Franc CFA et néocolonialisme monétaire
Arnaud Zacharie
Au moment des indépendances, les ex-colonies françaises
adoptent une monnaie unique, le franc CFA (le franc CFA des
Colonies Françaises d'Afrique, créé en 1945, devient celui de
la Communauté Financière Africaine), attaché au franc
français (parité fixe entre franc CFA et franc français).
Quoique monnaie africaine, le franc CFA est géré en dernier
ressort par la France, qui a pour mission d'assurer la parité
entre les deux monnaies. Cette réalité implique une véritable
mainmise de l'Etat français sur la politique monétaire
africaine. Depuis janvier 1999 et l'adoption de l'euro par la
France, cette réalité s'est étendue à toute la zone euro (la
parité entre euro et FCFA a été fixée à 655,96 FCFA pour 1
euro).
La zone CFA se divise en trois sous-régions
monétaires dirigées par trois banques centrales respectives : l'UEMOA
(Union économique et monétaire ouest-africaine) est dirigée
par la BCEAO (Banque centrale des Etats d'Afrique de l'Ouest) et
regroupe le Niger, le Togo, le Sénégal, le Mali, le Bénin, le
Burkina Faso et la Côte d'Ivoire; la CEMAC (Communauté
économique et monétaire de l'Afrique centrale) est dirigée par
la BEAC (Banque des Etats d'Afrique centrale) et regroupe le
Cameroun, la Centrafrique, le Congo, le Gabon, la Guinée
équatoriale et le Tchad; enfin, la BCC (Banque centrale des
Comores) dirige la politique monétaire de la République
fédérale islamique des Comores.
Les statuts de ces banques centrales, bien que réformés en 1973,
restent nettement à l'avantage de l'ex-métropole. En effet,
celle-ci peut légalement bloquer toute décision monétaire au
sein de la zone CFA. Ce droit est assuré par la présence de
représentants dans les conseils d'administration respectifs : la
BEAC est dirigée par treize administrateurs, dont trois
Français (article 3); la BCEAO est dirigée par seize
administrateurs, soit deux par pays membres et deux Français (article
49); enfin, la BCC est dirigée par huit administrateurs, dont
quatre Français (article 34).
Or, la BEAC ne peut délibérer qu'en présence d'au moins un
administrateur par Etat membre et un administrateur français (article
38), la BCEAO doit prendre les décisions capitales à l'unanimité
(article 51) et la BCC ne peut adopter de décision qu'avec l'accord
d'au moins cinq des représentants (article 38). Cela signifie
clairement qu'aucune décision monétaire au sein de la zone CFA
ne peut se prendre sans l'aval de la France.
Les enjeux d'un tel système sont évidents : la France a conservé des relations commerciales et financières très développées avec ses anciennes colonies. Aussi, la meilleure façon d'assurer la sécurité de ces relations est d'assurer une stabilité monétaire entre les deux zones. Cette stabilité est assurée par le lien fixe entre le franc français et la zone CFA : la parité et la libre convertibilité sont assurées par le Trésor français. Une telle garantie rassure les investisseurs français, puisque aucun risque de convertibilité ne vient entraver le rapatriement régulier de leurs bénéfices.
Les avantages présentés aux Africains
sont quant à eux des plus artificiels : outre l'attrait des
investissements directs à l'étranger (IDE), qui comme on l'a vu
restent des plus timides, le franc CFA est censé épargner les
risques de change avec la zone euro et donc faciliter l'accès au
marché unique européen. Or, cet accès reste limité par les
mesures de protectionnisme permises à l'Union européenne par
les accords de l'OMC (aussi bien pour les produits manufacturés
que pour les produits agricoles). En outre, les relations
commerciales sont largement restreintes à l'exportation de
matières premières, dont les prix sont à l'avantage des pays
riches du Nord (termes de l'échange).
Un autre avantage présenté aux Africains est qu'une monnaie
unique facilite la coopération entre les différents pays
membres (ce qui empêche une balkanisation monétaire de l'Afrique).
