Textes des intervenants au Grand Forum "L'esclavage,
Les
troubles de la mémoire. Des défis pour
Pour la première fois en France, traite négrière et esclavage font
la une des journaux, sont débattus dans les médias et suscitent des
controverses. Une question s’impose : pourquoi le débat public est-il si tardif
? Je proposerai une analyse des enjeux actuels autour de la mémoire de la
traite négrière, de l’esclavage et de leurs abolitions, des explications et des
noms donnés à ce retard (amnésie, occultation, mémoire sélective, volonté
d’oubli), et des réponses proposées pour combler ce retard. Au-delà de cette
analyse, je reviendrai sur les problèmes conceptuels et pratiques posés par
l’étude de la traite négrière et de l’esclavage qui influencent la manière dont
se tient le débat mais aussi la recherche sur ces thèmes, et de suggérer des
actions et des pistes de recherche.
Pour analyser ces enjeux de la mémoire et de sa traduction dans
l¹espace public et dans le récit national, il faut aborder plusieurs aspects
qui se recoupent mais ne se réduisent pas les uns aux autres. Il convient de s’interroger
sur la manière dont s’est construite la mémoire de la traite négrière et de
l’esclavage dans les colonies françaises. Comment s’est-elle transmise ? Qui
l’a transmise ? Qui dit la détenir ? Quels sont les « noms » convoqués pour
invoquer cette mémoire ? Sur quelles représentations s’appuient-elles ? Quel
est vocabulaire utilisé pour faire appel à cette mémoire ? Quels problèmes
conceptuels et pratiques sont mis en lumière par ce débat ? Pourquoi et comment
s’est-il engagé ? Quelles sont les réponses qui ont été apportées aux questions
soulevées plus haut ? Pourquoi et comment la « mémoire » plutôt que
l’histoire a été investie d’une telle
importance ? Pourquoi en France, ce sont la traite et l’abolition mais très
marginalement l’esclavage qui ont été l’objet de remémorations ?
Ces aspects : unicité et multiplicité de la mémoire, formes de la lutte contre l’oubli,
mémoire et politique, instrumentalisation, ethnicisation et manipulation de la mémoire
de la traite négrière et de l’esclavage, intensité de l’expression mémorielle
exigent un travail de réflexion minutieux qui prenne en compte les différentes
historicités, les territorialisations des mémoires et des enjeux, et le rôle
iconique joué par la destruction des Juifs d¹Europe dans toute convocation de
la mémoire aujourd¹hui.
Françoise Verges
-
Les deux
abolitions et leurs ambiguïtés.
Quelles
traces aujourd’hui dans les représentations et les inégalités
LOI DITE « LOI TAUBIRA »
Christiane Taubira a donné son nom à la loi française adoptée le 10 mai 2001 qui reconnaît comme crimes
contre l’humanité, la traite négrière transatlantique et l’esclavage qui en a
résulté.
Article 1er
Article 2
Les programmes scolaires et les programmes de recherche en
histoire et en sciences humaines accorderont à la traite négrière et à
l'esclavage la place conséquente qu'ils méritent. La coopération qui permettra
de mettre en articulation les archives écrites disponibles en Europe avec les
sources orales et les connaissances archéologiques accumulées en Afrique, dans
les Amériques, aux Caraïbes et dans tous les autres territoires ayant connu
l'esclavage sera encouragée et favorisée.
Article 3
Une requête en reconnaissance de la traite négrière
transatlantique ainsi que de la traite dans l'océan Indien et de l'esclavage
comme crime contre l'humanité sera introduite auprès du Conseil de l'Europe,
des organisations internationales et de l'Organisation des Nations unies. Cette
requête visera également la recherche d'une date commune au plan international
pour commémorer l'abolition de la traite négrière et de l'esclavage, sans
préjudice des dates commémoratives propres à chacun des départements
d'outre-mer.
Article 4
Le dernier alinéa de l'article unique de la loi n° 83-550 du 30
juin 1983 relative à la commémoration de l'abolition de l'esclavage est
remplacé par trois alinéas ainsi rédigés :
« Un décret fixe la date de la commémoration pour chacune des collectivités
territoriales visées ci-dessus.
« En France métropolitaine, la date de la commémoration annuelle de l'abolition
de l'esclavage est fixée par le Gouvernement après la consultation la plus
large. »
« Il est instauré un comité de personnalités qualifiées, parmi lesquelles des
représentants d'associations défendant la mémoire des esclaves, chargé de
proposer, sur l'ensemble du territoire national, des lieux et des actions qui
garantissent la pérennité de la mémoire de ce crime à travers les générations.
