DEVOIR DE MEMOIRE

( Première Partie)

 

L’histoire de la République Centrafricaine indépendante peut se décomposer en trois grandes parties dont les repères sont :

Je me propose ici, à travers cet aperçu historique, de participer à la compréhension, par une démarche basée sur des faits, de la période qui a précédé la Transition Consensuelle afin d’éviter à notre pays certains moments sombres de son existence. Je n’ai pas le don d’ubiquité pour prétendre vivre tout ce qui s’est passé dans notre pays pendant cette période. Je ne suis pas non plus un historien patenté pour prétendre être le mieux indiqué pour fixer pour l’avenir, tout un pan de l’histoire du Centrafrique. Toutefois, je m’en voudrais de ne pas témoigner ici de ce que j’ai vu, de ce que j’ai entendu et ce de que j’ai perçu. " Il y a deux histoires : l’histoire officielle, menteuse, puis l’histoire secrète, où sont les véritables causes des évènements ". Tout en partageant cette pensée d’Honoré de Balzac, j’affirme tout de suite que je n’ai nullement l’intention de " remuer un couteau  dans une plaie " qui se cicatriserait, ni aller à contre-courant des efforts que nous devons entreprendre pour nous réconcilier véritablement. Je voudrais lutter contre l’oubli, lutter contre le mensonge, lutter contre la manipulation. Car tout peuple qui oublie son passé est condamné à le revivre, comme le dit le poète américain Santayana.

Au lendemain de l’acceptation par le régime du Général André KOLINGBA du pluralisme politique et syndical au début des années 90, l’Opposition politique, la Société Civile Centrafricaine et les Travailleurs, organisés dans les Centrales Syndicales, ont engagé des luttes pour l’instauration de la Démocratie. Partout en Afrique, la Conférence Nationale Souveraine était apparue comme la voie incontournable pour y parvenir. Pourtant, en 1980 déjà, le génie centrafricain avait eu à initier le " Séminaire National de Réflexion ", véritable " conférence nationale souveraine "…

Le cadre de travail et de lutte a été le Comité de Coordination pour la Convocation de la Conférence Nationale Souveraine (CCCCN). Le CCCCN, présidé par M. Aristide SOKAMBI et appuyé par la communauté internationale - comme en témoigne la participation à la marche du 1er Août 1992 de l’Ambassadeur des Etats-Unis à Bangui, M. SIMPSON, muté plus tard au Zaïre de MOBUTU -, boycotta et appela par tous les moyens au boycott du Grand Débat National (GDN). Pour le Rassemblement Démocratique Centrafricain (RDC), ses alliés et le Forum Civique (FC) du Général Timothée MALENDOMA, au regard de la spécificité du contexte politique centrafricain, le Grand Débat National était le type de forum approprié. L’une des premières victimes de cette lutte pour la Démocratie, sinon, la première victime aura été le Docteur CONJUGO, mort le 1er Août 1992 au cours des manifestations de protestation contre l’ouverture du Grand Débat National (GDN). M. Jacques MBOSSO en a été le président.

Fer de lance dans cette lutte, les Travailleurs, sous la direction des responsables syndicaux les plus en vue, M. Théophile SONNY- COLE et M. Jackson MAZETTE, engagèrent des actions multiformes et les grèves illimitées eurent pour conséquences la désorganisation de l’économie et l’assèchement des ressources de l’état : treize mois d’arriérés de salaires pour les fonctionnaires et agents de la Fonction Publique à la veille des élections de 1992.

La grande pagaille observée dans l’organisation de ces consultations amena toute la classe politique à demander leur annulation et la mise en place du Conseil National Politique Provisoire de la République (CNPPR), structure aux pouvoirs non clairement définis mais qui, en faisant cohabiter le Général André KOLINGBA, le Professeur Abel GOUMBA, le président David DACKO, M. Ange Félix PATASSE, aura eu le mérite de permettre au pays d’attendre dans un calme relatif l’organisation des nouvelles élections en 1993. La création de ce Conseil de la République marquait l’agonie du CCCCN et le coup de grâce aura été la candidature aux élections présidentielles de M. Ange Félix PATASSE, candidat du MLPC. L’Opposition politique et la Société Civile mirent alors en place un nouveau cadre de travail : la Concertation des Forces Démocratiques (CFD), placée sous la présidence du Professeur Abel GOUMBA.

