Une orpheline majeure [critique de L'Afrique sans la France par Stephen Smith (Le Monde)]
Jean-Paul Ngoupandé dresse un tableau sévère d'une Afrique tardivement décolonisée.

L'AFRIQUE SANS LA FRANCE - Histoire d'un divorce consommé de Jean-Paul Ngoupandé. Albin Michel, 395 p., 21,50 €.

Ce livre, le plus lucide de tous ceux parus en ces temps nouveaux de la "postcolonie" en Afrique francophone, assène des vérités bonnes à dire. Il rapporte, aussi, cette anecdote : en 1965, bénéficiaire d'une invitation aux Etats-Unis, l'auteur envoya depuis San Francisco un mandat et un costume à son père, resté au village en Centrafrique, "en pleine brousse". En dix jours, via la capitale, Bangui, et le chef-lieu d'une sous-préfecture, Dékoa, l'envoi parvint à destination, le préposé de la poste ayant parcouru à vélo les derniers 25 km. Trente-sept ans plus tard, les Centrafricains vivant en France apportent eux-mêmes leurs lettres à Roissy, pour les confier aux passagers de l'unique vol hebdomadaire desservant encore leur pays, et Jean-Paul Ngoupandé défie, sans risque, ses compatriotes de lui "démontrer qu'on peut encore envoyer un mandat qui irait de Bangui jusqu'à nos villages, même les plus proches de la capitale".

Triste Afrique ? Pas vraiment. "Le mur des lamentations africaines ? Merci pour moi, je n'y vais plus", affirme l'auteur, et il tient parole. Pour la première fois, un responsable africain - ambassadeur, ministre, chef d'un éphémère gouvernement d'union nationale et, aujourd'hui, député de l'opposition en exil à Paris - dresse un tableau sans complaisance de ce qu'est devenu l'ancien "pré carré" de la France sur le continent. Longtemps sous tutelle tricolore, encore bien après "l'indépendance du drapeau", les ex-colonies ont-elles été abandonnées ? Indéniablement, répond l'auteur, mais en expliquant, sans sanglots : "Il était normal que les liens issus du pacte colonial se distendent." En revanche, ce qui lui paraît moins normal que cette normalisation, c'est que les "devoirs de l'indépendance" n'aient pas été assumés par les Africains. Après le soleil des indépendances, "le soleil de la démocratisation ne brille plus", constate Jean-Paul Ngoupandé.

Le réquisitoire est sévère. L'auteur reproche aux Africains leur nombrilisme identitaire, leur "business tribal", un ego hypertrophié, sans rapport avec le poids réel de leur continent. Celui-ci représentait, en 1960, 9 % du commerce et de la population du monde. Aujourd'hui, l'Afrique compte 13 % de la population mondiale, mais seulement pour 1,5 % des échanges internationaux. Pourtant, jusqu'à la fin des années 80, "le continent qui colle aux fesses de l'Europe" a été le plus assisté, avec 31$ par an et par tête d'habitant. Mais cette aide, perçue comme un dû, est "partie en fumée". L'Afrique croule sous le fardeau d'une dette "d'autant plus lourde qu'elle n'a pas servi à produire de la richesse". Elle emploie ses forces armées comme "instrument du suicide collectif". Or, comme l'expliquait Jean-Paul Ngoupandé déjà en 1996, dans sa déclaration d'investiture de premier ministre, "si un étranger te met un fusil entre les mains et te dit : "Tue ton père, ta mère et tes frères", et si tu t'exécutes, ce n'est pas la faute de l'étranger, c'est ta faute à toi".

Bien écrit et documenté, ce livre est un argumentaire miraculeusement sorti du ghetto africain (qui est aussi un ghetto d'édition). Il n'accable pas l'Afrique par goût de posture. Si l'auteur comprend "la lassitude qui gagne le monde extérieur", à commencer par la France "qui n'a plus envie de se mettre en première ligne pour éteindre les feux que nous allumons", il avoue aussi son désarroi, face à un afro-pessimisme qui aurait "atteint un degré tel que la recherche permettant au moins d'expliquer ce qui ne va pas serait superflue". D'un sombre brio, Jean-Paul Ngoupandé soutient le contraire.

Stephen Smith
Jean-Pau
Article paru dans l'édition du 17 mai 2002, diffusé le 16 mai 2002 - Le Monde

A lire :
-
L'Afrique suicidaire, par Jean-Paul Ngoupandé
-
Ils en parlent - "L'Afrique sans la France"


Actualité Centrafricaine - Dossier 9