutien français et libyen à Déby est confirmé puisque les troupes françaises préservent l’aéroport alors que des officiers supérieurs, dont l’attaché de défense à Ndjamena et le général Benoît Pugat alors à l’état-major des armées à Paris, contribuent de manière essentielle à la sanctuarisation de la présidence tchadienne et à la contre offensive le dimanche 3 février. Qadhdhâfî, quant à lui, fournit les munitions pour les tanks tchadiens que transportent les avions français. Ce soutien prend également la forme de l’opération Eufor Tchad/RCA dont le seul véritable acquis aura été de donner à Idriss Déby le temps d’acheter de l’armement grâce aux revenus pétroliers et de former les hommes pour obtenir une suprématie militaire contre ses rebelles (5). Cette bataille n’est pas simplement une défaite militaire des rebelles, elle est également une déroute politique.

 

Les chefs de la rébellion, entrés dans la capitale, n’ont pu se mettre d’accord sur le partage du pouvoir. Le dimanche après-midi, c’est l’opposition civile qui est frappée : certains de ses dirigeants sont enlevés et Ibni Oumar Mahamat Saleh, grande figure de l’opposition démocratique et rassembleur national, ne réapparaîtra plus. Son assassinat pèse jusqu’à aujourd’hui dans l’équation tchadienne et souligne la permanence d’une impunité tolérée par les pays occidentaux, la France mais également les États-Unis qui ont poursuivi la formation anti-terroriste de la garde prétorienne du régime.

 

On oublie trop souvent que ladite bataille de Ndjamena a été précédée d’un autre affrontement, le vendredi 1er février, à proximité de la ville de Massaguet. La colonne d’Idriss Déby était alors pilonnée par l’opposition qui faisait le calcul que, Déby mort, son régime s’effondrerait sans résistance. L’importance de ce moment est dans l’identité des tués au combat : la garde rapprochée de Déby, ses parents et les proches de son sous-clan. La rébellion qui échoue alors peut être lue de nombreuses façons, mais l’une est essentielle et tient aux rivalités internes au sein des Zaghawa, qui dirigent à la fois l’État tchadien et les groupes de la rébellion les plus influents. Pour ces morts, Idriss Déby sera contraint de dédommager les familles, récompenser les survivants et justifier la violence d’un affrontement que certains ne comprennent pas.

 

Le voyage à Khartoum en février 2010 illustre le paradoxe de la victoire du chef d’État tchadien. Il a défait la rébellion tchadienne sanctuarisée grâce à l’appui de Salah Abdallah Gosh, le chef des services secrets soudanais. Dès le printemps 2009, pourtant, il a montré à

Khartoum sa bonne foi et tenté une ultime médiation avec le JEM qui a tourné court. Cet échec lui a permis un double gain tactique : d’une part, il a fait la preuve à ceux des siens qui soutenaient encore Khalil Ibrahim que ce dernier ne voulait pas un accord mais le pouvoir à Khartoum ; de l’autre, il a pu rompre publiquement avec ce dernier et lui refuser même l’hospitalité à Ndjamena en mai 2010. Le réchauffement des relations avec Khartoum est aussi accéléré par la mise à pied de Salah Abdallah Gosh, accusé d’être trop ambitieux et proche des services américains en août 2009. Cette amélioration se traduit dans la suite par la mise en place d’une force conjointe qui surveille la frontière commune et combat les insurgés soudanais du Darfour, voire par le mariage du président Déby et de la fille de Moussa Hilal, un des premiers responsables des Janjaweed soudanais et surtout un des chefs coutumiers de la tribu des Mahamid, également présente au Tchad où elle a été plutôt dans l’opposition.

 

Cette visite à Khartoum, la première depuis 2004, est aussi le moment d’une illumination si l’on en croit ses proches (6). En six ans, la capitale soudanaise dopée par l’argent du pétrole s’est profondément transformée : un nouveau pont sur le Nil, des immeubles en grand nombre, des hôtels de luxe, les rues agrandies et goudronnées. À son retour au Tchad, Idriss Déby se mue en grand architecte, multipliant les projets de réaménagement de la capitale. On dénonce justement la spéculation immobilière, les infrastructures mal construites, les quartiers peuplés de nouveaux riches, les impératifs sécuritaires à peine dissimulés derrière les destructions de certains lieux, sans voir peut-être l’essentiel : la construction d’une nouvelle capitale pour une nouvelle population et la rupture avec l’histoire urbaine de l’avant pétrole.

