"Persistez dans l'indifférence, et vous prendrez le chaos africain en pleine figure", Jean-Paul Ngoupandé, ex-premier ministre de Centrafrique

Ancien premier ministre de Centrafrique, où il a présidé un gouvernement d'union nationale, auteur d'un livre remarqué sur la fin du "pré carré" de la France sur le continent noir (L'Afrique sans la France, Albin Michel, 2001), Jean-Paul Ngoupandé est l'un des rares intellectuels africains à se sentir pleinement concernés par l'après-11 septembre.

Puisque le terrorisme de l'après-11 septembre est un problème mondial, comment expliquez-vous que l'Afrique soit à ce point absente du débat actuel ?

Plus marginalisée que jamais, l'Afrique n'a pas compris qu'elle avait une chance à saisir pour se faire entendre. Au moment où se pose le problème d'une intervention militaire en Irak, l'Afrique est muette, on ne sait pas ce qu'elle en pense, en bien ou en mal, alors que partout ailleurs on mesure la gravité de la situation et on débat des conséquences pour la paix mondiale d'une nouvelle guerre contre le pays de Saddam Hussein.

Pourtant, l'Afrique aurait des raisons de se sentir concernée par les attentats de New York et de Washington. Elle a été le théâtre d'une sorte de répétition générale avec les attentats de Nairobi [Kenya] et de Dar es-Salam [Tanzanie] contre les ambassades américaines, en 1998. Sur les 22 terroristes les plus recherchés par les Américains après les événements de septembre 2001, douze étaient Africains, dont trois subsahariens.

J'entends des Africains expédier le problème en disant : "Il y a eu des centaines de milliers de morts au Rwanda, et personne n'en a parlé". Très bien ! Mais les événements tragiques du Rwanda n'ont pas été provoqués par des attaques extérieures, venant d'un autre continent. Cela s'est passé avant tout entre citoyens d'un même pays, comme ce fut le cas en Sierra Leone, au Congo-Brazzaville, au Liberia, au Burundi, en République démocratique du Congo, en Angola..., et comme c'est le cas actuellement en Côte d'Ivoire.

Continent du désordre et des passe-droit, l'Afrique, en offrant toutes les facilités au terrorisme international, n'est-elle pas une menace pour le reste du monde ?

Si. Le président sénégalais, Abdoulaye Wade, qui a organisé à Dakar, dès le 17 octobre 2001, un sommet auquel malheureusement peu de ses pairs ont pris part, a parlé à juste titre de "passoire". La déliquescence des Etats, la corruption qui gangrène les services de sécurité, la criminalisation rampante des économies, de plus en plus prises en mains par des systèmes mafieux, assurent des facilités certaines pour favoriser des actions terroristes : circuits de financements par le blanchiment d'argent sale, trafics d'armes, utilisation de sauf-conduits diplomatiques, etc.

Des terroristes ou des mafieux peuvent passer par des salons d'honneur en soudoyant les responsables. Le diamant et l'or africains n'intéressent pas que les circuits mafieux traditionnnels. Sur notre continent, n'importe quelle structure, organisation crapuleuse ou réseau équivoque, peut obtenir des concessions minières "pour 99 ans", contre rétribution à des dirigeants peu scrupuleux.

Dans le rapport de Tony Blair, sur les préparatifs irakiens en vue de la fabrication d'armes de destruction massive, il est indiqué que Saddam Hussein a cherché à acheter de l'uranium en République démocratique du Congo, l'un des pays où règne le chaos, justement.

L'Afrique joue-t-elle aussi un rôle actif, comme couveuse d'une nouvelle génération de terroristes ?

Sur les 800 millions d'Africains, la moitié au moins est musulmane, majoritairement au nord de l'Equateur. L'islam fait partie du paysage religieux africain depuis le VIIIe siècle. Jusqu'à une époque récente, l'islam africain était modéré, bon enfant, et s'adaptait facilement aux coutumes locales. Aujourd'hui, sous le triple effet de l'activisme et du prosélytisme des réseaux intégristes, des frustrations créées par la mondialisation et, enfin, des instrumentalisations politiciennes comme au Nigeria, l'intégrisme progresse à pas de géant.

Oussama Ben Laden a été fêté comme un héros dans les quartiers populaires des métropoles africaines. Des nouveau-nés portent le nom du chef d'Al–Qaida. Par ailleurs, la jonction qui s'opère dans les banlieues des métropoles européennes entre jeunes maghrébins et subsahariens, unis dans le rejet de l'Occident et des injustices qu'ils subissent, cette jonction se transfère peu à peu sur le continent, à l'occasion, par exemple, des vacances. Dans des villes ouest-africaines, des immigrés en vacances se transforment en propagandistes islamistes.

Dès lors, l'Europe occidentale n'aurait-elle pas tout intérêt à rejoindre le combat anti-terroriste en pensant au continent le plus proche d'elle, l'Afrique ?

L'afropessimisme européen a fait beaucoup de dégâts depuis une douzaine d'années. Le désintérêt à l'égard des problèmes d'un continent si proche n'a pas peu pesé dans la décomposition de l'Afrique noire. La cause est entendue : c'est d'abord à l'Afrique de prendre son destin en mains. Mais cela ne se décrète pas, et ne peut pas se réaliser à court terme.

En attendant, il y a toujours un besoin de réimplication de puissances européennes comme la France et la Grande-Bretagne, qui ne peuvent assister passivement à la généralisation du chaos sur un continent qu'elles ont fait entrer dans la modernité. La prise de ses responsabilités par le gouvernement de Tony Blair a été le facteur décisif pour le retour de la paix en Sierra Leone. On attend de la France qu'elle n'assiste pas passivement à l'implosion de la Côte d'Ivoire...

En ce début de XXIe siècle, le choix pour les Européens est simple : persistez dans l'indifférence, en estimant qu'il n'y a plus rien à faire pour ce continent définitivement perdu et vous prendrez en pleine figure les retombées du chaos africain ; ou comprenez qu'il est peut-être temps de regarder de près ce qui se passe au sud de la Méditerranée et du Sahara, parce que ce n'est pas loin de Rome, Madrid, Paris, Londres ou Bruxelles. Même avec la récession, les investissements français en Côte d'Ivoire s'élèvent à environ 3 milliards d'euros – ce qui veut dire qu'il y a encore quelque chose à perdre.

Mais comment promouvoir, en Afrique, l'ordre et la démocratie ?

N'est-il pas temps de regarder en face les réalités de notre "démocratisation", et de prendre conscience de la nécessité d'en réajuster le cours ? Aujourd'hui, je plaide pour une ingérence de paix et de développement. L'Europe si proche ne peut continuer d'assister passivement à la multiplication des massacres interethniques en Afrique, au nom du respect d'une souveraineté mal assumée par des dirigeants et une classe politique irresponsables. C'est dur à admettre, mais nous avons encore besoin qu'on nous ramène, de gré ou de force, sur le chemin de la paix et du développement. C'est l'urgence du moment. La paix revient dans les Balkans, depuis que les dirigeants européens et américains ont pris leurs responsabilités et se sont impliqués pour ramener les uns et les autres à la raison. On ne peut accepter que des millions d'innocents continuent de payer à cause d'une classe politique engoncée dans son cynisme et son irresponsabilité.

Propos recueillis par Stephen Smith

ARTICLE PARU DANS L'EDITION DU 07.12.02


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