Centrafrique,
des militaires français au dessus des lois
Par
La rédaction de
Mondafrique.com
Il faudra aussi que la Centrafrique coupe le cordon ombilical avec l’ancienne
puissance coloniale et ses envahissants voisins. Et on se prend à rêver que la
Cour pénale spéciale, ce tribunal mixte mis en place pour juger les crimes les
plus graves commis depuis 2003 n’appellera pas seulement à la barre Bozizé ou
les chefs de la Seleka, mais aussi les puissances étrangères qui se sont
ingérées dans la crise centrafricaine et dont la responsabilité est patente.
C’est sans doute un doux rêve mais qu’importe, il n’est pas interdit de réclamer
justice.
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Trois
juges d’instruction ont rendu un non-lieu dans l’affaire des viols des enfants
centrafricains par des militaires français. Dans sa chronique, l'écrivain Thomas
Dietrich revient sur le bilan peu glorieux de la France en
Centrafrique
Au
plus fort de la crise centrafricaine et de l’opération Sangaris (2500 soldats
hexagonaux déployés dans ce pays), des enfants furent présumés victimes d’abus
sexuels de la part de militaires français, en échange de rations de nourritures
ou de quelques centaines de Francs CFA. Il fallut les révélations d’un journal
étranger, le britannique Guardian,
pour qu’une enquête soit ouverte à Paris, puis close le 15 janvier 2018, comme
si rien ne devait venir altérer l’image d’Epinal d’une France protectrice d’une
de ses anciennes colonies, la République Centrafricaine.
Chemins
de traverse
Le
plus surprenant dans ce chapitre judiciaire, c’est qu’en rendant ce non-lieu,
les magistrats ne sont même pas persuadés de l’innocence des militaires
incriminés. « Il
ne peut être affirmé à l’issue de l’information qu’aucun abus sexuel n’a été
commis », a souligné
le parquet. Mais si les chemins de traverses de la procédure lui
permettent de classer l’affaire sans trancher sur le fond, personne ne pourra
remettre sérieusement en cause le témoignage accablant de dizaines d’enfants
centrafricains, victimes des pires sévices par des soldats censés les protéger.
Et de là à penser qu’une fois de plus, la justice française s’est rendue
complice des agissements douteux de l’Etat français en Afrique, il n’y a qu’un
pas.
Déjà,
la colonisation en RCA avait atteint des sommets de monstruosité, des dizaines
de milliers de pauvres hères étant réduits en esclavage, forcés de récolter le
coton ou le latex servant à fabriquer le caoutchouc. Le roman "Batouala" de René
Maran, prix Goncourt 1921, se fait le témoin fidèle des exactions des colons sur
une population démunie. Après l’indépendance accordée en 1960, la France ne
renonça pas à son emprise sur ce pays. Du soleil des indépendances, la
Centrafrique fut transportée au cœur des ténèbres de la
« Françafrique ». Valery Giscard d’Estaing cautionna et finança les
extravagances de Jean-Bédel Bakossa, un ancien soldat de la Coloniale qui se
prenait pour Napoléon Ier, allant jusqu’à reproduire le couronnement du
vainqueur d’Austerlitz dans la moiteur de Bangui. De 1981 à 1993, le président
André Kolingba ne prenait aucune décision sans en référer au colonel
français Mansion, qui occupait un bureau voisin du sien à la Présidence (tout en
travaillant pour la DGSE). En 2003, Jacques Chirac donna son feu vert au
renversement d’Ange-Félix Patassé et à son remplacement, avec l’aide du Tchad,
par son ancien chef d’état-major, François Bozizé.
L’on
pourrait croire que ces dernières années et notamment depuis le déclenchement de
la guerre civile en 2012, le rôle de la France a été plus positif en
Centrafrique. La vérité communément admise par l’opinion est celle serinée à
tout bout de champ par l’ancien président François Hollande, et volontiers
reprise par les médias. La France ne serait intervenue en Centrafrique que pour
« sauver des
vies humaines », pour « éviter un
drame humanitaire ». Laurent Fabius, alors ministre des affaires
étrangères, avait même affirmé en novembre 2013 que la Centrafrique « était au
bord du génocide » entre chrétiens et musulmans et que la
déclenchement d’une opération militaire était nécessaire pour mettre fin à cette
folie meurtrière.
Sauf
que la lecture interconfessionnelle du conflit centrafricain ne résiste pas à
l’épreuve des faits ; pas plus que le mythe qui voudrait que la France soit
un deus ex machina venu sauver les Centrafricains de leurs propres turpitudes.