 

Au terme de ces quelques rappels, il faudrait donc en conclure qu’Idriss Déby, servi par un sens tactique et un courage physique hors du commun, a réussi à contenir ses opposants et qu’il peut goûter aux délices de l’État développementiste promu par la Chine, devenue depuis juillet 2006 un acteur économique prépondérant. En avril 2011, il est réélu triomphalement avec plus de 88 % des voix, ses principaux adversaires ayant appelé au boycott. Peu importe alors la fraude : les députés d’opposition élus en plus grand nombre permettent de signaler à la communauté internationale sa bonne volonté démocratique quand bien même l’évaluation purement technique soulève nombre de problèmes et indique qu’il conserve avec plus de 71 % des députés le contrôle exclusif du Parlement (7)

 

La remontée des oppositions

 

Surtout, après ces élections générales de 2011, le climat politique évolue à Ndjamena. La défaite militaire de l’opposition armée permet l’utilisation d’une plus grande fraction des revenus pétroliers pour des usages civils et non plus seulement l’achat de matériel militaire.

Par ailleurs, un accord signé avec l’EximBank chinoise en août 2011 ouvre une ligne de crédit gagée sur les ressources pétrolières à venir du Tchad. Même s’il est indexé sur l’avenir, l’argent est bien là et peut couler à flots. À vrai dire, au Tchad, le gouvernement ne gouverne pas depuis longtemps si bien qu’il vaut mieux considérer le Premier ministre comme un Secrétaire général de la présidence mettant simplement en forme les décisions du président, et les ministres comme de simples collaborateurs.

 

Cette situation qui prévaut depuis de nombreuses années s’est encore intensifiée du fait de la rente pétrolière. Ainsi, une bonne partie du budget des ministères est reversée à la Direction des projets spéciaux, gérée directement par la présidence, et ne suit aucune des règles d’attribution des marchés publics. Dans le même temps, on perçoit une nette évolution dans le personnel ministériel : la génération plus jeune appelée à occuper ces postes a pour caractéristiques son absence d’engagement politique et sa totale dépendance

à l’égard du président pour occuper de telles fonctions. Cette concentration accrue du pouvoir décisionnel à la présidence a de nombreux effets.

 

Tout d’abord, une très forte instabilité ministérielle : l’actuel gouvernement en est à son troisième remaniement en moins de quatre mois, le premier ayant eu lieu deux semaines après l’installation du gouvernement. Les ministres sont ainsi nommés et changés davantage sur la base de l’influence changeante des réseaux de courtisans que de leurs activités ou influence politique. Ensuite, une forte compétition pour contrôler l’accès au président et à son premier cercle. Cet aspect est particulièrement important compte tenu du rôle joué par l’une des épouses du président, Hinda Mahamat Abderahim, et de son influence sur son époux (8). Cette dernière a su, avec un réel brio politique, se construire un réseau influent dans l’appareil d’État et à la présidence afin de marginaliser ses rivaux et accroître sa puissance financière. Cette situation suscite des jalousies et une hostilité à peine contenue de la part de nombreux Zaghawa qui estiment n’avoir pas à passer sous les fourches caudines d’une Arabe (9). Ainsi, paradoxalement, l’accroissement des ressources n’aura pas permis un élargissement de la base politique du pouvoir tchadien : elle aura au contraire abouti à sa rétraction.

