LE
TCHAD ENTRE DEUX GUERRES ?
REMARQUES SUR UN PRESUME
COMPLOT
Roland
Marchal
Arx
tarpeia Capitoli proxima. L’actualité du début de l’année 2013 sur le
continent a mis en exergue le rôle du Tchad dans différentes crises. En effet,
reconnu comme puissance tutélaire de la République centrafricaine (RCA), le
Tchad qui fournit le principal contingent de la force régionale en RCA a pesé de
manière décisive sur l’issue de la crise dans ce pays.
Fin
décembre 2012, Ndjamena annonçait que les rebelles ne pourraient aller au-delà
de la ville de Damara (environ
Cette
capacité à projeter des forces combattantes et à influencer, voire dicter une
solution dans sa région, lui a valu peut-être rapidement de se voir attribué la
qualité de puissance régionale, même si c’est le Mali, justement en dehors de
son environnement traditionnel, qui a puissamment contribué à crédibiliser ce
nouveau statut. La communauté internationale a célébré le courage politique du
chef d’État tchadien lors de son engagement dans le conflit malien à un moment
où ses collègues d’Afrique de l’Ouest manifestaient de grandes
réticences.
Pourtant,
à peine célébrée, voici que la nouvelle puissance régionale montre sa fragilité
intérieure, si l’on en croit la dénonciation faite le 1er mai 2013 par Idriss
Déby Itno d’une conspiration visant son régime organisée par des personnalités
civiles et quelques anciens rebelles dont la crédibilité politique n’a jamais
été très grande. Les arrestations se multipliaient alors, après un incident armé
mineur dans un faubourg de la capitale et, à la mi-mai, près d’une vingtaine de
personnalités étaient arrêtées, dont quatre parlementaires, des journalistes
(habitués de ces vagues de répression) et des hauts fonctionnaires du Centre et
du Sud du pays. à cette vague d’arrestations s’ajoutaient bientôt des mandats
d’arrêt visant un certain nombre de personnalités qui auraient été liées aux
violations massives des droits de l’homme sous Hissène Habré. Certaines ont en
fait occupé pendant des années d’importantes fonctions dans le régime actuel,
quelques-unes d’entre elles étant devenues au fil des ans des figures de
l’opposition en exil. Comme pour rajouter à la confusion entre différentes
affaires et périodes de l’histoire mouvementée du Tchad, les conditions
d’arrestation des députés provoquaient une protestation du Bureau de l’Assemblée
nationale, pourtant pleinement acquise au régime actuel, alors que le Sénégal
s’interrogeait sur le droit du parquet tchadien d’arrêter des gens dans un
procès relevant de l’autorité judiciaire à Dakar.
Les
allégations de complot ne sont plus exceptionnelles au Tchad : un autre aurait
été tenté – sans preuve incontournable ni davantage de succès – en juin 2012.
Certaines font l’objet d’une publicité immodérée, d’autres sont souvent tues.
Faute d’être toujours crédibles, ces pratiques de l’État doivent être
interrogées comme un mode spécifique de gouvernement qui, en instaurant un
arbitraire récurrent, vise peut-être autant à se débarrasser d’opposants réels
ou potentiels qu’à suggérer aux partisans du régime de serrer les rangs
derrière
son
chef.
L’analyse
qui suit a une ambition tout à fait modeste, à savoir décrire cette conjoncture
particulière lors de laquelle un pouvoir apparemment fort réagit soudainement et
de façon disproportionnée à la perception d’une menace intérieure dont les
termes apparaissent incertains à beaucoup. Contrairement à certaines analyses,
cette contribution défend le point de vue qu’un tel comportement est causé par
l’accession du Tchad au statut de puissance plus que l’inverse. Il ne s’agit pas
ici de nier l’effet d’aubaine et la rente diplomatique que représente pour le
président Idriss Déby l’intervention de l’armée tchadienne au Mali : on les voit
trop à l’œuvre dans les silences occidentaux. Encore faut-il souligner qu’ils ne
peuvent seuls fournir l’explication.