Au contraire, les décisions de François Hollande et de son indispensable
ministre de la défense Jean-Yves Le Drian ont contribué à précipiter ce grand
pays d’un peu moins de 5 millions d’habitants dans d’insondables
abymes.
Revenons
en 2012
En
2012, François Bozizé était alors au pouvoir depuis près de 10 ans. J’ai bien
connu la Centrafrique de ces années-là, pour avoir longtemps séjourné à Bangui
entre 2009 et 2011. La capitale était tranquille, les salaires de la fonction
publique régulièrement payés ; sauf que le régime devenait de plus en plus
autoritaire, suite à des élections législatives boycottées qui avaient donné 100
% des sièges au parti au pouvoir, le KNK (Kwa na Kwa). Le président en place
songeait à faire modifier la constitution pour pouvoir se représenter. Au nord
et à l’est, des rébellions faisaient entendre leurs bruits de bottes. Surtout,
François Bozizé avait maille à partir avec à peu près tout le monde. Nicolas
Sarkozy avait peu apprécié ses ruses et sa cupidité dans l’affaire de
l’exploitation du gisement d’uranium de Bakouma par Areva. Et le Tchad, son
voisin et protecteur, venait de retirer ses soldats de la garde personnelle du
président centrafricain.
Il
y avait de multiples raisons à ce revirement d’Idriss Deby, au pouvoir depuis
1990 à Ndjamena. Des commerçants tchadiens avaient été victimes d’une émeute au
PK5 (quartier à majorité musulmane de Bangui), au mois de juin 2011, et Deby
avait peu apprécié que le pouvoir centrafricain ne vole pas à leur secours. Mais
surtout, le président tchadien avait des visées hégémoniques sur la
Centrafrique. Après avoir défait sa propre rébellion en 2010 et profitant de la
place vacante laissée par la mort de Kadhafi, Deby s’était vu comme le nouveau
maître de l’Afrique, ou tout du moins de l’Afrique centrale. Il entendait faire
main basse sur ce pays frontalier qu’il considère comme « la
24ème région du Tchad » ; et tirer profit des immenses
richesses de son sous-sol, uranium, or, diamants, manganèse, coltan mais aussi
pétrole. En effet, les champs pétrolifères de Doba, au sud du Tchad, ne se
révélaient pas aussi riches que prévus et Idriss Deby lorgnait sur le gisement
de Boromata, au nord-est de la Centrafrique, dans une préfecture de
Bamingui-Bangoran frontalière du territoire tchadien.
Le
pacte avec le diable...Déby
Un
événement allait précipiter la réalisation du plan de Deby et convaincre
définitivement ses alliés français d’y participer. Fin 2012, à plusieurs
milliers de kilomètres à l’ouest, au Mali, les djihadistes d’AQMI (Al-Qaeda au
Maghreb Islamique) se mirent en marche vers la capitale Bamako. François
Hollande ne pouvait faire autrement qu’engager ses troupes pour contrer la
menace terroriste. Et pour ne pas risquer la vie de trop de militaires français
sur le théâtre des opérations, il avait besoin de l’appui de l’armée tchadienne,
dont les soldats sont réputés (à juste titre) pour être les meilleurs
d’Afrique.
Lors
d’une rencontre à l’Elysée avec Deby le 5 décembre 2012, le pacte fut scellé. Le
Tchad enverrait des supplétifs affronter AQMI dans le désert malien, et en
échange, la France donnait sa bénédiction à Idriss Deby pour renverser François
Bozizé. Il faut dire que ce dernier n’avait jamais retrouvé grâce aux yeux de
Paris, qui souhaitait depuis longtemps son remplacement par un dirigeant plus
docile.
Quelques
jours à peine après l’entrevue de l’Elysée, une rébellion apparut comme par
enchantement aux marches de la Centrafrique, dans la région dite des
« trois frontières ». Elle s’était baptisée « Seleka », ce
qui veut dire alliance en langue nationale sango. Téléguidée depuis Ndjamena,
armée par le régime du pays du Toumaï (les véhicules de la Seleka étaient des
4x4 de la gendarmerie tchadienne hâtivement maquillés), elle était
majoritairement composée de mercenaires tchadiens et soudanais. Bénéficiant de
la débâcle de l’armée centrafricaine (FACA), elle fondit sur Bangui et ne se
heurta qu’à la résistance d’un contingent sud-africain, appelé à la rescousse
par François Bozizé. Une fois les sud-africains défaits avec le concours des
hélicoptères de l’armée tchadienne, la Seleka pénétra dans la capitale le 24
mars 2013. Ces mercenaires étaient si peu coutumiers de Bangui, qu’ils
confondirent l’hôpital de l’Amitié, construit par la coopération chinoise, avec
la Présidence et entreprirent de l’assiéger.
