Bush, obscène mécanicien de l'empire, par
Arundhati Roy
Point de vue. Mardi 8 avril 2003 (LE MONDE)
Mésopotamie. Babylone. Le Tigre et l'Euphrate. Combien d'enfants, dans combien
de salles de classe, pendant combien de siècles, ont voyagé dans le passé,
transportés sur les ailes de ces mots ? Et maintenant des bombes y tombent, et
elles brûlent et humilient cette ancienne civilisation.
Sur l'acier de leurs missiles, des soldats américains adolescents "griffonnent"
des messages d'une écriture enfantine : pour Saddam, de la part du détachement
des gros. Un immeuble est frappé. Un marché. Une maison. Une fille qui aime un
garçon. Un enfant qui voulait seulement jouer avec les billes de son grand
frère.
Le 21 mars, le jour qui a suivi le début de l'invasion et de l'occupation
illégales de l'Irak par des troupes américaines et britanniques, un
correspondant de CNN "intégré" (embedded) interviewait un soldat américain : "Je
veux aller fourrer mon nez là-dedans, a dit le simple soldat A. J. Je veux me
venger du 11 septembre."
Pour être honnête envers ce correspondant "intégré", on doit ajouter qu'il a
timidement suggéré que jusqu'ici rien ne permettait d'établir un lien entre le
gouvernement irakien et les attentats du 11 septembre 2001. Le simple soldat
A. J. a tiré une langue longue comme ça : "Ouais, ben, tous ces trucs, ça me
passe un peu au-dessus de la tête."
D'après une enquête New York Times/CBS, 42 % des Américains croient que Saddam
Hussein est directement responsable des attentats du 11 septembre contre le
World Trade Center et le Pentagone. Et, d'après un sondage d'ABC, 55 % des
Américains croient que Saddam Hussein soutient directement Al-Qaida.
Chacun peut imaginer quel est le pourcentage parmi les forces armées américaines
qui croient à ces vérités fabriquées de toutes pièces. Il est peu probable que
les soldats américains et britanniques qui combattent en Irak aient conscience
que leurs gouvernements ont soutenu Saddam Hussein à la fois politiquement et
financièrement tout au long de ses pires excès.
Pourquoi devrait-on accabler le pauvre A.J. et ses compagnons avec ce genre de
détails ? Ça n'a plus aucune importance, n'est-ce pas ? Des centaines de
milliers d'hommes, des chars, navires, hélicoptères, bombes, munitions, de la
nourriture protéinée, des avions-cargos qui transportent du papier de toilette,
des insecticides, des vitamines et des bouteilles d'eau minérale, sont en route.
La logistique phénoménale de l'opération "Liberté pour l'Irak" en fait un
univers en soi. Il n'est plus nécessaire d'en justifier l'existence. Elle
existe. Elle est.
Le président George Bush, commandant en chef de l'US Army, de la marine, des
forces aériennes et des marines, a donné des instructions claires. "L'Irak –
Sera – Libéré." (Peut-être veut-il dire que même si les corps des Irakiens sont
tués, leurs âmes seront libérées.)
Les citoyens américains et britanniques doivent au commandant suprême de
renoncer à la pensée et de se rassembler derrière leurs soldats. Leurs pays sont
en guerre ! Opération "Liberté en Irak"? Je ne le pense pas. Cela ressemble
plutôt à l'opération "Faisons la course, mais d'abord laisse-moi te briser les
genoux".
Devant les forces armées les plus riches, les mieux équipées et les plus
puissantes que le monde ait jamais vues, l'Irak a montré un courage
spectaculaire et a même réussi à opposer une véritable défense. Une défense que
le couple Bush-Blair a aussitôt dénoncée comme une tromperie, une lâcheté. (Mais
la tromperie est une vieille tradition chez nous, les indigènes. Quand nous
sommes envahis/colonisés/occupés et qu'on nous ôte toute dignité, nous avons
recours à la ruse et à l'opportunisme.)
