Grave crise alimentaire au Malawi : inondations, sécheresse, pauvreté, économie désorganisée (Analyse, Le Monde, paru le 31 mai 2002)
Le Malawi fait face à sa plus
grave crise alimentaire depuis quarante ans
Blantyre (Malawi), par Fabienne Pompey envoyée spéciale
La tradition a été bouleversée, cette année à Kalaliki, petit village isolé du sud
du Malawi. "Pour la première fois, ce sont les femmes qui ont porté les cercueils
pour les mettre en terre. Les hommes étaient trop faibles pour faire ce travail",
raconte une jeune maman, qui prend la parole devant tout le village.
Les femmes d'un côté, assises par terre, accompagnées d'une kyrielle d'enfants en bas
âge, les hommes de l'autre, installés sur des bancs de bois, se sont réunis devant la
case du chef, une modeste hutte de torchis recouverte de paille. Ils ont été alertés
par le gong, un pare-chocs rouillé pendu à la branche d'un manguier, frappé à l'aide
d'un gros bâton. Ils racontent comment le maïs a grillé avant d'arriver à maturité.
"Certains ont cueilli des feuilles dans la forêt pour les manger, mais ils ne savent
paslesquelles sont comestibles. Beaucoup ont été malades, certains mêmes sont
morts", explique le révérend du village, habillé, comme ses ouailles, de vieux
vêtements élimés.
SÉVÈRE DISETTE
De janvier à mars, le pays a connu une période de sévère disette. Personne ne peut
dire combien de personnes sont mortes de faim. A Kalaliki, le bilan est de 14 enfants et
30 adultes décédés, mais le sida, la tuberculose, le paludisme font aussi des ravages,
et il est difficile d'identifier avec précision la cause de ces disparitions. Mais, de
mémoire de chef de village, on n'avait jamais eu à faire face à une telle pénurie
alimentaire à Kalaliki.
Ce qui inquiète le plus le vieil homme, ce sont les mois à venir. Faute de pluie,
dit-il, le maïs a séché sur pied, et la récolte, qui vient juste de se terminer,
atteint à peine un quart de la production habituelle. "On peut tenir jusqu'en juin,
pas plus", assure-t-il, alors que la prochaine récolte ne devrait intervenir qu'en
avril 2003.
A quelques kilomètres de là, à Nundi, la situation n'est pas meilleure. Ici, les pieds
de maïs ont été attaqués par des parasites. La production est misérable, et les
quelques épis récoltés mesurent à peine 5 cm. Là aussi, le chef, Issac, s'alarme :
"D'ici à quelques semaines, on n'aura à nouveau plus rien à manger."
"Je suis au Malawi depuis trente ans. Jamais je n'ai vu autant de gens venir
quémander de la nourriture", raconte sur Agnès, une religieuse suisse du
centre de santé de Chipini, perdu dans la brousse malawienne, non loin de Kalaliki.
"J'ai vu des enfants de 5 ans mourir dans les bras de leur mère. Ça me rappelle
l'Ethiopie il y a vingt ans", renchérit sur Cécile.
Mais, contrairement à la sécheresse en Ethiopie ou, plus récemment, aux inondations au
Mozambique, la famine au Malawi n'a rien de spectaculaire. Le pays est encore vert, les
villages sont bordés de champs de patates douces, de manioc ou de haricots, et les petits
greniers villageois à chapeau de paille ne sont pas totalement vides.
"S'ils n'ont pas de nzima, la pâte de maïs, les paysans considèrent qu'ils n'ont
rien à manger. En février, on a vu des gens épuisés, visiblement affamés, alors qu'il
y avait des avocats énormes dans les arbres", raconte Patricia, membre de l'ONG
française Interaide, à Thondwe, un petit village à quelques kilomètres de l'ancienne
capitale, Zomba. "Les patates douces, comme le manioc ou les haricots, sont
considérées comme des en-cas, pas comme un plat principal", explique son mari,
Xavier.
Pendant la période de pénurie, les "jardins" ont été peu ou mal entretenus.
"Les hommes sont partis travailler dans les champs des autres pour gagner un peu
d'argent, et ils ont abandonné leurs propres champs. Et puis il y a eu des voleurs, qui
venaient la nuit arracher les patates", raconte le chef du village de Kalaliki.
Le chef de Nundi confirme que les vols se sont multipliés pendant la dernière disette.
Dans son village, ce sont des bêtes qui ont été dérobées. Le prix du maïs a flambé
sur les marchés. Le sac de 50 kg, qui peut nourrir une famille pendant deux semaines, a
atteint jusqu'à 1 500 kwachas (23 euros). A titre de comparaison, le salaire mensuel d'un
instituteur est d'environ 3 000 kwachas, et celui d'un ouvrier de 1 000 kwachas.