 

Cette remarque est corroborée par l’analyse des nouveaux acteurs économiques. Le Tchad peut certes compter sur de nouvelles ressources pétrolières, au point que l’Eximbank chinoise n’a aucune hésitation à financer d’importants projets d’infrastructure dont la rentabilité mériterait d’être attestée. Mais dans ce boom des travaux publics, plusieurs aspects devraient retenir l’attention. Une nouvelle classe d’entrepreneurs a ainsi fait son apparition, pour l’essentiel composée des affidés du pouvoir, en très grande majorité de Zaghawa qui vivent uniquement des contrats octroyés par la présidence (quitte, le plus souvent, à prélever une dîme et à contractualiser une entreprise possédant l’expertise ad hoc). Ce crony capitalism ne laisse pas indifférent les autres milieux d’affaires qui profitent bien moins de la manne, notamment les Goranes qui ont joué un rôle essentiel dans la survie du régime lors de la crise des années 2000. L’absence de planification ou de rationalisation accroît le risque d’un endettement très lourd à gérer de l’État tchadien dès lors que les prêts chinois devront être remboursés (10). Cette inquiétude est également nourrie de l’accroissement des subventions au secteur paraétatique et de la corruption au sein des différents secteurs de l’appareil d’État. Les proches du président n’ont pas les pudeurs d’antan et n’hésitent plus à contrôler les régies financières de l’État ou à en privatiser les fonctions les plus rémunératrices.

 

Enfin, les crises régionales ont eu des effets ambivalents sur le régime tchadien. Idriss Déby a pris sur la crise libyenne une position courageuse et lucide : il n’avait pas d’illusion sur ce qui pourrait suivre et l’a dit pendant des mois avant de s’incliner en juin 2011 et de rallier ses alliés occidentaux. Évidemment, cette posture relevait non seulement de sa clairvoyance mais aussi de ses intérêts bien compris : avec la disparition de Mouammar Qadhdhâfî, il perdait son meilleur (et plus riche) allié dans la région. De fait, malgré des déclarations conciliantes de part et d’autre, les relations avec le nouveau régime à Tripoli restent tendues. Idriss Déby est soupçonné d’aider les Toubous (un groupe transfrontalier) afin que ces derniers gardent le contrôle des villes de Koufra et Sebha, et de la route commerciale qui les lie et constitue un axe essentiel du commerce sahélien. De plus, une partie des ex-rebelles tchadiens a grossi les rangs de l’opposition à Mouammar Qadhdhâfî sous l’impulsion de Khartoum et vit désormais dans le Sud et l’Est libyens dans l’attente de l’émergence d’une nouvelle rébellion. Enfin, Doha n’a pas oublié le choix d’Idriss Déby, contraire à sa politique, et l’on peut penser que le gel d’importants projets qataris dans la capitale tchadienne est lié à cette différence. L’intervention tchadienne au Mali a revigoré ce mécontentement comme l’illustre en mars 2013 la déclaration de Timan Erdimi (l’une des principales figures de l’opposition armée, en exil au Qatar depuis la fin 2009) annonçant l’apparition prochaine d’une opposition armée, un appel public difficilement possible sans l’accord des autorités qataries. Cette rhétorique guerrière aurait pu ne pas être prise au sérieux tant le crédit politique de cet opposant a été entamé par son attitude dans la rébellion et son échec devant Ndjamena en février 2008. Mais c’eût été sans prendre la mesure de l’activisme militaire du Tchad dans la région.

 

L’arrivée au pouvoir à Bangui d’une coalition de groupes armés, la Séléka, le 24 mars 2013 n’aurait pas été possible en effet sans l’acquiescement du Tchad. Celui-ci n’a pas été acquis sans engagement de la part des deux principaux dirigeants du mouvement, Michel Am-Nondroko Djotodia (aujourd’hui chef d’État de la transition) et Noureddin Adam (aujourd’hui ministre de la Sécurité).

 

En effet, fin décembre 2012, le chef d’État tchadien annonce que les rebelles de la Séléka ne pourraient dépasser la ville de Damara à 70 km de la capitale centrafricaine. Son inquiétude alors est double 11. D’une part, les pays de la région et les États-Unis ne sont pas insensibles aux déclarations de François Bozizé (chef d’État avant le 24 mars 2013) évoquant la présence de Janjaweed et autres islamistes au sein de la Séléka, ce qui incite à la prudence même si ces déclarations relèvent pour l’essentiel de la pure propagande, comme les semaines suivantes le démontreront. D’autre part, Idriss Déby est conscient que parmi (11) les gens de la Séléka se trouvent de nombreux combattants tchadiens, qui ont servi sous les ordres de Mahamat Nouri, Adouma Hassaballah et Adoum Yacoub Kougou et, pour l’essentiel, appartiennent à des groupes ouaddaïens. De plus, anticipant une victoire militaire de la Séléka, de nombreux opposants tchadiens dans les pays de la grande région s’agitent et parlent de reprendre la lutte armée avec cette fois-ci la RCA comme sanctuaire.