Le front syndical, miné par une guerre de leadership vit voler en éclat son unité et Jackson MAZETTE, Secrétaire Général de la Fédération Syndicale des Enseignants de Centrafrique (FSEC -USTC) et membre du Bureau Politique du MLPC et ses amis quittèrent l’Union Syndicale des Travailleurs de Centrafrique (USTC), la première Centrale syndicale du pays pour créer l’Organisation des Syndicats Libres du Secteur Public (OSLP). Le Secrétaire Général, Théophile SONNY –COLE aura compris par cette scission, l’alignement politique de l’un de ses Secrétaires Généraux de Fédérations syndicales qui composent la centrale U S T C.

Parmi les faits majeurs qui ont ponctué la campagne électorale en1993, on peut retenir le fameux "  MBI GA AWE ! "(je suis de retour !) de PATASSE et la promesse de faire battre la monnaie en Centrafrique, l’ exaltation de la paix ou " SIRIRI " de KOLINGBA et la longue diatribe " philosophique " en Sango, contre la paix d’Eloi ANGUIMATE, président de la Convention Nationale (CN). Grâce à M. Nestor KOMBO –NAGUEMON (paix à son âme), précédemment Ambassadeur de la République Centrafricaine en Allemagne et président du Parti Libéral Démocrate (PLD), le Rassemblement Démocratique Centrafricain (RDC), entra en possession d‘un film réalisé en Allemagne, faisant état des accointances de PATASSE avec des milieux mafieux…Des images de PATASSE assorties de la croix gammée circulaient pour attirer l’attention des électeurs sur la nécessité du bon choix…Les militants du MLPC, très actifs, se faisaient confectionner eux-mêmes des tee-shirts à l’effigie de leur leader ou photocopiaient sur du papier A4 la photo du " Grand Camarade ". Cet engagement n’était pas loin de ce fanatisme des partisans de l’Ayatollah Khomeiny en Iran, lors de la chute du Shah…

C’est dans ce contexte que M. Ange -Félix PATASSE, candidat du Mouvement de la Libération du Peuple Centrafricain (MLPC) de retour au pays en 1992, après dix années d’exil au Togo, a remporté au second tour les élections présidentielles du 19 Septembre 1993, face au Professeur Abel GOUMBA, candidat de la Concertation des Forces Démocratiques (CFD). Le Général André KOLINGBA au pouvoir, arrivait au premier tour, après les présidents David DACKO, Abel GOUMBA et Ange -Félix PATASSE.

Alors que David DACKO avait été chassé du pouvoir par la force le 1er Janvier 1966, l’empereur BOKASSA 1er écarté de son trône par l’Armée Française qui avait ramené David DACKO par l’opération Barracuda le 19 Septembre 1979 et un peu plus tard, le Général François BOZIZE chassant le président Ange -Félix PATASSE le 15 Mars 2003, il y a peut être lieu de dire que l’un des premiers fruits de la Démocratie aura été ce premier changement au plus haut sommet de l’Etat et qui avait eu lieu dans le calme. Un président sortant avait eu à organiser la cérémonie d’investiture d’un président entrant...

L’avènement de PATASSE à la magistrature suprême de l’Etat était porteur d’espoirs : espoir des travailleurs en activité qui, par des grèves illimitées, ont accusé près de treize mois d’arriérés de salaire et galvanisés par la victoire, sont déterminés à relever le défi du développement et ont repris sans conditions le travail ; espoir des étudiants dont les arriérés de bourse ont été assimilés à une " goutte d’eau " (sic) ; espoir des travailleurs à la retraite dont les pensions n’étaient plus une priorité du Trésor Public ; espoir dans les villages, dans les provinces qui attendaient enfin l’enlèvement des produits agricoles…Espoir pour tout le peuple qui aspirait à conjuguer les cinq verbes du MESAN de Barthélemy BOGANDA, à savoir : se nourrir, se soigner, se vêtir, s’instruire et se loger.