Quand la télévision arabe Al-Jazira montre des civils blessés, on dénonce cela
comme de la propagande arabe "émotionnelle" destinée à faire naître une
hostilité envers les "alliés", comme si les Irakiens mouraient dans le seul but
de faire croire que les "alliés" sont méchants. Même la télévision française a
émis des critiques pour les mêmes raisons. Mais les porte-avions, les
bombardiers furtifs et les missiles de croisière, qui traversent le ciel du
désert sur les écrans des télévisions britanniques et américaines, sont décrits
comme la "beauté terrible" de la guerre.
Quand des soldats de l'armée américaine d'invasion (l'armée "qui n'est là que
pour aider") sont faits prisonniers et montrés à la télévision irakienne, George
Bush dit que cela viole la convention de Genève et "montre le mal qui au cœur du
régime". Mais il est tout à fait acceptable que des chaînes de télévision
américaines montrent les centaines de prisonniers détenus par le gouvernement
américain sur la base de Guantanamo, agenouillés sur le sol, les mains attachées
dans le dos, un bandeau sur les yeux et un casque sur les oreilles pour assurer
une perte visuelle et auditive absolue. Quand on les interroge sur le sort
réservé aux prisonniers de Guantanamo, les officiels du gouvernement américain
ne nient pas qu'ils sont maltraités. Mais ils nient qu'il s'agisse de
"prisonniers de guerre" ! Ils disent que ce sont des "combattants illégaux", ce
qui implique que leur traitement est légitime !
Quand les "alliés" ont bombardé les locaux de la télévision irakienne (ce qui,
soit dit en passant, est aussi contraire à la convention de Genève), il y a eu
une jubilation grossière dans les médias américains. En fait, depuis quelque
temps, Fox TV menait une opération de lobbying pour que cette attaque ait lieu.
Cela a été vu comme quelque chose de justifié contre la propagande arabe. Mais
les principales chaînes de télévision américaines et britanniques continuent à
se vanter d'être "équilibrées", alors que leur propagande atteint des niveaux
hallucinants.
Pourquoi la propagande devrait-elle être l'apanage des médias occidentaux ?
Simplement parce qu'ils s'y prennent mieux ? Les journalistes occidentaux
"intégrés" ont reçu le statut de héros travaillant sur les lignes de combat. Le
travail des journalistes "non intégrés" (comme Rageh Omaar de la BBC, bouleversé
par les corps d'enfants brûlés et par des blessés) est remis en cause avant même
qu'ils commencent leur reportage : "Nous devons vous prévenir que ce reportage
est contrôlé par les autorités irakiennes."
Les télévisions américaines et britanniques parlent de plus en plus des soldats
irakiens comme de "miliciens" (c'est-à-dire la populace). Un correspondant de la
BBC parle d'eux sur un ton solennel comme de "quasi-terroristes". La défense
irakienne est de la "résistance", ou pis, des "poches de résistance". La
stratégie irakienne est de la tromperie.
Pour les "alliés", il est clair que la seule stratégie moralement acceptable de
la part de l'armée irakienne serait qu'elle s'avance dans le désert pour y être
écrasée sous les bombes des B-52 ou mise en pièces par les mitrailleuses. Tout
le reste est tricherie.
Et maintenant, il y a le siège de Bassora. Un million et demi de personnes, dont
40 % d'enfants. Sans eau potable et avec très peu de nourriture. Nous attendons
toujours le mythique "soulèvement" chiite, les foules heureuses qui sortiront de
la ville et qui lanceront des roses et des hosannas sur l'armée de "libération".
Où sont les foules ? Ne savent-ils pas, ces Irakiens, que les productions de
télé travaillent pour boucler les programmes ? Si le régime de Saddam Hussein
tombe, il se peut fort bien qu'on danse dans les rues de Bassora. Mais si le
régime de Bush tombait, on danserait dans les rues du monde entier.