Enfin,
si l’analyse qui suit se limite à certains aspects très spécifiques de la
réalité du Tchad, elle ne peut valoir comme étude des transformations politiques
dans ce pays depuis son accession au statut de pays producteur de pétrole. Une
intrigue en trois actes 2003 est l’année du grand tournant au Tchad. Cette
année-là voit d’abord la fragilité de l’homme qui a dirigé le Tchad depuis
décembre 1990 : Idriss Déby tombe dans le coma lors du sommet de l’Union
africaine à Maputo en juillet et n’est sauvé que par l’action décisive et rapide
de la France (1). Pendant sa convalescence naît un nouveau pacte avec Paris qui
resserre une relation distendue par les années de cohabitation entre Lionel
Jospin et Jacques Chirac (1997-2002). Si l’on n’en connaît pas les termes, il
est troublant de voir le soutien français se maintenir année après année, alors
qu’ailleurs en Afrique la diplomatie française fait souvent preuve d’une plus
grande retenue dans son appui à certaines pratiques. Ainsi, il n’est pas courant
de voir un ministre français célébrer le changement constitutionnel qui met fin
à la limitation de deux mandats pour un président africain à rebours du silence
gêné que l’on observe habituellement, c’est pourtant bien ce qui se passe
dans le cas du Tchad, malgré l’annonce faite par Idriss Déby, après les
élections tronquées de 2001, de ne pas se représenter. L’exploitation du pétrole
qui débute en 2003 laisse augurer une radicale embellie financière, même si
celle-ci est initialement sous tutelle de la Banque mondiale. Lors de son
congrès en novembre, le Mouvement Populaire du Salut (MPS), le parti
présidentiel, se propose de changer la constitution et demande à Idriss Déby de
se représenter, une initiative sans surprise pour beaucoup d’opposants, tout
comme la réponse positive du chef d’État tchadien. Cependant cette rupture
d’engagement prend les barons du régime à contre-pied et incite parents et
alliés politiques à redéfinir les termes de leur allégeance. Certains, et non
des moindres, choisissent de basculer dans l’opposition, d’abord feutrée puis
ouverte, au régime à l’automne 2005 : parmi eux on citera notamment Ahmat
Hassaballah Soubiane, alors ambassadeur à Washington, Tom et Timan Erdimi
proches parents du président et parmi ses plus proches conseillers, Mahamat
Nouri, ambassadeur en Arabie saoudite qui fait défection en 2006 et de
nombreux officiers supérieurs souvent membres du même groupe ethnique qu’Idriss
Déby. Timan Erdimi et Mahamat Nouri deviennent les figures clés de l’opposition
armée dans l’année qui suit. 2003 est aussi l’année du
Darfour.
Après
des incidents en 2002, le Darfour s’enflamme à partir de février 2003, et ce
conflit divise les élites gouvernantes au Tchad. Certains, y compris dans la
famille la plus proche d’Idriss Déby, jouent la carte de l’insurrection et
parient sur certains de ses chefs, notamment (mais pas uniquement) Khalil
Ibrahim Mohamed, le leader charismatique du Mouvement pour la justice et
l’égalité (JEM). D’autres, comme Idriss Déby, ne veulent pas remettre en cause
les bonnes relations avec Khartoum qui ont garanti une réelle stabilité du
régime et craignent également que les conséquences du conflit au Darfour ne
modifient les équilibres internes au pouvoir au Tchad. Comme on l’a analysé
ailleurs (4), on a soudain l’articulation de deux crises différentes. Idriss
Déby, qui se conçoit aussi comme le leader des Zaghawa, son groupe ethnique,
s’enferre dans une médiation sans but pendant des mois et doit constater que
tout lui échappe. Le réchauffement des liens avec le JEM en juin 2005 est une
manière de reprendre le contrôle sur les initiatives des uns et des autres pour
soutenir la rébellion au Darfour et empêcher une conjonction avec les opposants
de son premier cercle.