Malheureusement, le fait que cette monnaie unique soit gérée
par une autorité extérieure empêche qu'elle soit gérée dans
ce but d'unité intérieure. En effet, l'Union européenne, en
héritant des accords franco-africains, a juridiquement toute
liberté de modifier selon ses intérêts la parité entre franc
CFA et euro. C'est elle également qui intervient au nom des pays
africains sur le marché international des devises pour défendre
sa monnaie (les banques centrales africaines n'ont donc aucune
existence juridique sur le marché des changes).
A l'analyse, ces avantages sont non
seulement artificiels, mais aussi contre-productifs. Pour mesurer
à quel point, il est nécessaire de comprendre la logique qui
sous-tend la mondialisation économique actuelle. Au sommet de la
hiérarchie mondiale, l'Europe occidentale et l'Amérique du Nord
visent une croissance basée sur l'importation de matières
premières et l'accumulation de capitaux et de technologies.
Parallèlement, chacune des deux régions cherche à asseoir la
suprématie mondiale de sa monnaie. C'est pourquoi l'objectif de
monnaie forte et stable est prioritaire pour les banques
centrales de ces pays.
Le problème est qu'une telle politique monétaire est
incompatible avec les intérêts africains. D'abord, la politique
de hauts taux d'intérêt appliquée par l'Union européenne (et
donc imposée à la zone CFA selon les accords monétaires en
application) pour attirer les capitaux internationaux est
nuisible à l'économie africaine, car elle implique des crédits
trop élevés pour les entrepreneurs locaux. Cet obstacle
empêche les petites et moyennes entreprises africaines d'exister,
par manque de financement.
Ensuite, les relations commerciales de la
zone CFA avec le reste de l'Afrique et du Tiers Monde se trouvent
handicapées par la politique de monnaie forte imposée par l'Europe
: le franc CFA étant surévalué par rapport aux autres monnaies
du Sud, les produits libellés en FCFA deviennent trop chers pour
ces pays. L'Afrique de la zone CFA se retrouve ainsi coupée des
marchés du Sud et condamnée à exporter des matières
premières bon marché vers le Nord (l'objectif final de l'Europe
étant évidemment la cotation des matières premières de la
zone CFA en euro et donc l'élimination de tout risque de change
pour son approvisionnement).
Enfin, le principe du compte d'opérations, à la base de tout le
système, implique pour l'Afrique de la zone CFA une rigueur
budgétaire exacerbée et des fuites massives de capitaux vers l'Europe,
ce qui représente pour la région une véritable
institutionnalisation de l'appauvrissement socio-économique.
Le principe du compte d'opérations est simple et s'appuie sur le
fait que la France est chargée de garantir la convertibilité
des deux monnaies. En contrepartie de cette garantie, les banques
centrales africaines (BCEAO, BEAC et BCC) doivent verser 65% de
leurs réserves de change (leurs avoirs extérieurs) sur un
compte du Trésor français appelé compte d'opérations. Chacune
des trois banques centrales de la zone CFA possède ainsi un
compte d'opérations ouvert à son nom par le Trésor français.
A l'origine, les banques centrales devaient verser 100% de leurs
avoirs extérieurs sur ce compte, mais depuis la réforme de 1973,
ce montant a été réduit à 65% (le reste devenant utile pour
le remboursement de la dette extérieure).
Le Trésor français, fort de ces réserves, est ensuite chargé
de fournir aux banques centrales les fonds dont elles ont besoin.
Selon le montant de ces besoins et celui des avoirs extérieurs
transférés vers le Trésor français, le compte d'opérations
se retrouve soit débiteur (les banques centrales africaines
doivent alors payer des intérêts au Trésor français), soit
créditeur (la France doit alors payer des intérêts aux pays
CFA).
De 1962 à 1980, le compte d'opérations
est largement excédentaire en faveur de l'Afrique (l'excédent
atteint jusqu'à 8,9% des réserves de change de la France).
Depuis lors, la tendance déficitaire s'est progressivement
accentuée, alors que les accords exigent qu'une situation
déficitaire soit rapidement corrigée. L'Afrique de la zone CFA
entre alors dans une double phase imposée d'austérité et d'évasion
de capitaux : alors que les plans d'ajustement imposent une
réduction des budgets publics, le déficit des comptes d'opérations
dicte la même conduite à des pays financièrement asphyxiés.