Place
à l'Etat Séléka
A
cette époque, la France possédait environ 300 soldats sur place, dans le cadre
de l’opération Boali. Lors de la déferlante de la Séléka, elle resta armes au
pied. Pire, durant toute l’avancée de cette horde de mercenaires, elle fournit
de précieux renseignements à la partie tchadienne sur l’état et les mouvements
de l’armée centrafricaine en déroute. Bien sûr, les services tchadiens
s’empressaient de transmettre les informations à la Seleka ; ce que la
France ne pouvait ignorer.
Une
fois au pouvoir, l’Etat-Seleka, avec à sa tête Michel Djotodia, fut traité avec
beaucoup d’égards par l’Elysée. Les autorités hexagonales fermèrent de longs
mois les yeux sur les exactions des différentes factions de la Seleka, et
notamment celle du plus puissant d’entre tous, Nourredine Adam, Ministre de la
sécurité publique et homme-lige de Deby en Centrafrique. C’est notamment à cause
de l’arrivée de la Seleka que le tissu social centrafricain se déchira. Avant
2012, les musulmans (environ 15 % de la population) et les chrétiens (85 %)
avaient de tous temps vécus en bonne harmonie. Les mariages mixtes étaient
fréquents et aucun pogrom à caractère religieux n’était à déplorer. Sauf les
violences de « l’Alliance » dirigées quasi-exclusivement contre des
chrétiens entraînèrent une réaction de ces derniers. Instrumentalisés par
François Bozizé depuis son exil camerounais puis ougandais, ils se constituèrent
en milices, les anti-balakas, qui à son tour s’en prirent aux musulmans.
Néanmoins, ces bandes armées ne s’attaquèrent pas uniquement aux combattants de
la Seleka, mais aussi aux centrafricains de confession musulmane qui avaient
toujours vécu à leurs côtés, en paix. Ce regrettable amalgame entraîna une
escalade de violence, qui contraignit la France à déclencher l’opération
Sangaris au mois de décembre 2013.
Contrairement
aux dires de Hollande, l’opération Sangaris est loin d’avoir relevé la
Centrafrique. L’armée française n’a nullement désarmé les milices armées, Seleka
ou anti-balaka. Elle en aurait eu les moyens pourtant, forte de ses 2500 hommes.
Mais, a contrario, elle a entretenu des liens troubles avec ces bandes armées
qui font régner la terreur partout dans le pays. Après leur éviction du pouvoir
au début 2014, les principales composantes de la Seleka se sont repliées dans le
nord-est, où elles contrôlent les villes de Birao, Ndélé ou encore Bria et
prospèrent jusqu’à l’heure actuelle, sans que les français n’y trouvent rien à
redire. Quant aux anti-balaka, les militaires hexagonaux ont souvent été accusés
d’entretenir avec ces bandes armées des liens de connivence. A Bangui même, lors
d’attaques de quartiers musulmans par les anti-balaka en 2014, les soldats
français sont restés passifs, rappelant au monde le terrible souvenir de
l’inaction des grandes puissances lors du génocide
rwandais.
Aujourd’hui,
alors que l’opération Sangaris s’est piteusement achevée en 2016, l’ancien
colonisateur est vu par la grande majorité des Centrafricains comme étant l’une
des causes principales de leur malheur. D’autant que le comportement de certains
officiels français au pays de Bokassa fut loin d’être exemplaire ; en plus
des suspicions de viols d’enfants, l’opinion centrafricaine peine à oublier les
frasques de l’ambassadeur Charles Malinas, en poste de 2013 à 2016, qui est
suspecté d’avoir vendu des visas pour la France à des salafistes radicalisés.
Une enquête a d’ailleurs été ouverte contre lui par l’inspection générale du
Quai d’Orsay, et l’ambassadeur a été rappelé de son nouveau poste à
Prague.
La
Centrafrique de 2018 rappelle étrangement la République Démocratique du Congo
(RDC) de la fin des années 90, après la chute de Mobutu. Un pays complétement
démembré, dépossédé de sa souveraineté nationale au profit de puissances
étrangères. La France a réduit sa présence à une centaine de militaires en poste
à Bangui, mais un centre d’écoutes est installé au sous-sol de l’Ambassade et
permet d’écouter, de manière totalement illégale, l’ensemble de la classe
politique centrafricaine.
