L'Afrique orpheline
DEBAT/J.-P. NGOUPANDE

" L'Afrique sans la France " (1) est le titre du livre que publie le Centrafricain Jean-Paul Ngoupandé. Il a exercé les fonctions de premier ministre de juin 1996 à janvier 1997 avant d'être limogé par le président Félix-Ange Patassé. En 1998, il a été élu député d'opposition à Dekoa, circonscription rurale du centre du pays, et s'est présenté aux élections présidentielles de 1999. Il fait de fréquents séjours à Paris, notamment pour échapper à l'insécurité qui règne dans son pays.
Par : Propos recueillis par CHRISTOPHE LUCET

" SUD-OUEST ". - La France n'était pas représentée

au plus haut niveau pour les obsèques de Léopold Sédar Senghor. Est-ce une preuve de plus du désintérêt de la France pour l'Afrique ?
JEAN-PAUL NGOUPANDE.
- Ce qui a le plus choqué les Sénégalais est la comparaison avec la mobilisation exceptionnelle qui avait marqué les obsèques de Félix Houphouët-Boigny le 7 février 1994. Le président Mitterrand, le premier ministre Balladur, le président de l'Assemblée nationale, tous les anciens premiers ministres, l'ancien président Giscard d'Estaing, bref, tout le gratin politique français s'était déplacé à la cathédrale de Yamoussoukro. Je crois que la relative absence française pour les obsèques de Léopold Sédar Senghor marque vraiment la fin d'une époque. Mais il ne sert à rien que les Africains prennent l'effet pour la cause. Et cette cause, c'est la perte d'intérêt pour un continent qui n'a pas pris le train de la mondialisation.
" S-O. ". - L'Afrique devrait s'en prendre à elle-même ?
J.-P. N.
- Je dis qu'au lieu de pleurer, les Africains devraient tout faire pour redevenir intéressants. En 1960, l'Afrique pesait 10 % du commerce mondial, contre 1,5 % aujourd'hui, dont la moitié pour la seule Afrique du Sud. Depuis la fin de la guerre froide, l'Afrique n'est plus un enjeu et elle s'enferre dans les conflits, la corruption, la mauvaise gestion tandis qu'on ne parle que de massacres interethniques, de sida, de famine. On parle à son propos d'acharnement thérapeutique, de puits sans fond. Même l'humanitaire ne fait plus recette. Seule la France tentait encore de plaider en notre faveur, mais nous n'avons pas su nous adapter.
" S-O. ". - Quels sont les signes concrets de ce désintérêt français ?
J.-P. N.
- La multilatéralisation de l'assistance financière a été un signe capital. C'est la fameuse " doctrine Balladur " : la France n'intervient plus que dans le cadre des accords multilatéraux passés avec les organismes internationaux. Autre signe : l'absence de réaction de l'armée française en Côte d'Ivoire lors du coup d'Etat du général Gueï il y a deux ans. Ce retrait militaire avait déjà touché mon pays, le Centrafrique, avec la fermeture de la base de Bouar.
" S.-O. ". - Accablez-vous la France de ce retrait ?
J.-P. N.
- Non. Elle estimait qu'elle ne pouvait plus continuer à mettre la main à la poche. Dans ma circonscription rurale, j'entends souvent les paysans dire que " depuis que les Blancs sont partis, il n'y a plus d'argent ". Le constater, ce n'est pas vouloir qu'elle revienne et que tout soit comme avant. Mais entre les liens spéciaux et le sauve-qui-peut, il y a un moyen terme. Je ne regrette pas les cadres unitaires hérités de la colonisation, même s'ils avaient permis de contenir les forces centrifuges du tribalisme. Mais les Africains doivent reconnaître que l'ouverture démocratique a échoué. Et l'ensemble de l'Afrique est orpheline de la France. Mon livre est un moyen d'inciter nos amis français au réalisme : le délitement d'un continent de 800 millions d'habitants bordant la Méditerranée est un problème européen. Savez-vous que sur les vingt-deux terroristes les plus recherchés par les Américains figurent douze Africains dont quatre d'Afrique subsaharienne ?
" S.-O. " - Que doit faire l'Europe ?
J.-P. N.
- Il faut qu'elle regarde à la loupe la situation des cinquante-trois pays africains et appuie à fond les plus sérieux pour qu'ils servent de contre-exemples. A La Baule en 1990, Mitterrand avait promis le soutien de la France à ceux qui iraient vers la démocratie. Certains ont pris ces propos au sérieux. Au Bénin, par exemple, la démocratie fonctionne assez bien. C'est un pays qu'il faut aider. Même chose pour le Sénégal, le Mali, le Kenya, la Tanzanie, le Mozambique ou l'Ouganda. Si la communauté internationale donnait des signes forts, les seigneurs de la guerre changeraient sûrement de comportement.
" S.-O. ". - La guerre civile qui ravage le Centrafrique a-t-elle été causée par le départ des Français ?
J.-P. N.
- Il y a une coïncidence car la France calmait le jeu. Je vis dans une région d'intolérance. C'est d'autant plus dommage que nous n'avons pas trois siècles de conflits raciaux derrière nous comme l'Afrique du Sud, qui réussit pourtant à tourner la page.
" S.-O. ". - Etes-vous personnellement menacé par l'insécurité dans votre pays ?
J.-P. N.
- Officiellement, aucune mesure ne me frappe mais, à Bangui, ma sécurité est plus que compromise. En tant que député d'opposition, on est une cible. En Centrafrique, la violence et l'insécurité empêchent la vie démocratique et, à dire vrai, la vie devient invivable.

(1) " L'Afrique sans la France ", aux Editions Albin Michel, 392 pages, 21,50 E (141 francs). Jean-Paul Ngoupandé est aussi l'auteur d'une " Chronique de la crise centrafricaine de 1996-1997, le syndrome Barracuda ", aux Editions L'Harmattan (1997).
Origine : Sud-Ouest du 10 janvier 2002, http://www.sudouest.com/100102/une.asp?Article=100102a71445.xml