Haïti/«Libération»
a rencontré le concierge de la résidence présidentielle, juste après le départ
d'Aristide:
«Il ne voulait pas
partir, les Américains l'ont forcé»
Par
Jean-Pierre PERRIN - lundi 01 mars 2004
Port-au-Prince envoyé spécial
Le drapeau haïtien bat encore fièrement au vent. Mais, devant l'entrée de la résidence du président Aristide, à Tabarre, sur les hauteurs de Port-au-Prince, pas le moindre policier ou soldat pour monter la garde. Le grand portail est juste fermé par un crochet. Les pillards ne sont pas passés. Peut-être n'ont-ils pas osé. Une fois le battant poussé, un parc se découvre. Des coqs de parade et des poules naines partagent la pelouse avec les deux hélicoptères présidentiels. Quatre véhicules tout-terrain, avec l'immatriculation «Palais national», sont alignés, mais un cinquième est en travers de l'allée ombragée, dressant un illusoire barrage.
Terrorisé. La résidence, une demeure coloniale blanche, avec un seul un étage, se dresse avec élégance un peu plus loin. Toujours pas de garde en vue. La porte n'est pas davantage fermée à clé. A l'étage, un vieil homme est tapi. On croit que c'est un pillard qui se cache, mais ce n'est que le concierge de la résidence. Il s'appelle Joseph Pierre. Il est encore terrorisé par les événements de la nuit, mais ne s'inquiète pas de savoir ce que peuvent faire deux journalistes occidentaux dans la demeure de son ancien patron.
En créole, il raconte une histoire contraire à la version officielle, qui veut que le chef de l'Etat a accepté de partir de son plein gré. Joseph Pierre assure, d'une voix où la peur perce encore, que l'ex-président a été enlevé dans la nuit de dimanche à lundi par l'armée américaine : «Des Blancs américains sont venus le chercher en hélicoptère. Ils ont emmené aussi les hommes chargés de sa sécurité. C'était vers 2 heures du matin. Lui ne voulait pas partir. Les soldats américains l'ont forcé. A cause des armes qu'ils ont pointées sur lui, il a été obligé de les suivre. Les Américains sont les plus forts après Dieu.» Dans la résidence, excepté une vitre cassée, tout respire l'ordre.
Castro. La demeure est meublée avec un luxe discret. Aux murs, de belles illustrations de l'art naïf haïtien. Les ventilateurs tournent dans le salon. Dans la chambre, le lit est à peine froissé. Pas de désordre dans le bureau, mais une sacoche en cuir semble avoir été vidée avec précipitation et abandonnée dans un coin. Posées sur un frigo de la cuisine, de vieilles cartes postales de Fidel Castro et Che Guevara. Dans un autre, on découvre que le président déchu appréciait le champagne rosé Moët et Chandon. En sortant du bâtiment, comme surgi de nulle part, apparaît un Noir armé d'un fusil M-16 américain avec un gilet pare-balles. Il disparaît sans poser de questions ni daigner répondre aux nôtres. Un garde présidentiel oublié ou un homme des forces spéciales américaines ?
L'administration Bush dément tout enlèvement de Jean-Bertrand Aristide
WASHINGTON (AP), lundi 1 mars 2004, 21h04 - La Maison Blanche, le département d'Etat et le Pentagone ont démenti lundi les informations diffusées par des partisans de Jean-Bertrand Aristide, selon lesquelles les Etats-Unis auraient forcé le président haïtien déchu à démissionner et à fuir son pays."C'est absurde. Les théories faisant état d'un complot n'aident pas le peuple haïtien à avancer vers un avenir plus libre et plus prospère", a réagi le porte-parole de la présidence américaine, Scott McClellan, alors que des Marines américains sont déjà sur le terrain et que d'autres sont attendus pour assurer la sécurité.
Scott McClellan a assuré devant la presse que l'ancien président haïtien était parti en exil de son propre gré. "Nous avons pris des mesures pour protéger M. Aristide et sa famille afin qu'aucun mal ne leur soit fait alors qu'ils quittaient Haïti", a-t-il expliqué.
"Il n'a pas été enlevé", a sèchement déclaré le secrétaire d'Etat Colin Powell, regrettant que des parlementaires américains se soient fait l'écho de cette rumeur sans tenter de la vérifier auprès de l'administration Bush.
"Il n'a pas été enlevé. Nous ne l'avons pas forcé à embarquer dans l'avion. Il y est monté de son plein gré", a souligné le chef de la diplomatie américaine. D'après lui, ce n'est qu'une fois la lettre de démission rédigée que les Etats-Unis ont dépêché un avion en Haïti pour l'aider à fuir.