Après des jours de famine et de soif imposées aux citoyens de Bassora, les
"alliés" ont amené quelques camions de nourriture et d'eau, et ils les ontmis en
stationnement à la périphérie de la ville, là où ils étaient très tentants. Des
gens désespérés se sont précipités sur les camions et se sont battus pour avoir
de la nourriture. (On a entendu dire que l'eau était vendue. Pour relancer
l'économie agonisante, vous comprenez.) Sur les camions, des photographes
désespérés se battaient pour prendre des photos des gens désespérés qui se
battaient pour avoir de quoi manger. Ces photos seront envoyées, via des
agences, à des journaux et à des magazines de luxe qui paient bien. Leur
message : les messies sont arrivés, qui distribuent des pains et des poissons.
En juillet dernier, la livraison à l'Irak de 5,4 milliards de dollars de
marchandises a été bloquée par le couple Bush-Blair. Cela n'a pas fait les gros
titres. Mais, aujourd'hui, sous la tendre caresse de la télévision en direct,
450 tonnes d'aide humanitaire – une part minuscule de ce qui est nécessaire
(appelons ça des accessoires de mise en scène) – sont arrivées sur un bateau
anglais, le Sir-Galahad. L'entrée dans le port d'Oum Qasr a mérité une journée
entière de reportages en direct. Quelqu'un veut-il un sac pour dégueuler ?
Nick Guttmann, directeur des urgences pour Christian Aid, a écrit dans
l'Independant on Sunday qu'il faudrait trente-deux Sir-Galahad par jour pour
atteindre la quantité de nourriture que recevait l'Irak avant le début des
bombardements. Pourtant, cela ne devrait pas nous surprendre. C'est une vieille
tactique. Les Américains l'ont mise en pratique il y a longtemps. Voyez cette
modeste proposition de John McNaughton publiée par le Pentagone pendant la
guerre du Vietnam : "Les frappes dirigées contre la population risquent non
seulement de créer une vague de répulsion contre-productive à l'étranger, mais
elles risquent aussi d'augmenter la possibilité d'un élargissement du conflit à
la Chine et à l'Union soviétique. En revanche, la destruction d'écluses et de
barrages – si elle est correctement faite – peut être porteuse de promesses.
Elle mérite d'être étudiée. De telles destructions ne tuent pas et ne noient pas
les gens. L'inondation des rizières après quelque temps répand!
la famine, sauf si on fournit de la nourriture – ce que nous pouvons offrir à
la table de conférence."
Les temps n'ont pas beaucoup changé. La technique a évolué pour devenir une
doctrine. Cela s'appelle "gagner les cœurs et les esprits". Voici la
mathématique morale : 200 000 Irakiens ont été tués pendant la première guerre
du Golfe. Des centaines de milliers de personnes sont mortes à cause des
sanctions économiques. (Au moins, ceux-là ont été sauvés de Saddam Hussein.) On
en tue encore plus chaque jour. Des milliers de soldats américains qui ont
combattu pendant la guerre de 1991 sont déclarés officiellement "invalides" à
cause d'une maladie appelée "syndrome de la guerre du Golfe", en partie en
raison, croit-on, de l'exposition à de l'uranium appauvri. Cela n'a pas empêché
les "alliés" de continuer à utiliser cet uranium appauvri.
On parle maintenant de ramener l'ONU sur le devant de la scène. Mais cette
vieille dame ONU, il apparaît qu'elle n'était pas aussi extraordinaire qu'on le
disait. On l'a rétrogradée (même si elle conserve son salaire élevé). Elle est
devenue la concierge du monde. C'est la femme de ménage philippine, la jamadarni
indienne, la fiancée par correspondance thaïlandaise, l'aide ménagère mexicaine,
la jeune fille au pair jamaïcaine. On l'emploie pour nettoyer la merde des
autres. On en use et abuse à volonté.