Après les illusions de l’indépendance de 1960, enfin l’espoir pouvait être permis avec le " Changement " de 1993. Car les dérives et égarements que le pays avait connus pouvaient s’expliquer, dans une large mesure

par la non préparation à cette indépendance. Visionnaire à l’époque déjà, Abel GOUMBA s’était élevé, le 14 Août 1960 en ces termes, devant l’Assemblée nationale : " L’indépendance ne nous permettra pas de résoudre les problèmes complexes que pose l’évolution des territoires africains, surtout lorsqu’il s’agit d’une indépendance nominale, surtout lorsqu’il s’agit d’une indépendance qui ne repose sur aucun développement économique viable, sur aucune structure administrative et technique issue du pays." Il avait raison et ce n’est pas étonnant que certains compatriotes évoquent aujourd’hui, avec nostalgie, " le temps béni des colonies"…

En 1993, le peuple de Centrafrique a témoigné de sa maturité politique à travers cette première alternance politique. Les compétences nationales ne sont pas ce qu’elles ont été au lendemain de l’Indépendance et grâce à une réelle volonté politique, l’utilisation rationnelle de toutes les potentialités pouvaient permettre au pays de " bien partir "…après le faux départ de 1960 !

Essayons de comprendre, à partir de certains faits et évènements, comment nous avons tous, à des degrés divers et de manière consciente ou inconsciente, causé du tort à notre pays.

22 Octobre 1993 :

Le Général André KOLINGBA, président battu et sortant, organise l’investiture de M. Ange -Félix PATASSE, président élu et entrant. Fait anodin, mais plein de signification, PATASSE lève la main gauche pour prêter serment sur la Constitution de la République, contrairement à la loi.

A partir de cette date-là, Radio- Centrafrique diffusait quotidiennement la liste des nouveaux " gouvernants " et le sport favori de l’homme de la rue et surtout des fonctionnaires et agents de l’état était de suivre le "  journal parlé " de 13H00 où une large part était consacré à la lecture des décrets de nomination et de révocation. Les nouveaux critères de responsabilisation dans la Fonction Publique ainsi que pour les Sociétés d’Economie Mixte ou Sociétés d’Etat étaient : avoir la carte du MLPC, militer syndicalement à l’O S L P ou appartenir à une région ou un parti favorable au nouveau pouvoir, au détriment des critères objectifs. Au niveau du département de l’Education Nationale, des surveillants généraux des lycées et collèges qui sont des instituteurs ou instituteurs -adjoints ayant abandonné l’enseignement pour des tâches administratives depuis plusieurs années, ont été renvoyés dans les écoles. La plupart de ces fonctionnaires " brimés " étaient pour la plupart, originaires des régions  dites hostiles au nouveau pouvoir. Du jour au lendemain, certaines compatriotes se muèrent en vendeuses d’huile de palme car elles seules pouvaient s’approvisionner en cette matière première localement, à Bossongo. Les autres devraient traverser l’Oubangui pour s’approvisionner à Zongo, au Zaïre (R .D. Congo)…Les Forces de Défense et de Sécurité " furent mises au pas du Changement ". Les Forces Armées Centrafricaines (FACA) connurent une certaine purge : dissolution de l’Escadron Blindé Autonome (EBA) dont les éléments, formés pour la plupart à Gbadolite (Zaïre), furent dispersés dans les autres régiments et surtout, détachés dans l’arrière-pays pour combattre les "ZARAGUINA " ou " coupeurs de route ", nomination des Chefs de Corps, des Adjoints des Chefs de Corps ou des Chefs de bureau sur avis et/ou proposition du Bureau Politique du M L P C. Selon une idée largement répandue, sous l’ancien régime, les EBA ou " bérets bleus " recevaient des instructions d’un Chef de Corps qui ne s’exprimait que dans sa langue maternelle… La nouvelle génération d’officiers issus des académies militaires de Bouaké en Côte-d’Ivoire, de Saint-Cyr en France, de West -Point aux Etats-Unis etc va être confinée dans les seconds rôles au profit de la génération " ESFOA " de Bouar…