Les prix sont légèrement descendus, à 850 kwachas le sac, mais, entre-temps, les
paysans ont souvent vendu une grande partie de leurs biens. "Ils ont vendu leur
vélo, puis leur matelas, des animaux. Quand ils auront consommé le peu de maïs qu'ils
ont récolté, ils se retrouveront cette fois non seulement sans rien à manger, mais sans
aucun moyen d'acheter de la farine sur le marché", explique Xavier, chargé du
programme d'hydraulique villageoise à Interaide.
"CRISE DE PAUVRETÉ"
Le Malawi connaît régulièrement des périodes de disette, souvent limitée à quelques
poches dans le pays. Cette année, la situation est particulière. Selon les autorités,
mais aussi des organismes comme le Programme alimentaire mondial (PAM), les aléas
climatiques, inondations puis sécheresse, sont les premiers responsables de la pénurie.
Dès le début de l'année, le président Bakili Muluzi avait décrété son pays en
"état de famine". Mais, selon Paul Ginies, expert en sécurité alimentaire de
l'Union européenne, "la sécheresse n'y est pour rien" et "le problème
est avant tout structurel". "Le Malawi est confronté à une crise de pauvreté.
C'est un pays en transition, entre une économie dirigiste, paternaliste, qui a duré
pendant plus de trente ans, et une économie libérale encore mal organisée",
explique-t-il.
Le prix du maïs flambe sur les marchés, les stocks de sécurité sont mal gérés, et
les revenus des paysans, qui constituent la grande majorité de la population, trop
faibles. "Pour gagner un peu d'argent, ils travaillent dans les plantations de tabac,
de café ou de sucre, où la journée n'est jamais payée au-delà d'un dollar. Pour le
paysan qui n'a que de petites parcelles pour ses cultures vivrières, se nourrir devient
alors un vrai problème et la moindre fluctuation des prix des céréales a des
conséquences très graves", explique M. Ginies. Si l'Union européenne ne conteste
pas que le pays traverse une crise alimentaire, la réponse à apporter n'est pas
forcément une aide massive."Il faut restructurer le marché du maïs, réformer
lesystème de gestion des stocks et améliorer le revenu des paysans", estime
l'expert de l'UE.
A ces problèmes structurels s'ajoutent la mauvaise gestion et la corruption qui mine le
gouvernement. Cette année, par exemple, une partie des stocks de sécurité a été
vendue à l'étranger, quand les prix à l'exportation étaient au plus haut. Ce qui a
été fait des bénéfices de cette vente, personne ne le sait. Mais ce constat n'empêche
pas la nécessité, dans les prochains mois, d'une action d'urgence. L'UE a annoncé, fin
mai, une aide alimentaire de 95 000 tonnes de maïs, achetées sur le marché local ou
régional, et qui servira essentiellement à reconstituer les stocks.
Le PAM, qui sonne l'alarme depuis des mois, prévoit un programme sur près de dix mois et
compte nourrir jusqu'à 3,2 millions de personnes, soit environ un tiers des habitants.
Des ONG qui travaillent dans le développement s'inquiètent un peu de ces distributions
massives. "Comment voulez-vous ensuite que l'on arrive à convaincre les paysans de
participer, de s'investir dans la construction d'un puits ou d'un périmètre irrigué si
le maïs, soudain, tombe du ciel", commente Xavier, d'Interaide.
Paul Ginies estime de son côté que les besoins recensés par les organisations de
secours d'urgence sont surévalués. Mais si les analyses sur les causes et les solutions
à apporter divergent, le constat est le même pour tous : le Malawi fait face à sa plus
grande crise alimentaire depuis au moins quatre décennies.
Fabienne Pompey
Plus de 10 millions de personnes touchées
Selon deux agences spécialisées des Nations unies, la FAO et le PAM, "au moins 10
millions de personnes" vivant au Malawi, au Zimbabwe, au Lesotho et au Swaziland sont
menacées de famine d'ici à la prochaine récolte en Afrique australe, en mars 2003.
Cette estimation, rendue publique, mercredi 29 mai, à Rome, ne prend pas encore en compte
les populations victimes de la disette au Mozambique et en Zambie. Dans ce dernier pays,
où 4 des 10 millions d'habitants seraient touchés par la pénurie alimentaire, le
président Levy Mwanawasa a proclamé, également mercredi, "l'état de désastre
national".
Au total, l'Afrique australe a besoin de 1,2 million de tonnes d'aide alimentaire
d'urgence et de 4 millions de tonnes supplémentaires pour faire la soudure jusqu'à la
prochaine récolte, estiment la FAO et le PAM. Au Malawi, le
président Bakili Muluzi, critiqué pour la vente, fin 2001, des 167 000 tonnes de
céréales qui constituaient les réserves du pays, a imposé, mercredi, l'interdiction de
toute manifestation publique contre son régime. - (AFP.)
© Le Monde 2002 (Edition du 01 juin 2002)