Manœuvre
réussie mais qui coûte alors à Idriss Déby l’appui de Khartoum et conduit à la
sanctuarisation d’une opposition armée hétéroclite, divisée, et sans autre
projet que la fin de son règne. L’attaque des rebelles tchadiens sanctuarisés au
Darfour fin janvier et début février 2008 contre Ndjamena est un autre moment où
sont validées différentes options. D’abord, le soutien français et libyen à Déby
est confirmé puisque les troupes françaises préservent l’aéroport alors que des
officiers supérieurs, dont l’attaché de défense à Ndjamena et le général Benoît
Pugat alors à l’état-major des armées à Paris, contribuent de manière
essentielle à la sanctuarisation de la présidence tchadienne et à la contre
offensive le dimanche 3 février. Qadhdhâfî, quant à lui, fournit les munitions
pour les tanks tchadiens que transportent les avions français. Ce soutien prend
également la forme de l’opération Eufor Tchad/RCA dont le seul véritable acquis
aura été de donner à Idriss Déby le temps d’acheter de l’armement grâce aux
revenus pétroliers et de former les hommes pour obtenir une suprématie militaire
contre ses rebelles (5). Cette bataille n’est pas simplement une défaite
militaire des rebelles, elle est également une déroute politique.
Les
chefs de la rébellion, entrés dans la capitale, n’ont pu se mettre d’accord sur
le partage du pouvoir. Le dimanche après-midi, c’est l’opposition civile qui est
frappée : certains de ses dirigeants sont enlevés et Ibni Oumar Mahamat Saleh,
grande figure de l’opposition démocratique et rassembleur national, ne
réapparaîtra plus. Son assassinat pèse jusqu’à aujourd’hui dans l’équation
tchadienne et souligne la permanence d’une impunité tolérée par les pays
occidentaux, la France mais également les États-Unis qui ont poursuivi la
formation anti-terroriste de la garde prétorienne du régime.
On
oublie trop souvent que ladite bataille de Ndjamena a été précédée d’un autre
affrontement, le vendredi 1er février, à proximité de la ville de Massaguet. La
colonne d’Idriss Déby était alors pilonnée par l’opposition qui faisait le
calcul que, Déby mort, son régime s’effondrerait sans résistance. L’importance
de ce moment est dans l’identité des tués au combat : la garde rapprochée de
Déby, ses parents et les proches de son sous-clan. La rébellion qui échoue alors
peut être lue de nombreuses façons, mais l’une est essentielle et tient aux
rivalités internes au sein des Zaghawa, qui dirigent à la fois l’État tchadien
et les groupes de la rébellion les plus influents. Pour ces morts, Idriss Déby
sera contraint de dédommager les familles, récompenser les survivants et
justifier la violence d’un affrontement que certains ne comprennent
pas.
Le
voyage à Khartoum en février 2010 illustre le paradoxe de la victoire du chef
d’État tchadien. Il a défait la rébellion tchadienne sanctuarisée grâce à
l’appui de Salah Abdallah Gosh, le chef des services secrets soudanais. Dès le
printemps 2009, pourtant, il a montré à
Khartoum
sa bonne foi et tenté une ultime médiation avec le JEM qui a tourné court. Cet
échec lui a permis un double gain tactique : d’une part, il a fait la preuve à
ceux des siens qui soutenaient encore Khalil Ibrahim que ce dernier ne voulait
pas un accord mais le pouvoir à Khartoum ; de l’autre, il a pu rompre
publiquement avec ce dernier et lui refuser même l’hospitalité à Ndjamena en mai
2010. Le réchauffement des relations avec Khartoum est aussi accéléré par la
mise à pied de Salah Abdallah Gosh, accusé d’être trop ambitieux et proche des
services américains en août 2009. Cette amélioration se traduit dans la suite
par la mise en place d’une force conjointe qui surveille la frontière commune et
combat les insurgés soudanais du Darfour, voire par le mariage du président Déby
et de la fille de Moussa Hilal, un des premiers responsables des Janjaweed
soudanais et surtout un des chefs coutumiers de la tribu des Mahamid,
également présente au Tchad où elle a été plutôt dans l’opposition.