Au Pentagone, le secrétaire à la Défense Donald Rumsfeld a lui aussi réfuté avec force l'hypothèse d'un enlèvement de l'ancien président Aristide.
"L'idée que quelqu'un ait été enlevé ne correspond en rien à ce que j'ai vu", a affirmé M. Rumsfeld, qui a précisé avoir participé à l'activité diplomatique qui a précédé le départ de Jean-Bertrand Aristide. "Je ne pense pas que ce soit vrai. Je serais absolument stupéfait si cela était le cas."
Randall Robinson, activiste afro-américain basé sur l'île caribéenne de St Kitts, assure de son côté que l'ex-président lui a déclaré ce lundi au téléphone qu'il avait été enlevé par des militaires américains et chassé de son pays dans le cadre d'un "coup d'Etat" dirigé par Washington.
Jean-Bertrand Aristide aurait ajouté au cours de cette conversation qu'il était retenu prisonnier au Palais de la Renaissance à Bangui, la capitale centrafricaine, où il se trouvait au lendemain de sa démission et de son départ précipité.
Selon les explications de Scott McClellan, des proches de M. Aristide ont contacté samedi l'ambassade des Etats-Unis à Port-au-Prince afin de savoir si la protection du président serait assurée en cas de démission.
L'ambassadeur aurait alors consulté Washington avant de rappeler les conseillers de Jean-Bertrand Aristide pour les informer que, dans l'hypothèse d'une démission du président, les Etats-Unis "faciliteraient son départ", a poursuivi M. McClellan. "Et c'est ce que nous avons fait."
Le porte-parole de la Maison Blanche a confirmé que l'administration américaine avait envoyé un avion spécial pour permettre le départ du chef de l'Etat démissionnaire. L'appareil est arrivé vers 16h30 à l'aéroport de Port-au-Prince et M. Aristide l'a rejoint en compagnie de ses propres gardes du corps, a-t-il ajouté.
A la question de savoir si le président en exil avait quitté le pouvoir volontairement, le porte-parole a simplement répondu "oui". AP
Jean-Bertrand Aristide confirme avoir été forcé à quitter Haïti par l'armée américaine
ATLANTA (AP), mardi 2 mars 2004, 2h44 - Le président haïtien déchu Jean-Bertrand Aristide a affirmé, dans un entretien téléphonique avec l'Associated Press arrangé par le pasteur Jesse Jackson, avoir été forcé de quitter son pays par l'armée américaine.L'ancien chef d'Etat a été mis en contact avec l'Associated Press par Jesse Jackson après une conférence de presse du pasteur américain au cours de laquelle ce dernier a appelé le Congrès à enquêter sur le départ de Jean-Bertrand Aristide.
Interrogé pour savoir s'il a quitté Haïti de son plein gré, le président déchu a rapidement répondu: "Non, on m'a forcé à partir".
"Des agents m'ont dit que si je ne partais pas, ce n'était qu'une question de temps avant qu'ils ne commencent à tirer et tuer", a précisé M. Aristide au cours de ce bref entretien plusieurs fois interrompu par des parasites. Sur la nationalité de ces agents, il a répondu: "Des blancs américains, des militaires blancs". "Ils sont arrivés la nuit. Ils été trop nombreux pour que je puisse les compter", a-t-il ajouté.
Il a également affirmé qu'il avait signé sa démission de peur d'un bain de sang à Haïti s'il ne se conformait pas aux exigences "des agents de sécurité américains".
Selon l'ancien "curée des bidonvilles", les soldats américains ont fait irruption alors qu'il se trouvait dans sa résidence de Port-au-Prince. Il pensait être conduit à Antigua mais a finalement atterri en Centrafrique. Il a par ailleurs qualifié ses agents américains de "bons, chaleureux et gentils" mais a affirmé qu'il n'avait eu aucun droit lors de son voyage, long d'une vingtaine d'heures, en avion.
Jesse Jackson a de son côté déclaré lundi que le Congrès devrait ouvrir une enquête pour savoir si les Etats-Unis, et plus particulièrement la CIA, ont joué un rôle dans l'insurrection qui a conduit à l'exil de Jean-Bertrand Aristide. Il a encouragé les journalistes à chercher à savoir où les rebelles s'étaient procurés leurs armes.
"Pourquoi soutiendrions-nous immédiatement un renversement armé plutôt qu'un gouvernement élu", s'est-il interrogé.
Aristide, qui est arrivé lundi en Centrafrique après avoir quitté Haïti dimanche matin, affirme avoir été enlevé par les forces américaines. Washington a nié ces accusations, assurant que le président déchu était parti de son plein gré. AP
|
sangonet : Actualité internationale et africaine - spécial dossier Haïti