Quatre pays au chevet du lac Tchad
Le quatrième plan d’eau d’Afrique s’assèche à toute vitesse. Parade prévue: détourner à son profit un fleuve de Centrafrique
par Ignace Jeannerat (1)
Des femmes foulbés, descendues du désert pour quelques mois.
Alourdie par ses passagers, la pirogue de bois frotte sur le fond de l’eau. Avec énergie, le piroguier aidé de quelques villageois, les pieds dans la vase, s’arc-boute pour pousser le bateau. Enfin, après plusieurs tentatives, la frêle embarcation bouge. Et vogue la galère sur cette vaste mare, peuplée de plantes aquatiques, de fleurs jaunes et violettes. Il y a d’abord à peine 40 centimètres d’eau. Puis un mètre. Le piroguier, d’un geste auguste et lent, fait glisser le bateau en appuyant sur sa longue perche. Au bout d’un long passage bordé d’herbes et de branches de canne à sucre s’ouvre une large et paisible étendue d’eau. Bienvenue sur le lac Tchad.
Pour décrire l’endroit, mieux vaut oublier toute référence à ses homologues suisses, à leurs rives entretenues, à leurs ports et à leurs montagnes alentour. Le lac Tchad est une vaste zone marécageuse où s’entremêlent ciel, eau, îlots de verdure et autres banquises végétales. Point de sable ou de gravier. Mais des rives engorgées d’alluvions et de vase qui offrent une fertilité recherchée. Au fil des saisons, à côté des tribus sédentaires viennent s’installer pour quelques mois, avec familles et cheptel, les pasteurs kanembous, peuls et foulbés. Les femmes de ces derniers, très belles avec un anneau dans la narine et une poitrine généreuse, portent des tuniques colorées et de superbes bracelets. Il y a une force dans leur regard comme il y a une puissance majestueuse dans la beauté des somptueuses vaches kouris empanachées de cornes phénoménales. Des bovins, pourtant, en voie de disparition: le lait nourrit les hommes, mais plus les veaux.
La mort menace aussi le lac Tchad. Les cartes de géographie, même récentes, ne reflètent pas le drame qui se joue au sud du Sahara. Le quatrième plan d’eau d’Afrique par sa superficie après les lacs Victoria, Tanganyika et Nyassa n’est plus qu’un moignon de la tache bleue figurant sur les documents. De quelque 25 000 kilomètres carrés de surface d’eau identifiés il y a trente ans, on est passé à 2500 kilomètres carrés. Dix pour cent. Et encore dans les bonnes années… A la Commission du bassin du lac Tchad (CBLT), organisme créé en 1964 par les quatre Etats riverains – Tchad, Niger, Nigeria et Cameroun –, on craint que sa superficie ne se soit réduite à moins de 2000 kilomètres carrés. Il est bien loin – cinq mille ans! – le temps où le lac recouvrait toute la région du Kanem et une large partie du désert jusqu’à Faya-Largeau.
Le lac Tchad se meurt. Depuis les deux terribles sécheresses de 1972-1973 et 1982-1984, il a fondu comme neige au soleil. Pis encore: il n’a plus été bien abreuvé depuis. La pluviométrie est tombée de 320 millimètres en moyenne à 210 millimètres. Et les deux grands fleuves qui s’y déversent ont perdu de leur puissance: le Chari, qui prend sa source sur le plateau centrafricain et lui donne 90% de ses eaux, comme le Kamadougou-Yobe, qui lui apporte le reste depuis la frontière entre le Nigeria et le Niger.
Une étendue d’eau aux airs de lagune.Les médecins sont au chevet du malade, avec l’ambition de restaurer le niveau du lac d’il y a trente ans. Mohammad Sani Adamu, secrétaire exécutif de la CBLT, commente dans son bureau de N’Djamena le projet pharaonique actuellement à l’étude. Comme l’homme n’a pas de prise sur la pluie, il s’agit d’augmenter par d’autres moyens l’apport en eaux. Or, plusieurs milliers de kilomètres plus au sud, les Etats africains concernés envisagent de détourner une partie du débit d’un affluent du fleuve Oubangui en Centrafrique et de le déverser, par création d’un canal de près de 300 kilomètres, dans un affluent du Chari. «Nous ne voulons pas encore parler du coût de cette opération, explique le responsable. Nous nous attachons prioritairement à mesurer sa pertinence, sa faisabilité, les quantités possibles d’eau pouvant être déplacées et l’impact d’une telle opération. Nous devons envisager aussi ce chantier sous l’angle des bénéfices économiques qui peuvent en découler: transport maritime, agriculture, irrigation, création de centrales hydrauliques, développement du tissu économique. Tout cela doit être débattu, notamment avec les autorités de Centrafrique. On ne peut pas prendre quelque chose à quelqu’un sans lui demander son avis et sans lui offrir quelque chose en échange.»
L’opération de sauvetage du lac Tchad pourrait être l’embryon d’une coopération régionale multiforme. «Les défis posés à cette occasion, les stratégies mises en place et le travail réalisé en commun préparent la CBLT à se transformer en une organisation politique et économique régionale», assure Sani Adamu, qui précise au passage que le bassin concerné abrite aujourd’hui 22 millions d’habitants. Depuis près de trente ans, les quatre Etats fondateurs, qui ont été rejoints par la Centrafrique et le seront peut-être un jour par le Soudan, travaillent main dans la main sur des thèmes vitaux: gestion des eaux, surveillance de la pêche (contre le pillage des réserves de poissons sous l’effet des techniques plus intensives introduites par les Nigérians), migration des populations, vulgarisation, formation, etc. Mais l’exploitation prochaine du pétrole au Tchad pose déjà à la commission un nouveau défi environnemental.