 

Ce n’est qu’après avoir obtenu de fortes assurances de la part des dirigeants de la Séléka (notamment la nomination à des postes clefs de l’appareil d’État centrafricain de membres des services de sécurité tchadiens) (12), avoir remisé l’argument religieux de Bozizé (qui faisait de la Séléka, le cheval de Troie des islamistes soudanais) et assisté aux ultimes tentatives de ce dernier de se remettre en selle, qu’Idriss Déby donne son feu vert à l’attaque de Bangui en mars 2013. L’implication accrue du Tchad dans la force régionale apparaît alors autant comme un signe de puissance que comme l’expression d’une faiblesse face à la possible menace que représente un mouvement comme la Séléka, dont une partie des commandants au niveau intermédiaire n’obéit qu’imparfaitement à la direction et est prompte à vendre ses services aux plus offrants.

 

L’implication au Mali a également créé des problèmes. Le contingent tchadien dans ce pays est composé d’un (12) peu plus de 900 hommes formés par les États-Unis au contre-terrorisme et, pour le reste, de troupes d’élite de la Garde républicaine (formellement depuis 2005, la Direction générale des services de sécurité des institutions de l’État). La majorité de ces hommes sont des Zaghawa, souvent même du sous-clan Bideyat de Déby, les Bilia. En quelques mois, ces soldats ont combattu dans des conditions difficiles et perdu officiellement 38 hommes, dont une vingtaine lors d’une seule embuscade, peut-être due à une erreur de commandement.

 

Une profonde acrimonie est née du fait du rôle que les médias d’État au Tchad – avec l’acquiescement présidentiel – font jouer au fils d’Idriss Déby, Mahamat, général à 29 ans et

commandant en second du contingent tchadien. Une critique souvent formulée à son égard affirme qu’il n’est pas souvent au front bien qu’il soit devenu le héros national de la campagne au Mali (13). Les familles des soldats tués ou blessés sur ce même front, souvent proches en termes de parentèle, goûtent mal cette mise en scène qui magnifie la famille présidentielle. Ce sentiment doit se comprendre dans un double contexte. Le premier est habituel au Tchad. De multiples allégations circulent, y compris à l’initiative de personnalités

bien placées pour en parler, pour affirmer que les soldats envoyés au Mali ne sont pas payés et récompensés de la même manière et (13) que les détournements sont nombreux (14). De telles critiques doivent rappeler que, malgré une énième tentative de réorganisation en 2010 avec l’aide française, l’armée tchadienne n’est toujours pas une institution, loin s’en faut. Le second est beaucoup plus important : le projet toujours contesté du président tchadien de se prévaloir d’une séniorité « traditionnelle » au sein de son propre clan. Il faut rappeler que l’hostilité au sein des Bideyat vis-à-vis d’Idriss Déby au début des années 2000 est en particulier liée à la nomination par ce dernier de son frère, Timan Déby, comme sultan et chef de canton. Les frères Erdimi, notamment, ont alors multiplié les sarcasmes sur cette famille plébéienne qui voulait s’anoblir alors même que la mère d’Idriss Déby n’appartenait pas à son clan Bilia (elle est originaire d’un autre clan Zaghawa, Borogate) et qu’en conséquence Idriss Déby n’avait de parents que d’un seul côté. Cette polémique s’est réinvestie après 2005 dans le champ militaire et étatique sans pour autant cesser lorsque les rebelles ont été défaits. En 2011, sa victoire acquise et les siens dûment récompensés, Idriss Déby s’est à nouveau lancé dans une réforme de l’administration locale en pays Zaghawa avec le même objectif et en provoquant la même ire au sein des Bilia (et plus largement des Bideyat) mais également des Kobé. Ceux-ci forment l’ossature, en termes de recrutement, du JEM et ont une longue histoire d’antagonisme politique vis-à-vis d’Idriss Déby, coupable à leurs yeux d’avoir fait assassiner leur leader Abbas Koty en 1993, exilé l’un de ses lieutenants, Bichara Idriss Haggar, et humilié à de multiples reprises la famille du sultan des Kobé à Iriba. Cet antagonisme des Kobé, malgré la présence dans l’entourage de Déby d’un de leurs parents, Mahamat Ali Abdalla Nassour, est également nourri par les événements au Darfour. Même si plus grand monde ne prête attention à la situation au Darfour, le conflit s’y poursuit et la communauté Zaghawa en paie un prix important. Idriss Déby avait su regagner une partie du soutien des Kobé en 2009.

