Afrique : un chaos désespérant. Par Jean-Paul Ngoupande*
Le Figaro,
édition du 11 décembre 2002 - Nous croyions, nous, Africains, que le pire était
derrière nous. La Somalie, le Rwanda, la République
démocratique du Congo, le Congo-Brazzaville, le Burundi, la
Sierra Leone, sans oublier l'Angola: nous pensions avoir été
définitivement vaccinés après tant d'horreurs. Pour être
descendus si profondément dans l'abîme, nous ne pouvions que
remonter.
Le «plus jamais ça!» qui avait retenti après l'électrochoc
du génocide rwandais de 1994 semblait avoir été entendu sur
tout le continent. Nous nous bercions de cette douce illusion
d'avoir enfin amorcé la phase d'apaisement. Nos multiples
réunions de conciliation, les accolades et les larges sourires
relayés par les caméras, les rapports complaisamment optimistes
des fonctionnaires et médiateurs onusiens, avaient fini par
endormir nos partenaires extérieurs, d'ailleurs gagnés par la
lassitude et l'indifférence depuis fort longtemps.
Puis le jeudi 19 septembre 2002 a retenti sur les rives de la
lagune Ebrié comme un coup de tonnerre dans le ciel faussement
serein de la Côte d'Ivoire, après les retrouvailles de
Yamoussoukro entre les quatre «grands» de l'après-Houphouët
Gbagbo, Ouattara, Bédié et Gueï et la formation
de l'énième gouvernement d'ouverture en Afrique francophone. A
Paris, comme un peu partout dans le monde, la surprise n'a pas
été mince. La distanciation qui s'est opérée depuis une
douzaine d'années ne rendait évidemment pas aisée la bonne
lecture des signaux annonciateurs pourtant perceptibles pour
l'observateur avisé. A défaut d'un véritable intérêt pour ce
continent devenu un non-enjeu, on se satisfaisait des simulacres.
Puisqu'«ils» les quatre «grands», bien sûr !
s'étaient donné l'accolade dans la ville natale du «Vieux»,
tout un symbole, c'est que tout allait bien, que la
réconciliation était en marche, et que le bout du tunnel
n'était pas loin. A la décharge des observateurs extérieurs,
les élites politiques africaines ont tellement assimilé l'art
de jouer à cache-cache que les réunions de conciliation sont
devenues un classique du théâtre politique africain
contemporain, théâtre des ombres, où la seule règle est
d'être le meilleur possible dans la roublardise. En réalité,
la mauvaise foi est la chose du monde la mieux partagée par nos
politiciens. Bien entendu, nulle part dans le monde la politique
n'est un jeu innocent. Elle s'accorde rarement avec les grands
principes moraux. La différence, c'est que nos mises en scène
et les désillusions auxquelles elles conduisent ont des
conséquences effarantes.
Regardons la Côte d'Ivoire. En arrivant pour la première fois
à Abidjan il y a une quinzaine d'années, venant de Bangui,
j'avais l'impression d'avoir changé de continent : les tours du
Plateau, les rocades urbaines et les échangeurs, les routes
bitumées et le minimum de confort à l'intérieur du pays, tout
cela était si peu coutumier dans celui d'où je venais ! Et
voilà qu'en quelques mois, quatre décennies d'efforts de
développement sont anéanties. Le cauchemar. Et, par-dessus
tout, des plaies béantes, qui mettront du temps à se
cicatriser. Sans compter que toute une région du continent
risque d'être emportée dans la tourmente ivoirienne, en raison
de la place éminente à tout point de vue que l'ancienne
«patrie de la vraie fraternité» y occupait jusqu'à une
période toute récente.
Les Ivoiriens, que j'ai connus fiers, toutes ethnies confondues,
rasent désormais les murs. Ce pays, que j'ai passionnément
aimé, je le vis aujourd'hui comme une déchirure intime.
Quant à ma malheureuse Centrafrique, championne d'Afrique de la
mauvaise réputation, elle n'a étonné personne en replongeant
le 25 octobre dernier dans les convulsions à répétition qui
durent depuis que M. Ange-Félix Patassé en est le président
«démocratiquement élu». Il n'a que cela comme mérite, et
cela suffit à son bonheur, comme l'arrange d'ailleurs
l'indifférence à peu près complète de la communauté
internationale. Peu importe que, pour se maintenir à tout prix
au pouvoir parce que ne disposant désormais d'aucun soutien à
l'intérieur, il fasse venir de la rive sud du fleuve Oubangui
des soudards qui violent en masse des petites filles de huit,
dix, douze ans, ou obligent des enfants à violer leur propre
mère : il est président, et cela lui suffit.
