Le discours de Kofi Annan au
sommet France-Afrique, 19-21 février 2003 à Paris
Allocution prononcée le 20
février 2003, à Paris, par le Secrétaire général, M. Kofi Annan, à l’ouverture
du Sommet Afrique-France:
C’est un grand plaisir pour moi de me joindre à vous à l’occasion de cet
important sommet qui se tient à un moment particulièrement opportun. Je voudrais
tout d’abord rendre hommage au Président Chirac qui accueille cette réunion.
Permettez-moi également de remercier les nombreux chefs d’État et de
gouvernement africains qui sont ici aujourd’hui, ainsi que leurs partenaires du
monde entier, pour leur action au service de la paix et du développement en
Afrique.
Depuis le dernier Sommet Afrique-France il y a deux ans à Yaoundé, les
dirigeants africains ont pris un certain nombre de mesures importantes pour
aider le continent à réaliser pleinement son potentiel. Ils ont uni leurs
destinées au sein d’une Union africaine fondée sur des valeurs partagées et
s’appuyant sur des institutions communes. Ils se sont mis d’accord sur un
Nouveau Partenariat pour le développement de l’Afrique aux objectifs très
ambitieux. La démocratie et l’état de droit ont encore gagné du terrain. Et la
société civile africaine – associations de femmes, journalistes, juristes,
syndicalistes, mouvements de jeunes et bien d’autres – s’est manifestée comme
jamais auparavant, tenant les gouvernements responsables et insufflant un
nouveau dynamisme dans les sociétés africaines.
Ces progrès ne sont toutefois qu’un début car il y a bien du travail encore. Et
ce travail n’est pas facile. Conflits, mauvaise gouvernance, perte de récoltes,
maladies continuent d’infliger de grandes souffrances aux populations du
continent.
Comme vous j’ai connu, pendant presque toute ma vie adulte, une Côte d’Ivoire
dont la stabilité et l’énergie étaient un symbole d’espoir dans toute l’Afrique
de l’Ouest et au-delà. Or, voilà qu’aujourd’hui nous nous efforçons tous de
calmer une situation qui a provoqué de tragiques divisions ethniques et
religieuses dans ce pays, et de résoudre une crise qui a causé la mort de
centaines de personnes ainsi que des déplacements massifs de population. Nous
devons faire tout notre possible pour aider la Côte d’Ivoire à renouer avec la
sécurité qu’elle a connue pendant de si longues années. Je lance un appel à tous
les Ivoiriens, et en particulier à leurs dirigeants politiques, pour qu’ils
fassent de l’accord qu’ils ont signé le mois dernier un premier pas concret vers
la paix.
Les événements de Côte d’Ivoire ne devraient cependant pas masquer les progrès
accomplis dans d’autres régions d’Afrique. Après trois décennies de guerre,
l’Angola consolide aujourd’hui une paix enfin retrouvée. Au Burundi, en Sierra
Leone, au Soudan et en République démocratique du Congo, les Africains
témoignent d’une volonté réelle de régler leurs conflits, et ont déjà obtenu des
résultats tangibles. Il importe donc aujourd’hui plus que jamais que la
communauté internationale soutienne vigoureusement les dispositifs et
institutions dont s’est dotée l’Afrique pour le rétablissement et le maintien de
la paix, comme le prévoit par exemple le Plan d’action du G-8 pour l’Afrique.
L’Afrique ne peut certes pas se permettre de nouvelles crises, mais s’il devait
quand même en survenir, il faut qu’elle ait les moyens d’y faire face.
Dans aucun domaine, il n’est plus impératif de disposer d’une réelle capacité
d’intervention africaine qu’en matière de lutte contre le sida. Dans
l’agriculture, par exemple, on constate l’émergence de liens systématiques entre
insécurité alimentaire et sida. Dans de nombreuses régions du continent, et
notamment en Afrique australe, le sida n’est pas seulement un facteur
d’exacerbation des crises alimentaires, il en est la principale cause
sous-jacente. À cause de cette maladie, on assiste à une déperdition des
compétences agricoles, à un recul du développement des campagnes, à la
désintégration des moyens d’existence des populations rurales, à une baisse de
la capacité de production agricole et à une contraction des revenus des ménages.