Prédateurs
et trafiquants
Le
Tchad reste bien évidemment présent, continuant tout comme le Soudan à soutenir
les ex-Seleka, désormais regroupés dans le FPRC (Front populaire pour la
renaissance de la Centrafrique). Les troupes de Nourredine Adam campent
d’ailleurs très régulièrement à l’intérieur du territoire tchadien. Le chef
rebelle et ancien garde du corps de l’émir d’Abou Dabi se rend tous les quatre
matins à Ndjamena, quand il ne visite pas le chef de Boko Haram, avec lequel le
Tchad est accusé de jouer double jeu.
Des
divisions au sein des ex-Seleka apparaissent, sur fond de rivalités pour le
contrôle des matières premières. Dernier épisode en date : l’affrontement
entre Nourredine Adam et Ali Darassa, le seigneur de guerre qui contrôle
Bambari. Car ces milices tirent des revenus conséquents de la vente de diamants,
d’or ou encore du racket des commerçants qui s’en vont vendre leurs bambous ou
leurs cafés au Soudan.
Les
forces de la MINUSCA (Mission des Nations Unies en Centrafrique), composées de
11 200 soldats issus de 10 pays, n’agissent pas différemment. Comme en RDC, les
troupes onusiennes ne protègent pas les populations civiles mais s’ingénient
plutôt à piller les richesses locales et à tisser des liens avec les milices, le
plus souvent en fonction de leur appartenance religieuse. Les casques bleus
originaires du Congo-Brazzaville sont par exemple accusés d’organiser le pillage
du bois précieux des forêts de la Lobaye (sud de la RCA), et de soutenir
certains groupes affiliés aux anti-balaka. Denis Sassou-Nguesso, le leader
congolais, possède en outre une influence non-négligeable à Bangui, le président
de l’Assemblée nationale Abdou-Karim Meckassoua étant l’un de ses protégés.
Enfin, à l’est, dans les préfectures du Mbomou et du Haut-Mbomou, un contingent
de l’armée ougandaise vient tout juste de se retirer après 10 ans passés à
traquer l’insaisissable Joseph Kony, le leader d’une Armée de résistance du
Seigneur (LRA) qui continue à terroriser les populations.
Noirceur
désespérante
Les
Centrafricains semblent comme interdits de présider aux destinées de leur propre
pays. Le Président en exercice Touadéra n’a pas les moyens d’action que la
légitimité populaire et son honnêteté avérée devraient lui conférer. Peut-être
que le plus urgent serait de rendre à la Centrafrique une armée nationale digne
de ce nom, des FACA capables de vaincre les seigneurs de guerre, ce que ni la
France ni la MINUSCA n’ont pu ou n’ont voulu faire. A ce titre, la livraison
d’armes aux FACA par les russes est une nouvelle à saluer, même si celles-ci
proviennent de l’arsenal de l’autocrate Poutine. Car ce n’est que en ramenant la
sécurité qu’une réconciliation de tous les Centrafricains sera possible, qu’ils
soient chrétiens, musulmans, ex-Seleka, anti-Balaka ou même éleveurs peuls
mbororo. Et que ce pays du cœur de l’Afrique pourra se remettre sur les rails du
développement, fidèle à la devise de leur père fondateur Barthélémy Boganda,
« Nourrir - Vêtir – Guérir – Instruire –
Loger ».
ENCADRE,
FAISONS UN REVE, par Thomas Dietrich
Il
faudra aussi que la Centrafrique coupe le cordon ombilical avec l’ancienne
puissance coloniale et ses envahissants voisins. Et on se prend à rêver que la
Cour pénale spéciale, ce tribunal mixte mis en place pour juger les crimes les
plus graves commis depuis 2003 n’appellera pas seulement à la barre Bozizé ou
les chefs de la Seleka, mais aussi les puissances étrangères qui se sont
ingérées dans la crise centrafricaine et dont la responsabilité est patente.
C’est sans doute un doux rêve mais qu’importe, il n’est pas interdit de réclamer
justice.
Enfin,
les Centrafricains doivent espérer que dans les pays limitrophes, le Tchad ou le
Congo-Brazzaville, surviennent des révolutions démocratiques qui mettent à bas
les autocrates, ces mêmes tyrans qui, non contents d’opprimer leur propre
peuple, sèment la désolation dans cette Centrafrique qui chaque jour, s’enfonce
un peu plus dans la nuit.
mondafrique.com
- 16 janvier 2018