Parallèlement, alors que les revenus d'exportation sont
largement destinés au remboursement de la dette, une part
considérable de ce qu'il en reste sont versés sur les comptes d'opérations
déficitaires.
Entre 1986 et 1991, les cours des matières premières ont beau
chuter inlassablement, la zone CFA verse 65% de ses avoirs au
Trésor français. Un mécanisme tout particulièrement cynique
se met alors en route : "Au moment où les recettes d'exportations
garnissent les caisses de l'Etat français, les Africains
souffrent des affres du sous-développement et excellent dans la
mendicité de l'aide financière internationale généreusement
octroyée par la France en puisant dans leurs propres avoirs
extérieurs déposés en compte d'opérations ouverts à Paris."
(Agbohou, 1999, p. 70)
Le rôle de la France est ainsi on ne peut plus aisé dans ce
système, surtout qu'elle peut dans le même temps utiliser l'excédent
d'un pays pour boucher le déficit d'un autre. Parallèlement, la
France peut s'allier au FMI et pousser à ce que ces pays
adoptent des plans d'ajustement assainissant leurs finances
publiques -- la France appuiera par exemple en 1996 le putsch au
Niger d'Ibrahim Maïnassara contre le président Mahamane Ousmane,
devenu réticent envers les plans d'ajustement du FMI et de la
Banque mondiale (Agbohou, 1999, pp. 112-120). La santé et l'éducation
sont ainsi sacrifiées au nom d'une parité fixe à conserver (en
plus d'une dette à rembourser). On comprend mieux les
motivations françaises, lorsqu'en 1996 au Niger
Selon les statuts de l'accord, lorsque les
avoirs extérieurs sont jugés insuffisants pour combler le
déficit du compte d'opérations, la France peut décider
unilatéralement la dévaluation du franc CFA. C'est ce qu'elle
fait en janvier 1994 avec la dévaluation de 50% du franc CFA. Du
coup, 1 franc français qui valait 50 FCFA hier vaut 100 FCFA
aujourd'hui. Et les avoirs extérieurs versés par la zone CFA
sur le compte d'opérations doublent en valeur relative (le
compte d'opérations s'améliore de 11 milliards de francs
français en 1994).
En outre, l'aide publique au développement (APD) versée par la
France en franc français double de valeur en franc CFA (1
million de francs français équivalent désormais à 100
millions de CFA, contre 50 millions avant la dévaluation).
Une nouvelle fois, les intérêts de la France sont en phase avec
les politiques d'ajustement du FMI et de la Banque mondiale. En
effet, les plans d'ajustement débutent traditionnellement par
une double thérapie de choc : la hausse des taux d'intérêt (pour
attirer le capital international) et la dévaluation.
Le but de la dévaluation est d'accentuer la compétitivité des
exportations : vu que les matières premières sont cotées en
dollar, elles deviennent moins chères pour l'extérieur et donc
plus alléchantes après une dévaluation (en effet, alors qu'avec
1 franc français on pouvait acheter un ananas de 50 FCFA, depuis
la dévaluation on peut acheter deux ananas avec le même franc).
Parallèlement, un pays exportateur gagnera le double en monnaie
nationale pour un même produit après une dévaluation de 50% (la
valeur du dollar en franc CFA étant deux fois plus élevée qu'avant
la dévaluation, l'exportation d'un baril de pétrole à 25
dollars rapportera 17 500 FCFA après la dévaluation, alors qu'il
ne rapportait initialement que 8 750 FCFA).
Le problème est que simultanément, le
prix des importations augmente d'autant, ce qui peut engendrer un
déficit de la balance commerciale et une inflation importée (il
faut 100 000 FCFA pour importer un produit de 1 000 FRF, alors qu'il
ne fallait que 50 000 FCFA avant la dévaluation). C'est
précisément ce qui affecte les pays de la zone CFA en 1994 : le
prix des produits alimentaires et des produits importés augmente
de plus de 50% et celui des carburants de 20 à 30%.