La composition, les compétences et les missions de ce comité sont définies par
un décret en Conseil d'Etat pris dans un délai de six mois après la publication
de la loi n° du tendant à la reconnaissance de la traite et de l'esclavage en
tant que crime contre l'humanité. »
Article 5
A l'article 48-1 de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de
la presse, après les mots : « par ses statuts, de », sont insérés les mots : «
défendre la mémoire des esclaves et l'honneur de leurs descendants, ».
Délibéré en séance publique, à Paris, le 10 mai 2001
Esclavage
et violence
Notre communication ne portera pas sur la violence répressive collective,
allant parfois jusqu’au massacre, qui s’est manifestée lors des grandes révoltes d’esclaves, notamment lors du
rétablissement de l’esclavage à
Nous tenterons plutôt ici de cerner les caractéristiques de la
violence esclavagiste telle qu’elle s’exerça au quotidien, dans l’éclat
des supplices judiciaires publics mais le plus souvent dans le relatif secret
des « habitations ».
L’article 42 de l’édit de 1685 (connu sous la dénomination de Code
Noir) autorisait les maîtres à faire enchaîner leurs esclaves et à les faire
battre de verges et de cordes, leur défendant cependant de leur donner la
torture ni de procéder à aucune mutilation de membres. Ainsi la législation
esclavagiste autorisait-elle la violence privée, tout en prétendant la limiter.
Les délits et crimes commis par les esclaves (vols, violences aux
personnes y compris aux autres esclaves et même marronnage), relevaient donc en
principe de la justice des tribunaux – tribunaux de première instance ou
conseil souverain en appel. La violence judiciaire exercée à l’encontre de
l’esclave ne semble d’ailleurs pas, à première vue, différer de celle exercée
dans la métropole : question préparatoire ou préalable, ordinaire ou
extraordinaire; fouet, carcan et marque pour les délits mineurs, mutilations,
amende honorable prononcée avant l’exécution par le condamné, pendaison,
décapitation à la hache, supplice de la roue, du bûcher, corps jetés à la
voirie, têtes et membres exposés sur les chemins. Elle en s’en distingue cependant
de deux façons : la première est la spécificité des délits (tels le
marronnage ou l’usage de la violence à l’égard d’individus libres) ; la
seconde est la forte résistance coloniale à renoncer à ce que M. Foucault a
désigné comme « l’éclat des supplices », à accepter la substitution
de la « douceur des peines » – c’est-à-dire l’emprisonnement – aux
peines corporelles.
Les colons marquèrent d’ailleurs toujours la plus grande défiance
envers l’intermédiation de la puissance publique entre esclaves et maîtres, la
jugeant préjudiciable au maintien du pouvoir dominical. Ils se firent le plus
souvent tout à la fois les juges et les bourreaux de leurs esclaves.
La violence privée s’inscrit cependant, dans le système
esclavagiste, dans deux cadres distincts : le cadre de la légalité ou
celui de l’illégalité.
La violence légale prend, selon nous, deux formes. La première est
la violence-stimulation employée pendant le travail dans le but
augmenter la productivité. Elle ne s’exerce que sur certaines catégories
d’esclaves, les assimilant à de véritables bêtes de somme : esclaves
agricoles (dits nègres « de houe », « de jardin » ou
« de terre », canotiers ramant sous le coups du « patron »
de l’embarcation, etc). La seconde est la violence-châtiment, susceptible
de concerner, à un moment ou à un autre, toutes les catégories d’esclaves (les
plus « privilégiées » comprises) : elle prend le plus souvent la
forme du trois ou quatre-piquets (supplice du fouet infligé à l’esclave attaché
sur le sol à des piquets), du port de fers, de l’enfermement au cachot.
Une violence illégale, violence-passion pouvant aller
jusqu’à l’extrême cruauté et le meurtre, fut cependant constamment tolérée par
le système. Dénoncée par les colons comme un « abus », un
« excès », elle jouit pourtant, jusqu’à la fin de la société
esclavagiste, d’une impunité quasi-totale, les planteurs – et les
administrateurs eux-mêmes – estimant que toute sanction publique d’un
« mauvais maître » était propre à ébranler le système.