C’est sur les femmes que pèse le plus lourdement cette insécurité alimentaire
liée au sida, ce qui confère une évidente dimension féminine au problème. C’est
en effet aux soins des femmes que sont confiés les enfants, les vieux, les
malades et les mourants. Ce sont elles qui tissent les filets de sécurité qui
aident les sociétés à amortir les chocs. Et traditionnellement, c’était leur
connaissance des aliments de substitution qui permettait à leur famille de
survivre aux périodes de sécheresse. Or, ce rôle vital est menacé par la
propagation spectaculaire et disproportionnée du sida parmi les femmes.
Au-delà même du secteur agricole, le sida est en train de déclencher une crise
de gouvernance. Les membres les plus productifs de la société se retrouvent en
effet parmi ses victimes. Les écoles perdent leurs enseignants; les hôpitaux,
leurs médecins et leurs infirmiers; les entreprises privées, leurs cadres et
leurs ingénieurs; quant aux ministères, ils y perdent ceux-là même qui sont
chargés de concevoir et de mettre en oeuvre les programmes censés régler les
grands problèmes sociaux. Vu le taux alarmant de contamination au sein de
nombreux services nationaux de sécurité, la paix et la sécurité elles-mêmes sont
de plus en plus précaires. Secteur après secteur, cette perte de capital humain
entraîne une crise de gouvernance et de développement dont les dimensions sont
catastrophiques.
La Déclaration du Millénaire, les objectifs de développement qui y sont énoncés
et le Nouveau Partenariat pour le développement de l’Afrique fournissent à la
communauté internationale le cadre général et les mécanismes qui lui permettront
d’aider l’Afrique à surmonter cette crise. Je voudrais évoquer trois domaines où
une action urgente est impérative.
Le premier est l’agriculture. Envoyer des aliments est certes essentiel, mais ce
n’est pas suffisant. Cela fait longtemps que l’Afrique a besoin d’une révolution
verte, à la fois pour se nourrir elle-même et pour libérer la main d’œuvre qui
lui permettrait de lancer une révolution industrielle. Ce besoin est toujours
d’actualité. Nous devons rendre sa fertilité à la terre, mettre en place
l’infrastructure nécessaire aux marchés ruraux, stimuler la recherche agricole
et prendre les autres mesures qui s’imposent pour renverser plusieurs dizaines
d’années d’une agriculture intensive qui n’a pas veillé à remplacer ce qu’elle
prenait. Mais aujourd’hui, pour que l’Afrique reverdisse, il faudra aussi des
techniques agricoles adaptées à une main-d’œuvre dont les rangs se sont
clairsemés. C’est là un effort à entreprendre immédiatement.
Le deuxième domaine est la gouvernance. Nous devons renforcer la capacité de
l’État à fournir les services publics essentiels. Mais là où nous parlions
autrefois de renforcement des capacités, nous devons aujourd’hui parler de
restauration des capacités. J’ai demandé au Programme des Volontaires des
Nations Unies de se tenir prêt à accroître son aide. J’ai aussi le plaisir
d’annoncer aujourd’hui que j’ai l’intention de créer une commission de haut
niveau sur le VIH/sida et la gouvernance en Afrique. Cette commission étudiera
les liens entre le sida et la gouvernance dans différents secteurs, dont
l’agriculture, la jeunesse et l’armée. Elle formulera des recommandations
précises en vue de mettre fin aux ravages qu’entraîne cette maladie dans toute
l’Afrique, et elle conseillera les responsables africains sur la manière de
gérer l’impact structurel considérable que le sida commence à avoir sur leur
capacité de relever les nombreux défis du développement. Des informations plus
complètes seront fournies prochainement, et je vous engage à accorder un soutien
sans réserve à cette commission.