Heureusement, les cours des matières premières reprennent
quelques couleurs en 1995-1996 (hausse de 25% des produits de
base non pétroliers entre 1993 et 1996), ce qui stabilise
temporairement le déficit commercial.
Mais la brutalité du choc ne laisse pas
tout le monde indemne : si l'augmentation des prix dépasse 50%,
celle des salaires ne dépasse pas 15%, ce qui aboutit à une
chute du pouvoir d'achat relatif des populations.
En outre, vu que le franc CFA a perdu la moitié de sa valeur, l'importateur
français peut acheter deux ananas pour 50 FCFA au lieu d'un seul
avant la dévaluation, ce qui contraint les pays de la zone CFA
à exporter le double de produits pour acquérir une même somme
de devises étrangères. Cela aboutit à une dilapidation des
ressources naturelles et à des dégâts environnementaux
considérables (déforestation, monocultures industrielles
détruisant les terres cultivables, etc.).
Enfin, l'investissement réel n'est en rien stimulé par une
telle mesure, bien au contraire : l'augmentation du volume des
exportations de produits primaires ne répond pas à une
croissance de la demande dans les pays riches, tandis que les
investisseurs doivent importer des biens d'équipement à des
prix croissants, ce qui les décourage. A l'arrivée, l'effet de
dopage sur le volume des exportations prophétisé par le FMI ne
se vérifie guère sur le terrain et la sous-industrialisation du
continent se perpétue.
Le peu d'investissements privés étrangers
qui s'opèrent au sein de la zone CFA ne sont d'ailleurs que peu
profitables à l'économie locale : l'accord de coopération
monétaire entre le franc français et le FCFA implique une
liberté totale des transferts de capitaux entre les deux zones.
Cette liberté aboutit à un rapatriement massif des bénéfices
des investisseurs étrangers vers leur maison-mère et à un
exode des revenus des ménages expatriés vers leur pays d'origine
: entre 1970 et 1993, alors que les investissements étrangers s'élevaient
à 1,7 milliards de dollars, le rapatriement des bénéfices et
des revenus d'expatriés s'est élevé à 6,3 milliards. Les
rapatriements ont donc été quatre fois supérieurs aux
investissements (Agbohou, 1999, p. 87).
Une telle réalité a évidemment le don de tuer tout espoir de
constitution d'une épargne locale, pourtant indispensable au
développement de l'Afrique. Le pire est que ce système aboutit
à une véritable institutionnalisation durable de la fuite des
capitaux africains (d'où déficit de la balance des paiements,
endettement, dépendance envers l'extérieur et sous-développement).
En résumé, les quatorze pays africains de la zone CFA sont privés d'autonomie monétaire, condamnés à l'austérité, aux hauts taux d'intérêts et aux dévaluations à répétition, impuissants face à l'exode massif des capitaux et privés d'investissements productifs. Limités à l'exportation de matières premières vers l'Europe, ces pays sont coupés du reste du Sud, dépendants de fluctuations extérieures et condamnés à affecter leurs avoirs extérieurs au remboursement de la dette et au compte d'opérations. Sans capacité budgétaire, comment s'étonner que les pouvoirs publics ne peuvent garantir l'éducation, la santé et l'alimentation aux populations locales ?
Bibliographie aux éditions
SYLLEPSE Auteur : Mise à nu des marchés financiers (2002)
Auteur : Sortir de lBibliographie aux éditions SYLLEPSE
Auteur : Mise à nu des marchés financiers (2002) Auteur :
Sortir de limpasse (2002) Auteur : Afrique : abolir la
dette pour libérer le développement (2001) Auteur : Le Bateau
ivre de la mondialisation (2000)
Biographie - Amaud Zacharie est chargé d'études au CADTM,
diplômé d'études approfondies en Relations internationales,
diplômé d'études approfondies en Affaires européennes et
diplômé en Communication.
La source : http://users.skynet.be/cadtm/pages/francais/cfa.htm
Nlle adresse: CADTM (www.cadtm.org
comité pour l'annulation de la dette du tiers monde
comite por la anulación de la deuda del tercer mundo
committee for the abolition of the third world debt