D'ailleurs, qui peut lui demander des comptes, dans ce pays
oublié, et dont on dit à Paris, non sans une certaine fierté
teintée de cynisme, que la France y a gagné dix ans d'avance
dans sa politique de désengagement de son ancien pré carré ?
Il est vrai que de Bokassa à Patassé, on y a expérimenté tous
les cas de figure de la médiocrité.
Dans ces dérives meurtrières, comment ne pas évoquer une fois
encore la terrible responsabilité des élites africaines ! Il y
a aujourd'hui, sur ce continent, des politiciens, des chefs
d'Etat même, qui sont prêts à brûler leur pays, à marcher
sur des montagnes de cadavres s'il le faut, pour conquérir ou
garder le pouvoir. Beaucoup sont plus des chefs de clan et
d'ethnie que des rassembleurs de peuples et des bâtisseurs de
nation. Tant d'extrémisme, tant de cynisme, tant d'égoïsme, et
tant d'indifférence à l'égard du sort de leurs malheureux
concitoyens, voilà qui soulève un problème, lequel n'est pas
seulement une question politique. C'est, à n'en point douter, la
manifestation d'une profonde crise morale.
Je ressens de plus en plus comme une sorte de dégoût de faire
de la politique et d'appartenir à ce qu'on appelle à tort la
classe politique. Que peut vouloir dire la politique quand elle
est réduite à l'expression brutale des instincts les plus
primaires et les plus criminels ? La politique telle que l'ont
pratiquée les pères de l'indépendance, N'Krumah, Houphouët,
Boganda, Senghor et tant d'autres, quels qu'aient été leurs
échecs, c'était un minimum de considération pour l'intérêt
national et le bien public. L'exercice du pouvoir était vécu un
peu comme un devoir, et pas exclusivement comme une rente
viagère.
Naturellement, il ne faut pas jeter la pierre à tous. Il s'en
trouve encore, heureusement, quelques-uns qui se soucient un peu
de leur pays avant de penser aux prébendes, ou qui tentent le
dialogue et le compromis avant de dégainer. Mais ne nous
leurrons pas : les seigneurs de la guerre ont encore de beaux
jours devant eux. Le chaos dans lequel l'Afrique s'enfonce est
une tendance lourde. Le piège de l'ethnicité, que n'a pas
anticipé le débat surgi au début des années quatre-vingt-dix,
après la chute du mur de Berlin, sur la nécessité de la
démocratisation, ce piège plane comme une épée de Damoclès
sur de nombreux pays subsahariens.
L'instrumentalisation politique du fait ethnique continuera de
pervertir les processus démocratiques, tant qu'y régnera en
maître cette nouvelle race de politiciens africains qui ont
perdu tout sens moral. Hommes d'Etat ? Non, puisque celui-ci
n'existe plus. La corruption et le clien télisme ont plombé les
administrations, particulièrement les institutions judiciaires.
L'ethnicisme a conduit à la liquéfaction des armées nationales
; à leur place se sont constituées des milices
politico-tribales rivales, prêtes à en découdre, encadrées
par des mercenaires recrutés à prix d'or, pour le compte de
chaque seigneur de la guerre. L'Afrique est devenue la terre de
prédilection des mercenaires en tout genre. Quand les
mercenaires prospèrent, il n'y a de place ni pour l'Etat, ni
pour la démocratie, ni pour le développement.
Les peuples africains sont eux-mêmes pris dans ce piège de
l'ethnicisation de la vie politique. Valeur refuge dans des pays
où la majorité de la population, pourtant très jeune, n'attend
plus rien de la vie, l'ethnicisme est le ferment de la
fanatisation, de la manipulation criminelle de la jeunesse et de
l'apprentissage de la violence.
L'Europe a connu ce type de chaos dans les Balkans, en
ex-Yougoslavie, après la disparition du maréchal Tito.
Sarajevo, Srebrenica ; Milosevic, Mladic : voilà qui ressemblait
aux horreurs africaines d'hier et d'aujourd'hui, avec
l'hypermédiatisation en plus. L'Europe et les Etats-Unis ont
pris les taureaux par les cornes, mobilisé des moyens militaires
colossaux pour parvenir à imposer la paix. La pax europeana
règne sur les Balkans, puissamment soutenue par la pax americana
qui, elle, a une vocation planétaire. L'Afrique, elle, n'a pas
le privilège de jouir d'une pax franca : elle n'est pas encore
un enjeu qui en vaille la peine...
* Ancien premier ministre centrafricain; ancien ambassadeur en
Côte d'Ivoire; auteur de L'Afrique sans la France (Albin Michel,
Paris, 2002).
[ Le figaro ,
11 décembre 2002 : Le continent noir, ses
crises, ses simulacres et ses symboles
Afrique : un chaos désespérant
]