Malgré les soumissions empressées de Tony Blair et ses manières serviles, George
Bush a dit clairement que l'ONU ne jouerait aucun rôle indépendant dans l'Irak
d'après-guerre. Les Etats-Unis choisissent ceux qui bénéficieront des juteux
contrats de "reconstruction". Bush a demandé à la communauté internationale de
ne pas "politiser" la question de l'aide humanitaire. Le 28 mars, après que Bush
eut demandé la reprise immédiate du programme de l'ONU "Pétrole contre
nourriture", le Conseil de sécurité a voté la résolution à l'unanimité. Cela
signifie que tout le monde est d'accord pour que l'argent irakien (tiré de la
vente du pétrole) soit utilisé pour nourrir le peuple irakien qui meurt de faim
à cause des sanctions imposées par les Etats-Unis et à cause de la guerre
illégale menée par les Etats-Unis.
On nous dit que les contrats pour la "reconstruction" de l'Irak pourraient
relancer l'économie mondiale. Il est amusant de voir comment les intérêts des
entreprises américaines se confondent si souvent, si bien et si délibérément
avec les intérêts de l'économie mondiale.
Pendant que le peuple américain finira de payer pour la guerre, les compagnies
pétrolières, les fabricants et les marchands d'armes, et les entreprises
impliquées dans la "reconstruction" tireront directement des profits de la
guerre. Beaucoup, parmi eux, sont de vieux amis et d'anciens employeurs de la
clique Bush-Cheney-Rumsfeld-Rice. On négocie déjà les contrats pour la
"reconstruction". Ces nouvelles ne font pas la "une" des journaux parce que la
plupart des entreprises de presse américaines appartiennent et sont dirigées par
les mêmes intérêts.
Tony Blair assure que l'opération "Liberté pour l'Irak" permet de rendre le
pétrole irakien au peuple irakien. C'est-à-dire qu'on rend le pétrole irakien au
peuple irakien via les multinationales comme Shell, Chevron, Halliburton. Ou
quelque chose nous a-t-il échappé ? Halliburton est peut-être une société
irakienne ? Le vice-président Dick Cheney (qui est un ancien patron
d'Halliburton) est peut-être un crypto-Irakien ?
Alors que le fossé se creuse entre l'Europe et l'Amérique, des signes indiquent
que l'on pourrait entrer dans une nouvelle période de boycotts économiques. Le
problème, c'est que, si les retombées de la guerre entraînent ce genre de
choses, ce sont les Etats-Unis qui vont souffrir le plus. Leur territoire est
peut-être défendu par des gardes-frontières et des armes nucléaires, leur
économie est reliée à la terre entière. Leurs avant-postes économiques sont
exposés et vulnérables aux attaques venant de toutes les directions. Déjà on
publie sur Internet des listes de produits américains et britanniques et de
sociétés qui devraient être boycottés. En dehors des cibles habituelles, Coca,
Pepsi et McDonald, des agences gouvernementales comme Usaid, la britannique
SFID, les banques américaines et anglaises, Arthur Anderson, Merrill Lynch,
American Express, des entreprises comme Bechtel, General Electric ou encore
Reebok, Nike et Gap, pourraient se retrouver en état de siège. Ces l!
istes sont complétées et affinées par des militants dans le monde entier. Elles
pourraient devenir un guide pratique que dirigerait et canaliserait la colère
encore informe, mais qui monte dans le monde.
Brusquement, l'aspect "inévitable" du projet de globalisation commence à sembler
plus qu'un peu évitable.
Il devient clair que la guerre contre le terrorisme n'est pas vraiment dirigée
contre le terrorisme, et que la guerre en Irak ne concerne pas seulement le
pétrole. C'est la tendance à l'autodestruction d'une superpuissance en route
vers la suprématie, la domination, l'hégémonie globale. On soutient que le
peuple d'Argentine et le peuple d'Irak ont été tous deux décimés par le même
processus. Seules les armes utilisées contre eux sont différentes : dans un cas,
c'est le carnet de chèques du FMI ; dans l'autre, des missiles.