Cette
visite à Khartoum, la première depuis 2004, est aussi le moment d’une
illumination si l’on en croit ses proches (6). En six ans, la capitale
soudanaise dopée par l’argent du pétrole s’est profondément transformée : un
nouveau pont sur le Nil, des immeubles en grand nombre, des hôtels de luxe, les
rues agrandies et goudronnées. À son retour au Tchad, Idriss Déby se mue en
grand architecte, multipliant les projets de réaménagement de la capitale. On
dénonce justement la spéculation immobilière, les infrastructures mal
construites, les quartiers peuplés de nouveaux riches, les impératifs
sécuritaires à peine dissimulés derrière les destructions de certains lieux,
sans voir peut-être l’essentiel : la construction d’une nouvelle capitale pour
une nouvelle population et la rupture avec l’histoire urbaine de l’avant
pétrole.
Au
terme de ces quelques rappels, il faudrait donc en conclure qu’Idriss Déby,
servi par un sens tactique et un courage physique hors du commun, a réussi à
contenir ses opposants et qu’il peut goûter aux délices de l’État
développementiste promu par la Chine, devenue depuis juillet 2006 un acteur
économique prépondérant. En avril 2011, il est réélu triomphalement avec plus de
88 % des voix, ses principaux adversaires ayant appelé au boycott. Peu importe
alors la fraude : les députés d’opposition élus en plus grand nombre permettent
de signaler à la communauté internationale sa bonne volonté démocratique quand
bien même l’évaluation purement technique soulève nombre de problèmes et indique
qu’il conserve avec plus de 71 % des députés le contrôle exclusif du Parlement
(7)
La
remontée des oppositions
Surtout,
après ces élections générales de 2011, le climat politique évolue à Ndjamena. La
défaite militaire de l’opposition armée permet l’utilisation d’une plus grande
fraction des revenus pétroliers pour des usages civils et non plus seulement
l’achat de matériel militaire.
Par
ailleurs, un accord signé avec l’EximBank chinoise en août 2011 ouvre une ligne
de crédit gagée sur les ressources pétrolières à venir du Tchad. Même s’il est
indexé sur l’avenir, l’argent est bien là et peut couler à flots. À vrai dire,
au Tchad, le gouvernement ne gouverne pas depuis longtemps si bien qu’il vaut
mieux considérer le Premier ministre comme un Secrétaire général de la
présidence mettant simplement en forme les décisions du président, et les
ministres comme de simples collaborateurs.
Cette
situation qui prévaut depuis de nombreuses années s’est encore intensifiée du
fait de la rente pétrolière. Ainsi, une bonne partie du budget des ministères
est reversée à la Direction des projets spéciaux, gérée directement par la
présidence, et ne suit aucune des règles d’attribution des marchés publics. Dans
le même temps, on perçoit une nette évolution dans le personnel ministériel : la
génération plus jeune appelée à occuper ces postes a pour caractéristiques son
absence d’engagement politique et sa totale dépendance
à
l’égard du président pour occuper de telles fonctions. Cette concentration
accrue du pouvoir décisionnel à la présidence a de nombreux effets.
Tout
d’abord, une très forte instabilité ministérielle : l’actuel gouvernement en est
à son troisième remaniement en moins de quatre mois, le premier ayant eu lieu
deux semaines après l’installation du gouvernement. Les ministres sont ainsi
nommés et changés davantage sur
la base de l’influence changeante des réseaux de courtisans que de leurs
activités ou influence politique. Ensuite, une forte compétition pour contrôler
l’accès au président et à son premier cercle. Cet aspect est particulièrement
important compte tenu du rôle joué par l’une des épouses du président, Hinda
Mahamat Abderahim, et de son influence sur son époux (8). Cette dernière a su,
avec un réel brio politique, se construire un réseau influent dans l’appareil
d’État et à la présidence afin de marginaliser ses rivaux et accroître sa
puissance financière. Cette situation suscite des jalousies et une hostilité à
peine contenue de la part de nombreux Zaghawa qui estiment n’avoir pas à passer
sous les fourches caudines d’une Arabe (9). Ainsi, paradoxalement,
l’accroissement des ressources n’aura pas permis un élargissement de la base
politique du pouvoir tchadien : elle aura au contraire abouti à sa rétraction.