Au-delà de la collusion entre le pouvoir public et le
pouvoir dominical on assiste au reste à une véritable confusion des
pouvoirs puisque le maître qui le souhaite peut obtenir, sans jugement, que la
peine du fouet soit infligée à son esclave à la geôle publique, qu’il y soit
temporairement emprisonné, qu’il soit mis « à la chaîne » (sorte de
travaux forcés) ou même qu’il soit déporté par les soins de l’administration
dans une colonie étrangère.
Dans la société esclavagiste le « bon maître » est, en
fin de compte, celui qui sait se montrer « modéré » et
« juste » dans l’emploi d’une violence nécessaire pour contraindre
des hommes paresseux par nature au travail. Celui qui refuse la violence n’est
qu’un « gâte-nègres », un faible qui finira nécessairement victime de
bontés mal entendues.
En 1843 V. Schœlcher observait que c’était « une chose digne
de fixer l’ attention de
Caroline OUDIN-BASTIDE
Docteur en histoire et civilisation de l’EHESS.
Membre du CRPLC
Abolitions de l'esclavage : entre mythes et réalités
Depuis le début du XVIe siècle, traite négrière et esclavage
entraînèrent la résistance multiple et incessante des esclaves aux
Caraïbes-Amériques. A la fin du XVIIIe siècle, les mouvements abolitionnistes
occidentaux se développèrent. Cette communication envisage les principaux
aspects de ces refus de l'esclavage en évoquant également les servitudes
contemporaines, afin de mesurer chaque phénomène et d'éviter les amalgames.
Nelly Schmidt
Directrice de recherche au CNRS
En finir
avec une histoire occultée : les libérateurs de l’Amérique latine étaient
antillais !
1848. la deuxième République décrète l'abolition de l’esclavage.
Or, bien avant Victor Schoelcher, les descendants d’africains aux Amériques
avaient déjà brisé leur chaînes. Cette libération ne s’est pas faite en un
jour, mais sur plusieurs siècles, par un jeu d’alliances subtiles dans des
contextes géopolitiques changeants. Nous montrerons ainsi comment les nègres
furent utilisés comme troupe auxiliaires par les colons tout en les manipulant
à leur tour, des guerres européennes déplacées dans le nouveau monde, aux
révolutions américaines, française et haïtienne, jusqu’aux indépendances de
l’Amérique latine avec les « créoles ». Et ceux qui furent parmi les
plus opprimés, tels les esclaves de la grande plantation aux Antilles, se
retrouvèrent aux avant postes dans ce long processus d’émancipation du Nouveau
Monde !
Nicolas Rey
Colonisation,
esclavage et liberté
Dans les colonies françaises des Caraïbes (Guadeloupe, Guyane,
Martinique), le système esclavagiste se développe dans le sillage du système
colonial du XVIIe au XIXe siècle. Après l'abolition de l'esclavage en 1848, la
colonisation se fonde sur de nouvelles bases. L'exportation du sucre produit
par les grandes usines centrales s'effectue dans le cadre des décrets du 27
avril 1848. Or, les propriétaires-producteurs - les anciens maîtres
esclavagistes - contrôlent le marché du travail. Les travailleurs libres n'ont
pas l'intention de se soumettre et de dépendre sans résister, aux conditions
des producteurs capitalistes. L'administration coloniale devient l'arbitre des
tensions sociales. Quel jeu joue-t-elle? Comment se coord onnent colonisation
et liberté ?
Oruno Denis LARA
Directeur du CERCAM - Centre de Recherches Caraïbes-Amériques
L'esclavage
dans l'imaginaire colonial
L'iconographie liée à l'esclavage est porteuse d'un discours
récurrent quant à la place accordée aux esclaves au sein de la société. Cette mise
en scène surtout postérieure s'inscrit dans le mouvement concomitant de la
naissance des sciences anthropologiques et ethnologiques qui établissent une
hiérarchie raciale de l'humanité. Or, dans l'imagerie de l'époque coloniale des
XIXe et XXe siècle, la sémantique iconique "inverse" les rôles en
montrant le colonisateur tel un libérateur. Car c'est bien la figure du
colonisateur - qu'il soit explorateur ou militaire - libérant de l'esclavage
les lointaines contrées dont il prend possession qui s'impose. Ainsi, la
conquête coloniale s'assimile dans les images et au-delà dans les imaginaires à
une victoire de la liberté sur l'oppression, des Lumières sur les ténèbres.
Sandrine Lemaire
Histoire et Société - sangonet