 

En 2011, les hostilités au Darfour ont repris, la chute de Qadhdhâfî ayant mis fin à la sanctuarisation du JEM et l’Indépendance du Soudan du Sud ayant mécaniquement dopé la militarisation des oppositions politiques au Nord Soudan. Idriss Déby, pour ne pas refaire l’erreur de 2004, s’est attaché à affaiblir le JEM de mille manières au point qu’il est aujourd’hui accusé d’avoir fait exécuter Khalil Ibrahim et de travailler pour Khartoum sans considération pour les siens. Il a suscité des divisions dans le JEM et œuvré à la signature d’accords de paix entre ces factions et Khartoum. Cette politique a un coût réel d’autant qu’elle est mise en œuvre dans un contexte passablement délétère.

 

Un coup d’État ?

 

Si l’analyse qui précède a une validité, on conçoit que l’annonce d’une conspiration visant à mettre à bas ce régime en a moins. Il y a plusieurs lectures possibles des événements du mois de mai 2013. D’abord, celui qui est promu putschiste en chef, Moussa Tao Mahamat, est certes un ancien rebelle du groupe de Mahamat Nouri, mais il n’a jamais eu un rôle significatif dans la rébellion, ni d’ailleurs un crédit politique particulier parmi ses pairs. Les responsables militaires arrêtés sont âgés et dans des fonctions qui ne leur permettraient pas de disposer de troupes ou de faciliter leurs mouvements.

 

Les cadres civils sont quant à eux originaires du Centre et du Sud du pays, mais leur dispersion ethnique et l’absence de sociabilité commune, voire même leurs clivages politiques connus (deux des quatre députés appartiennent au MPS), rendent plus qu’improbable l’existence d’un complot digne de ce nom (15). On peut aisément concevoir que des gens au Tchad rêvent d’un changement de régime, et ce d’autant plus que les mouvements sociaux y sont laissés sans réponse, que le dialogue et le compromis ne font pas partie de la culture des gouvernants, et qu’une partie du pays voit ses conditions de vie se détériorer (16). L’analyse habituelle de cette péripétie veut que le régime tchadien utilise sa nouvelle stature internationale pour éliminer (ou mettre au pas) son opposition intérieure. Ce qui précède entend au contraire souligner combien un certain type de gouvernance intérieure et une ambition régionale accroissent les contradictions sociales et politiques et créent un champ d’affrontement que le régime n’avait pas initialement cherché. C’est la conscience d’une menace qui pousse à l’identification d’une conspiration, mais la menace n’est pas celle annoncée dans les médias. Elle est dans la stasis, dans la crise morale et politique, au cœur du régime. L’annonce d’un complot sert surtout à rappeler que sans Idriss Déby, les Bideyat, les Zaghawa ou les affidés du régime auraient à faire face à des

jours autrement plus difficiles. On pourra se reporter aux résultats statistiques du recensement de 2009, récemment publiés, qui montrent combien les bénéfices de la rente pétrolière ne se traduisent pas par une amélioration des services de l’État dans une grande partie du pays.