Le troisième domaine est le sida lui-même. De nombreux dirigeants africains ont
adopté des mesures véritablement révolutionnaires pour sensibiliser les
populations, lutter contre les préjugés et montrer que la prévention est
possible et que le sida peut être traité même dans les sociétés les plus
pauvres. Il y a deux ans, à Abuja, vous avez adopté une déclaration très
importante, et, depuis, la plupart de vos pays ont adopté des plans d’action
nationaux.
Mes frères, malgré tout ce que vous avez déjà fait, vous devez, chacun d’entre
vous, faire plus encore. Je vous exhorte à continuer de parler ouvertement de
cette maladie et à souligner l’importance d’une sexualité sans risques, y
compris grâce aux préservatifs. Je vous invite à appuyer les initiatives lancées
par les nombreux et courageux groupes locaux et organisations communautaires qui
se battent contre cette pandémie. J’espère que vous affecterez une proportion
plus importante de vos budgets nationaux à la santé publique et, de façon plus
générale, que vous interviendrez sur cette question avec toute la force de vos
hautes fonctions.
Je vous conjure d’accorder une attention plus soutenue à l’extraordinaire
multiplication des orphelins du sida. Ils sont maintenant 11 millions. D’ici à
2010, le sida aura enlevé leur père, leur mère – ou les deux – à 20 millions
d’enfants africains. Sur les frêles épaules des aînés de ces orphelins du sida,
parfois âgés de seulement 10 ans ou moins encore, repose la lourde tâche de
prendre soin de leurs cadets et d’autres enfants sans parents. Dans des abris de
fortune, loin de toute école, privés de perspectives, arrachés à leur propre
enfance, ils sont confrontés au plus sombre des avenirs. Il serait impardonnable
de laisser leur détresse se prolonger plus longtemps.
Par-dessus tout, je vous exhorte à placer les femmes au centre du combat de
l’Afrique contre le sida. Sur ces trois fronts, le rôle des femmes est
absolument vital. Il n’y aura de Révolution verte en Afrique que si c’est aussi
une révolution pour les femmes. Il n’y aura d’amélioration de la gouvernance que
si les femmes se voient attribuer une part effective du pouvoir. Et puisque le
sida, en Afrique comme dans le reste du monde, adopte un visage de plus en plus
féminin, nous ne pourrons contrôler cette pandémie que si nous plaçons les
femmes au cœur même de nos stratégies. En bref, si vous voulez sauver l’Afrique,
vous devez d’abord sauver les Africaines.
J’engage la communauté internationale à faire sa part: les universités, en
diffusant les connaissances et les formations; le secteur privé, en diffusant
les techniques et les savoir-faire; les organisations non gouvernementales, en
poursuivant leurs efforts incomparables au niveau local. Le Président Bush a
encouragé la réponse de la communauté internationale avec sa promesse de dégager
15 milliards de dollars au cours des cinq prochaines années. J’espère que
d’autres dirigeants suivront son exemple, notamment à la réunion du G-8 que la
France doit accueillir cette année et qui offre une occasion idéale de verser
des contributions au Fonds mondial. De son côté, le système des Nations Unies,
tout particulièrement au niveau des pays, devra adopter de nouvelles stratégies
et revoir toutes ses activités dans l’optique du sida.
Permettez-moi de terminer en disant quelques mots de nos organisations, à savoir
l’Union africaine et l’Organisation des Nations Unies. Trop de gens nous
trouvent indifférents plutôt que concernés, distants plutôt que résolus,
lorsqu’il s’agit de répondre à leurs préoccupations et à leurs aspirations. Les
jeunes en particulier, qui représentent plus de 20 % de la population de
l’Afrique – un pourcentage plus élevé que dans n’importe quelle autre région du
monde – sont souvent sceptiques, voire méfiants. Nous devons tous, par esprit de
responsabilité politique et parce qu’il y a urgence morale, faire tout notre
possible pour mobiliser non seulement la génération actuelle mais aussi les
générations futures, en leur offrant des perspectives et en leur donnant espoir.
Je suis résolu à travailler en étroite collaboration avec vous pour rendre nos
organisations plus efficaces, plus actives et, en fin de compte, plus aptes à
nous rapprocher du jour où toute l’Afrique parviendra à la justice, à la paix et
à la prospérité.