Enfin, il y a la question de l'arsenal des armes de destruction massive de
Saddam Hussein. (Tiens, on les avait presque oubliées, celles-là !) Dans la
brume de la guerre, une chose sûre : si le régime de Saddam Hussein possède
effectivement des armes de destruction massive, il manifeste un degré étonnant
de responsabilité et de retenue dans une telle situation de provocation extrême.
Dans des circonstances semblables (par exemple, si l'armée irakienne bombardait
New York et faisait le siège de Washington), pourrait-on en attendre autant de
la part du régime de Bush ? Garderait-il ses milliers de têtes nucléaires
enveloppées dans leur papier d'emballage ? Et ses armes chimiques et
biologiques ? Ses stocks de bacilles du charbon, de variole, et ses gaz
neurotoxiques ? Laissez-moi rire. Dans la brume de la guerre, nous en sommes
réduits aux spéculations : soit Saddam Hussein est un tyran extrêmement
responsable. Soit, tout simplement, il ne possède pas d'armes de destruction ma!
ssive. De toute façon, et quoi qu'il se passe maintenant, l'Irak sort de
l'épreuve en meilleur état que le gouvernement américain.
Voici l'Irak – un Etat voyou, une grave menace pour la paix du monde, un membre
de l'"axe du Mal". Voici l'Irak, envahi, bombardé, assiégé, brutalisé, on chie
sur sa souveraineté, le cancer tue ses enfants, on massacre sa population dans
les rues.
Et nous regardons CNN-BBC, BBC-CNN, tard dans la nuit. Nous voici, nous
supportons les horreurs de la guerre, les horreurs de la propagande et le
massacre du langage comme nous le connaissons et le comprenons. Aujourd'hui,
liberté signifie meurtre de masse (ou, aux Etats-Unis, pommes de terre frites).
Quand quelqu'un dit "aide humanitaire", nous recherchons immédiatement la famine
provoquée. "Intégré", je dois le reconnaître, est une sacrée trouvaille.
Dans la plupart des régions du monde, l'invasion de l'Irak est vue comme une
guerre raciste. Le vrai danger d'une guerre raciste déclenchée par des régimes
racistes, c'est qu'elle engendre le racisme chez tout le monde – les auteurs du
crime, les victimes, les spectateurs. Elle pose les paramètres du débat, une
grille pour une façon particulière de penser.
Un raz-de-marée de haine à l'égard des Etats-Unis se lève du cœur ancien du
monde. En Afrique, en Amérique latine, en Asie, en Europe, en Australie. Je
rencontre cette haine chaque jour. Parfois elle vient des sources les plus
inattendues. Les banquiers, les hommes d'affaires, les futurs cadres dynamiques,
et ils y apportent toute la grossièreté de leurs conceptions politiques
conservatrices et intolérantes. Cette incapacité absurde à séparer les
gouvernements des peuples : l'Amérique est une nation de crétins, d'assassins,
disent-ils (avec la même insouciance que lorsqu'ils disaient : "Tous les
musulmans sont des terroristes").
Même dans l'univers grotesque de l'insulte raciste, les Britanniques font leur
entrée comme personnages secondaires. On les traite de lèche-cul ! Brusquement,
moi, qu'on a calomniée en me traitant d'"antiaméricaine" et "anti-occidentale",
je me retrouve dans la position extraordinaire de devoir défendre le peuple
américain. Et britannique.
Ceux qui descendent si facilement dans les bas-fonds de l'insulte raciste
feraient bien de se souvenir des centaines de milliers de citoyens américains et
britanniques qui ont manifesté contre les stocks d'armes nucléaires de leur
pays. Et des milliers d'Américains qui ont lutté contre la guerre du Vietnam et
ont obligé leur gouvernement à se retirer de ce pays. Ils devraient savoir que
les critiques les plus érudites, les plus cinglantes et les plus drôles du
gouvernement américain et de l'"American way of life" viennent de citoyens
américains. Et que la condamnation la plus drôle, la plus caustique de leur
premier ministre vient des médias anglais. Ils devraient enfin se rappeler : en
ce moment même, des centaines de milliers de citoyens américains et britanniques
descendent dans les rues pour manifester contre la guerre.
