Le concert organisé par Pierre Laurent Aimard au Théâtre du Châtelet, le lundi 20 décembre 1999 à 20 h 30, a débuté par une présentation minutieusement décortiquée d'une "composition de musique moderne pour orchestres" créé par le célèbre musicien G. Ligeti
. L'orchestre était sur la scène avec un grand nombre d'instruments dont un immense piano à queue. La composition qui comporte quatre mouvements, nous a été analysée et joué par le détail. D'abord, les notes de base, le rythme de base, puis les couches mélodiques jouées par chaque instrument avec un rythme différent, à un temps, deux, temps, trois temps et quatre temps! On nous a aussi expliqué l'effet recherché par le compositeur en faisant jouer certains instruments très forts et d'autres très doucement, etc... Le tout mis ensemble crée une polyrythmique (plusieurs rythmes différents qui se chevauchent et s'équilibrent) directement inspiré de la musique des Pygmées Aka et de celle des Banda Linda. Le résultat est une musique très curieuse où on sent bien l'influence de la musique nègre, mais avec cet habillage d'un orchestre occidental que j'ai l'habitude d'associer instinctivement à des symphonies classiques, je perdais mes repaires! Et c'est sans doute vers ce dépaysement à domicile que le compositeur veut entraîner son public européen. Il faut bien le croire, puisque les applaudissements se sont nettement transformés en ovations lorsque Ligeti a paru sur la scène à la fin de cette première partie du concert!La seconde partie a vu l'entrée d'une dizaine de Pygmées Aka en uniforme (cinq hommes et cinq femmes) qui ont aussitôt entonné un chant polyphonique, puis un second, toujours polyphonique mais avec une mélodie différente. A la fin de ce deuxième chant, le musicologue Simah Arom (du CNRS) qui s'est spécialisé dans l'étude de ces musiques, nous a décortiqué ce deuxième chant : la personne qui entonne le chant est la seule qui en chante les paroles. Tous les autres chantent des vocalises et des harmoniques : basse, ténor, alto, soprano, tout y est et tout est nommé en langue Aka. Le chant est cyclique composé d'une série de quatre phrases musicales à l'intérieur desquelles chacun est libre de faire une infinité de variation et d'ornementations (pirouettes, trémolos, syncopes etc...).
Chaque élément nous est chanté séparément pour la démonstration, puis le tout ensemble. Tout çà, c'est la partie "polyphonie". Ensuite, vient la partie "polyrythmie". Pour commencer, le chanteur frappe dans les mains tout en chantant selon un rythme à huit temps! Mais quand les pieds entre en jeux pour esquisser un pas de danse, c'est sur un rythme à quatre temps qu'ils le font (tout en continuant à taper des mains à huit temps)! Puis un premier tambour ajoute par dessus un battement de tambour avec un rythme à cinq temps avec syncope comme ceci: un-deux-trois / un-deux // un-deux-trois / un / un-deux //; et cela recommence! Le deuxième tambour qui frappe sur un tronc de bois sec, ajoute un rythme à cinq temps aussi, mais exactement l'inverse du premier tambour, comme ceci: un-deux / un-deux-trois // un / un-deux / un-deux-trois //; et cela recommence!
Il y a donc quatre rythmes différents qui sont joués ensemble dans le même chant, lequel est par ailleurs, chanté avec quatre à cinq voix différentes ayant chacune ses propres fioritures et variantes, le tout dans un déroulement cyclique et unifié! C'était tout simplement GENIAL!... sans aucune débauche d'instruments de musique! De ce côté là, le dénuement des Pygmées était d'ailleurs très saisissant!
Viennent ensuite les quinze musiciens du groupe de trompes et de cors Banda Linda ! Entrée spectaculaire au son du cor et de l'harmonique des trompes! Puis après une démonstration globale, le musicologue Simah Arom vient à nouveau nous décortiquer cette musique si structurée. A la base, un groupe de cinq instruments : cinq cors fabriqués avec des cornes d'antilopes donnent les sons les plus aigüs, puis cinq trompes taillées dans des branches de l'arbre "Öngö", pour les sons de milieu de gamme, puis cinq trompes tirés des racines de l'arbre "Öngö", pour les basses. Dans un groupe de cinq, les instruments jouent chacun un son sur une gamme de cinq notes (une quinte) et non une gamme de huit notes (une octave) comme en Occident! Le premier joue la note la plus élevé et sur un rythme spécifique, le second une quinte plus bas sur un autre rythme, et ainsi de suite. Lorsqu'ils jouent ensemble, la phrase musicale est répartie sur les cinq instruments dont les notes se succèdent selon le principe très répandu du hoquet. Naturellement chaque musicien, dans le cadre de son rythme et de sa note, peut faire des variations et des fioritures à volonté tant qu'il respecte la régularité du rythme. Il s'en suit qu'un groupe de cinq personnes suffit à faire un orchestre de trompes Banda Linda. Mais en portant le nombre un multiple de cinq (au moins quinze), on multiplie les possibilités des variations et fioritures individuelles, et on obtient une musique amplifiée qui est très impressionnante. Lorsqu'on l'écoute sur scène et en salle, on est vraiment envahie de toute part comme si elle sortait des murs pour vous transpercer et vous transporter sur des cumulus de nuages! Ce n'est pas de la stéréo! C'est une musique telle enveloppante et envoûtante! Aussi en sommes nous tous sortis envoûtés, avec un seul regret: que tout cela n'ait pas été enregistré pour être diffusé pour un plus large public!
Marcel Diki-Kidiri