Cette
remarque est corroborée par l’analyse des nouveaux acteurs économiques. Le Tchad
peut certes compter sur de nouvelles ressources pétrolières, au point que
l’Eximbank chinoise n’a aucune hésitation à financer d’importants projets
d’infrastructure dont la rentabilité mériterait d’être attestée. Mais dans ce
boom des travaux publics, plusieurs aspects devraient retenir l’attention. Une
nouvelle classe d’entrepreneurs a ainsi fait son apparition, pour l’essentiel
composée des affidés du pouvoir, en très grande majorité de Zaghawa qui vivent
uniquement des contrats octroyés par la présidence (quitte, le plus souvent, à
prélever une dîme et à contractualiser une entreprise possédant l’expertise
ad hoc). Ce crony capitalism ne laisse pas indifférent les autres
milieux d’affaires qui profitent bien moins de la manne, notamment les Goranes
qui ont joué un rôle essentiel dans la survie du régime lors de la crise des
années 2000. L’absence de planification ou de rationalisation accroît le risque
d’un endettement très lourd à gérer de l’État tchadien dès lors que les prêts
chinois devront être remboursés (10). Cette inquiétude est également nourrie de
l’accroissement des subventions au secteur paraétatique et de la corruption au
sein des différents secteurs de l’appareil d’État. Les proches du président
n’ont pas les pudeurs d’antan et n’hésitent plus à contrôler les régies
financières de l’État ou à en privatiser les fonctions les plus
rémunératrices.
Enfin,
les crises régionales ont eu des effets ambivalents sur le régime tchadien.
Idriss Déby a pris sur la crise libyenne une position courageuse et lucide : il
n’avait pas d’illusion sur ce qui pourrait suivre et l’a dit pendant des mois
avant de s’incliner en juin 2011 et de rallier ses alliés occidentaux.
Évidemment, cette posture relevait non seulement de sa clairvoyance mais aussi
de ses intérêts bien compris : avec la disparition de Mouammar Qadhdhâfî, il
perdait son meilleur (et plus riche) allié dans la région. De fait, malgré des
déclarations conciliantes de part et d’autre, les relations avec le nouveau
régime à Tripoli restent tendues. Idriss Déby est soupçonné d’aider les Toubous
(un groupe transfrontalier) afin que ces derniers gardent le contrôle des villes
de Koufra et Sebha, et de la route commerciale qui les lie et constitue un axe
essentiel du commerce sahélien. De plus, une partie des ex-rebelles tchadiens a
grossi les rangs de l’opposition à Mouammar Qadhdhâfî sous l’impulsion de
Khartoum et vit désormais dans le Sud et l’Est libyens dans l’attente de
l’émergence d’une nouvelle rébellion. Enfin, Doha n’a pas oublié le choix
d’Idriss Déby, contraire à sa politique, et l’on peut penser que le gel
d’importants projets qataris dans la capitale tchadienne est lié à cette
différence. L’intervention tchadienne au Mali a revigoré ce mécontentement comme
l’illustre en mars 2013 la déclaration de Timan Erdimi (l’une des principales
figures de l’opposition armée, en exil au Qatar depuis la fin 2009) annonçant
l’apparition prochaine d’une opposition armée, un appel public difficilement
possible sans l’accord des autorités qataries. Cette rhétorique guerrière aurait
pu ne pas être prise au sérieux tant le crédit politique de cet opposant a été
entamé par son attitude dans la rébellion et son échec devant Ndjamena en
février 2008. Mais c’eût été sans prendre la mesure de l’activisme militaire du
Tchad dans la région.