La coalition est formée des gouvernements, pas des peuples. Plus d'un tiers des
citoyens américains ont résisté à la propagande incessante à laquelle ils ont
été soumis, et des milliers d'entre eux luttent activement contre leur
gouvernement. Dans le climat de patriotisme exalté qui prévaut aux Etats-Unis,
c'est se montrer aussi courageux que tout Irakien(ne) qui lutte pour sa patrie.
Pendant que les "alliés" attendent dans le désert un soulèvement des musulmans
chiites dans les rues de Bassora, le véritable soulèvement a lieu dans des
centaines de villes à travers le monde. C'est la plus grande manifestation de
moralité publique jamais vue. Les plus courageux sont les centaines de milliers
d'Américains qui défilent dans les rues des grandes villes américaines.
C'est un fait qu'aujourd'hui, dans le monde, la seule institution qui soit plus
puissante que le gouvernement américain, c'est la société civile américaine. Les
citoyens américains portent une immense responsabilité sur leurs épaules.
Comment ne pas saluer et ne pas soutenir ceux qui non seulement la
reconnaissent, mais agissent en fonction de cette responsabilité ? Ce sont nos
alliés, nos amis.
Au bout du compte, il faut dire encore que les dictateurs comme Saddam Hussein
et tous les despotes du Moyen-Orient, dans les républiques d'Asie centrale, en
Afrique et en Amérique latine, dont beaucoup ont été installés au pouvoir,
soutenus et financés par le gouvernement américain, sont une menace pour leur
propre peuple. A part renforcer la société civile (au lieu de l'affaiblir comme
cela a été fait dans le cas de l'Irak), il n'existe pas de façon aisée ni
parfaite de traiter avec eux. Il est étrange de voir comment ceux qui rejettent
le mouvement pour la paix comme utopique n'hésitent pas à avancer les raisons
les plus romanesques pour partir en guerre : éradiquer le terrorisme, instituer
la démocratie, éliminer le fascisme, et – la plus amusante – "débarrasser le
monde des méchants".)
Quoi que nous raconte la machine de la propagande, ces dictateurs de pacotille
ne sont pas ce qui menace le plus le monde. Le vrai danger et le plus pressant,
la plus grande menace, c'est la force motrice qui fait tourner le moteur
politique et économique du gouvernement américain, actuellement piloté par
George Bush.
Il est très drôle de dénigrer systématiquement Bush, parce qu'il représente une
cible facile, fastueuse. Il est vrai que c'est un pilote dangereux, presque
suicidaire, mais la machine qu'il conduit est bien plus dangereuse que l'homme.
Malgré le voile obscur qui s'est abattu sur nous, j'aimerais avancer des raisons
prudentes d'espoir : en temps de guerre, on veut que son plus faible ennemi
tienne la barre. Et c'est assurément le cas du président Bush. N'importe quel
autre président américain, même moyennement intelligent, aurait sans aucun doute
fait exactement pareil, mais il se serait débrouillé pour masquer les choses et
semer le désordre dans l'opposition. Il aurait peut-être même entraîné les
Nations unies derrière lui.
L'imprudence grossière de Bush et sa croyance arrogante qu'il peut diriger le
monde avec son équipe de violents ont produit l'inverse. Il a réussi à faire ce
que les écrivains, les militants et les universitaires se sont efforcés de
réaliser pendant des années. Il a révélé les rouages de la machine. Il a mis
sous les yeux du public les mécanismes essentiels de la machine apocalyptique de
l'empire américain. Maintenant que le plan de cette machine (le Guide de
l'empire pour personne ordinaire) a été mis en circulation, il pourrait devenir
caduc plus vite que ne l'ont prédit les experts.
Apportez les outils.
Arundhati Roy est écrivain.
Traduit de l'anglais parJean Guiloineau. © Arundhati Roy, 2003. Texte d'abord
paru dans "The Guardian".