On ne dira rien ici du comportement alambiqué de ladite communauté internationale, de la France socialiste pusillanime comme elle seule sait l’être, d’une politique américaine qui bégaie dans son engouement anti-terroriste et joue l’aveuglement une fois de plus. Alors que l’environnement régional du Tchad est de plus en plus instable, il serait tentant comme on le fait trop vite aux États-Unis d’identifier dans Boko Haram, les islamistes soudanais, et les djihadistes libyens, maliens ou autres, les menaces potentielles qui pèsent sur le Tchad. Le danger tient plus à un certain type de gouvernance intérieure, à l’incapacité du régime de se réformer dans son arbitraire et sa prévarication, bref à toujours se comporter comme s’il était entre deux guerres 17.

 

Roland Marchal

CNRS – CERI – Sciences Po Paris

 

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1. Un avion médicalisé sera mis à disposition immédiatement

 

2. Xavier Darcos, ministre délégué à la Coopération, au Développement et à la Francophonie, n’hésite pas à déclarer lors de sa visite à Ndjamena le 28 mai 2004 : « La France soutient la position du président Déby qui a été élu démocratiquement et par deux fois, elle salue le fait que l’Assemblée nationale, à une majorité supérieure à celle qui d’habitude soutient le gouvernement, a approuvé la révision de la Constitution ».

 

3. G. Magrin, Le Sud du Tchad en mutation. Des champs de coton aux sirènes de l’or noir, Montpellier/Saint Maur les Forêts, Cirad et Éditions Sépia, 2001.

 

4. R. Marchal, « Tchad/Soudan : vers un système de conflits », Politique africaine, n° 102, juin 2006, p. 135-154.

 

4. R. Marchal, « Tchad/Soudan : vers un système de conflits », Politique africaine, n° 102, juin 2006, p. 135-154.

 

5. Voir le témoignage de la journaliste de RFI, Sonia Rolley, Retour du Tchad. Carnet d’une correspondante, Arles, Actes Sud, 2010 ainsi que la collection d’analyses :< www.bmlv.gv.at/pdf_pool/publikationen/eufor_tchad_revisited.pdf>, consulté le 10 juillet 2013.

 

6. Entretiens, Ndjamena, mars 2011.

 

7. <www.eueom.eu/files/pressreleases/english/rapport_final_MOE_UE_Tchad_270511_fr.pdf>.

 

8. Voir le dossier « Premières dames en Afrique », Politique africaine, n° 95, octobre 2004, p. 5-124.

 

9. Hinda est la fille de Mahamat Acyl (originaire du Ouaddaï et du même groupe ethnique que le dirigeant de l’opposition Ibni Oumar Mahamat Saleh, tué en 2008). Sa mère est la sœur de la seconde épouse de Acyl Ahmat, le fondateur des Comités de Défense de la République, une importante faction dans les années de guerre civile.

 

10. Voir le dernier rapport du FMI accessible à :<www.imf.org/external/np/sec/pn/2013/pn1350.htm>.

 

11. Entretiens, Bangui, avril 2013.

 

12. « Chad: Déby’s Enemies Crowd in », Africa confidential, vol. 54, n° 11, 24 mai 2013.

 

13. Entretiens, Ndjamena, janvier 2013 et Paris, mars et avril 2013.

 

14. On pourrait y rajouter le fait que certains officiers tchadiens dans la région de Kidal aient pris langue avec les trafiquants de drogue, pour louer leur protection comme ils le font déjà à Bangui.

 

15. Pour s’en tenir aux députés, Routouang Yoma Galom est de Bongor, Saleh Makki de Ati, Malloum Kadre de Massenya et Gali Ngothé de Sahr.

 

16. On pourra se reporter aux résultats statistiques du recensement de 2009, récemment publiés, qui montrent combien les bénéfices de la rente pétrolière ne se traduisent pas par une amélioration des services de l’État dans une grande partie du pays. Certes, on construit des écoles ou des hôpitaux, mais sans se préoccuper de l’enseignement et de l’expertise de la force de travail ou encore de l’extension de la corruption à toutes les strates de la société.

 

17. M. Debos, Le Métier des armes au Tchad. Le gouvernement de l’entre-guerres, Paris, Karthala, 2013.

 

Politique africaine n° 130 - juin 2013.