L’arrivée
au pouvoir à Bangui d’une coalition de groupes armés, la Séléka, le 24 mars 2013
n’aurait pas été possible en effet sans l’acquiescement du Tchad. Celui-ci n’a
pas été acquis sans engagement de la part des deux principaux dirigeants du
mouvement, Michel Am-Nondroko Djotodia (aujourd’hui chef d’État de la
transition) et Noureddin Adam (aujourd’hui ministre de la Sécurité).
En
effet, fin décembre 2012, le chef d’État tchadien annonce que les rebelles de la
Séléka ne pourraient dépasser la ville de Damara à
Ce
n’est qu’après avoir obtenu de fortes assurances de la part des dirigeants de la
Séléka (notamment la nomination à des postes clefs de l’appareil d’État
centrafricain de membres des services de sécurité tchadiens) (12), avoir remisé
l’argument religieux de Bozizé (qui faisait de la Séléka, le cheval de Troie des
islamistes soudanais) et assisté aux ultimes tentatives de ce dernier de se
remettre en selle, qu’Idriss Déby donne son feu vert à l’attaque de Bangui en
mars 2013. L’implication accrue du Tchad dans la force régionale apparaît alors
autant comme un signe de puissance que comme l’expression d’une faiblesse face à
la possible menace que représente un mouvement comme la Séléka, dont une partie
des commandants au niveau intermédiaire n’obéit qu’imparfaitement à la direction
et est prompte à vendre ses services aux plus offrants.
L’implication
au Mali a également créé des problèmes. Le contingent tchadien dans ce pays est
composé d’un (12) peu plus de 900 hommes formés par les États-Unis au
contre-terrorisme et, pour le reste, de troupes d’élite de la Garde républicaine
(formellement depuis 2005, la Direction générale des services de sécurité des
institutions de l’État). La majorité de ces hommes sont des Zaghawa, souvent
même du sous-clan Bideyat de Déby, les Bilia. En quelques mois, ces soldats ont
combattu dans des conditions difficiles et perdu officiellement 38 hommes, dont
une vingtaine lors d’une seule embuscade, peut-être due à une erreur de
commandement.
Une
profonde acrimonie est née du fait du rôle que les médias d’État au Tchad – avec
l’acquiescement présidentiel – font jouer au fils d’Idriss Déby, Mahamat,
général à 29 ans et
commandant
en second du contingent tchadien. Une critique souvent formulée à son égard
affirme qu’il n’est pas souvent au front bien qu’il soit devenu le héros
national de la campagne au Mali (13). Les familles des soldats tués ou blessés
sur ce même front, souvent proches en termes de parentèle, goûtent mal cette
mise en scène qui magnifie la famille présidentielle. Ce sentiment doit se
comprendre dans un double contexte. Le premier est habituel au Tchad. De
multiples allégations circulent, y compris à l’initiative de
personnalités
bien
placées pour en parler, pour affirmer que les soldats envoyés au Mali ne sont
pas payés et récompensés de la même manière et (13) que les détournements sont
nombreux (14). De telles critiques doivent rappeler que, malgré une énième
tentative de réorganisation en 2010 avec l’aide française, l’armée tchadienne
n’est toujours pas une institution, loin s’en faut. Le second est beaucoup plus
important : le projet toujours contesté du président tchadien de se prévaloir
d’une séniorité « traditionnelle » au sein de son propre clan. Il faut rappeler
que l’hostilité au sein des Bideyat vis-à-vis d’Idriss Déby au début des années
2000 est en particulier liée à la nomination par ce dernier de son frère, Timan
Déby, comme sultan et chef de canton. Les frères Erdimi, notamment, ont alors
multiplié les sarcasmes sur cette famille plébéienne qui voulait s’anoblir alors
même que la mère d’Idriss Déby n’appartenait pas à son clan Bilia (elle est
originaire d’un autre clan Zaghawa, Borogate) et qu’en conséquence Idriss Déby
n’avait de parents que d’un seul côté. Cette polémique s’est réinvestie après
2005 dans le champ militaire et étatique sans pour autant cesser lorsque les
rebelles ont été défaits. En 2011, sa victoire acquise et les siens dûment
récompensés, Idriss Déby s’est à nouveau lancé dans une réforme de
l’administration locale en pays Zaghawa avec le même objectif et en provoquant
la même ire au sein des Bilia (et plus largement des Bideyat) mais également des
Kobé. Ceux-ci forment l’ossature, en termes de recrutement, du JEM et ont une
longue histoire d’antagonisme politique vis-à-vis d’Idriss Déby, coupable à
leurs yeux d’avoir fait assassiner leur leader Abbas Koty en 1993, exilé l’un de
ses lieutenants, Bichara Idriss Haggar, et humilié à de multiples reprises la
famille du sultan des Kobé à Iriba. Cet antagonisme des Kobé, malgré la présence
dans l’entourage de Déby d’un de leurs parents, Mahamat Ali Abdalla Nassour, est
également nourri par les événements au Darfour. Même si plus grand monde ne
prête attention à la situation au Darfour, le conflit s’y poursuit et la
communauté Zaghawa en paie un prix important. Idriss Déby avait su regagner une
partie du soutien des Kobé en 2009.