14 Janvier 1994 :

Le changement de parité entre le FCFA et le FF est venu frapper de plein fouet la moribonde économie centrafricaine. Contrairement aux autres Travailleurs de la zone CFA qui ont manifesté pour demander des mesures d’accompagnement liées à la dévaluation du FCFA, les Travailleurs centrafricains n’ont pas réagi en toute responsabilité... Un dialogue aurait pu être engagé sérieusement avec les partenaires sociaux en vue de conclure un pacte social qui inclurait une modalité d’apurement des arriérés de salaires. On a assisté, par contre à des manœuvres dilatoires consistant à faire des promesses pour troquer les arriérés des salaires contre les matériaux de construction (sacs de ciment, fers à béton etc.). Parallèlement, des Travailleurs proches du Pouvoir se faisaient payer leurs arriérés de salaires grâce à un circuit savamment mis en place.

1er Mai 1994 :

Cette fête du Travail a été l’occasion de " récompenser " tous les syndicalistes pour le rôle décisif qu’ils ont joué pour l’avènement du Changement. N’était-il pas plus facile d’offrir des médailles que d’éponger les arriérés de salaires, surtout que les récipiendaires devaient acheter ces médailles ?

Année 1995 :

En plus des treize mois d’arriérés de salaires, " héritage " du régime KOLINGBA, trois nouveaux mois ouvrés et non payés sont venus aggraver la situation sociale des Travailleurs. La Bourse du Travail, lieu de rassemblement des Travailleurs et qui a été désertée depuis le Changement, commença à ne plus désemplir aux assemblées générales des samedi. Car " le lait et le miel ne coulaient pas dans tous les gosiers ", selon la célèbre formule du sociologue et homme politique, le regretté Alphonse BLAGUE.

En vue de désamorcer la tension sociale, très perceptible au niveau des enseignants au milieu de cette année 1995, des pourparler " tactiques " furent initiés par le Gouvernement et le Premier Ministre KOYAMBOUNOU, ancien syndicaliste, a cru devoir conduire personnellement les débats à la fin du mois d’Août 1995. L’objectif inavoué étant de garder aussi longtemps que possible les représentants syndicaux autour de la table des négociations pour éviter une grève en cette rentrée scolaire 1995-1996…Objectif atteint ou presque…

A la fin de l’année 1995 et au début de l’année 1996, la situation sociale était explosive. La " Grande Muette " commençait, de son côté à donner de la voix.

La mise en place par l’Assemblée Nationale de la Commission d’Enquête et d’Audit pour faire la lumière sur la gestion du régime KOLINGBA pouvait-elle, à elle seule, justifier ce qui allait advenir ?

La mise en place de cette Commission, aussi légitime soit-elle, n’avait-elle pas été une stratégie pour détourner l’attention sur les véritables problèmes de l’heure ?

Certains titres du quotidien " Le Novateur ", paru à l’époque, résumaient assez éloquemment l’état du pays : " Epuration Ethnique à l’Education nationale ", " Malaise au sein des FACA ", " Marche de protestation des Enseignants " etc…Les délégués aux Etats Généraux de la Défense Nationale ont pu assister en Août 1996, à la passe d’armes entre le Commandant Charles MASSI et M. Jean-Jacques DEMAFOUTH, Responsable du Centre National de Recherches et d’Investigations (CNRI) sur les moyens colossaux mis à la disposition de cette structure et ont appris avec stupeur, les ordres donnés par le Commandement aux militaires en campagne contre les " ZARAGUINA " de " gérer parcimonieusement " (sic) leurs munitions alors qu’ils étaient à court de munitions quelques mois plutôt…

(A SUIVRE)

Clotaire SAULET –SURUNGBA (" clotairesauletsurungba@wanadoo.fr " )