En
2011, les hostilités au Darfour ont repris, la chute de Qadhdhâfî ayant mis fin
à la sanctuarisation du JEM et l’Indépendance du Soudan du Sud ayant
mécaniquement dopé la militarisation des oppositions politiques au Nord Soudan.
Idriss Déby, pour ne pas refaire l’erreur de 2004, s’est attaché à affaiblir le
JEM de mille manières au point qu’il est aujourd’hui accusé d’avoir fait
exécuter Khalil Ibrahim et de travailler pour Khartoum sans considération pour
les siens. Il a suscité des divisions dans le JEM et œuvré à la signature
d’accords de paix entre ces factions et Khartoum. Cette politique a un coût réel
d’autant qu’elle est mise en œuvre dans un contexte passablement
délétère.
Un
coup d’État ?
Si
l’analyse qui précède a une validité, on conçoit que l’annonce d’une
conspiration visant à mettre à bas ce régime en a moins. Il y a plusieurs
lectures possibles des événements du mois de mai 2013. D’abord, celui qui est
promu putschiste en chef, Moussa Tao Mahamat, est certes un ancien rebelle du
groupe de Mahamat Nouri, mais il n’a jamais eu un rôle significatif dans la
rébellion, ni d’ailleurs un crédit politique particulier parmi ses pairs. Les
responsables militaires arrêtés sont âgés et dans des fonctions qui ne leur
permettraient pas de disposer de troupes ou de faciliter leurs
mouvements.
Les
cadres civils sont quant à eux originaires du Centre et du Sud du pays, mais
leur dispersion ethnique et l’absence de sociabilité commune, voire même leurs
clivages politiques connus (deux des quatre députés appartiennent au MPS),
rendent plus qu’improbable l’existence d’un complot digne de ce nom (15). On
peut aisément concevoir que des gens au Tchad rêvent d’un changement de régime,
et ce d’autant plus que les mouvements sociaux y sont laissés sans réponse, que
le dialogue et le compromis ne font pas partie de la culture des gouvernants, et
qu’une partie du pays voit ses conditions de vie se détériorer (16). L’analyse
habituelle de cette péripétie veut que le régime tchadien utilise sa nouvelle
stature internationale pour éliminer (ou mettre au pas) son opposition
intérieure. Ce qui précède entend au contraire souligner combien un certain type
de gouvernance intérieure et une ambition régionale accroissent les
contradictions sociales et politiques et créent un champ d’affrontement que le
régime n’avait pas initialement cherché. C’est la conscience d’une menace qui
pousse à l’identification d’une conspiration, mais la menace n’est pas celle
annoncée dans les médias. Elle est dans la stasis, dans la crise morale et
politique, au cœur du régime. L’annonce d’un complot sert surtout à rappeler que
sans Idriss Déby, les Bideyat, les Zaghawa ou les affidés du régime auraient à
faire face à des
jours
autrement plus difficiles. On pourra se reporter aux résultats statistiques du
recensement de 2009, récemment publiés, qui montrent combien les bénéfices de la
rente pétrolière ne se traduisent pas par une amélioration des services de
l’État dans une grande partie du pays.
On
ne dira rien ici du comportement alambiqué de ladite communauté internationale,
de la France socialiste pusillanime comme elle seule sait l’être, d’une
politique américaine qui bégaie dans son engouement anti-terroriste et joue
l’aveuglement une fois de plus. Alors que l’environnement régional du Tchad est
de plus en plus instable, il serait tentant comme on le fait trop vite aux
États-Unis d’identifier dans Boko Haram, les islamistes soudanais, et les
djihadistes libyens, maliens ou autres, les menaces potentielles qui pèsent sur
le Tchad. Le danger tient plus à un certain type de gouvernance intérieure, à
l’incapacité du régime de se réformer dans son arbitraire et sa prévarication,
bref à toujours se comporter comme s’il était entre deux guerres 17.
Roland
Marchal
CNRS
– CERI – Sciences Po Paris
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1. Un avion médicalisé sera mis
à disposition immédiatement
2. Xavier Darcos, ministre
délégué à la Coopération, au Développement et à la Francophonie, n’hésite pas à
déclarer lors de sa visite à Ndjamena le 28 mai 2004 : « La France soutient la
position du président Déby qui a été élu démocratiquement et par deux fois, elle
salue le fait que l’Assemblée nationale, à une majorité supérieure à celle qui
d’habitude soutient le gouvernement, a approuvé la révision de la Constitution
».
4. R. Marchal, « Tchad/Soudan :
vers un système de conflits », Politique africaine, n° 102, juin 2006, p.
135-154.
4. R. Marchal, « Tchad/Soudan :
vers un système de conflits », Politique africaine, n° 102, juin 2006, p.
135-154.
5. Voir le témoignage de la
journaliste de RFI, Sonia Rolley, Retour du Tchad. Carnet d’une
correspondante, Arles, Actes Sud, 2010 ainsi que la collection d’analyses
:< www.bmlv.gv.at/pdf_pool/publikationen/eufor_tchad_revisited.pdf>,
consulté le 10 juillet 2013.
6. Entretiens, Ndjamena, mars
2011.
7.
<www.eueom.eu/files/pressreleases/english/rapport_final_MOE_UE_Tchad_270511_fr.pdf>.
8. Voir le dossier « Premières
dames en Afrique », Politique africaine, n° 95, octobre 2004, p.
5-124.
9. Hinda est la fille de Mahamat
Acyl (originaire du Ouaddaï et du même groupe ethnique que le dirigeant de
l’opposition Ibni Oumar Mahamat Saleh, tué en 2008). Sa mère est la sœur de la
seconde épouse de Acyl Ahmat, le fondateur des Comités de Défense de la
République, une importante faction dans les années de guerre
civile.
10. Voir le dernier rapport du
FMI accessible à
:<www.imf.org/external/np/sec/pn/2013/pn1350.htm>.
11. Entretiens, Bangui, avril
2013.
12. «
13. Entretiens, Ndjamena,
janvier 2013 et Paris, mars et avril 2013.
14. On pourrait y rajouter le
fait que certains officiers tchadiens dans la région de Kidal aient pris langue
avec les trafiquants de drogue, pour louer leur protection comme ils le font
déjà à Bangui.
15. Pour s’en tenir aux députés,
Routouang Yoma Galom est de Bongor, Saleh Makki de Ati, Malloum Kadre de
Massenya et Gali Ngothé de Sahr.
16. On pourra se reporter aux
résultats statistiques du recensement de 2009, récemment publiés, qui montrent
combien les bénéfices de la rente pétrolière ne se traduisent pas par une
amélioration des services de l’État dans une grande partie du pays. Certes, on
construit des écoles ou des hôpitaux, mais sans se préoccuper de l’enseignement
et de l’expertise de la force de travail ou encore de l’extension de la
corruption à toutes les strates de la société.
Politique
africaine n° 130 - juin 2013.