Volte-face !

 

Ces derniers temps, on se perd en conjectures sur les bords de l'Oubangui, alors que les prises de position émanant de Bangui, capitale de la république centrafricaine, étonnent les observateurs.

Ici, c'est un groupe « d'intellectuels » - tous anciens ministres – qui rappellent la France à ses obligations, après avoir longuement insisté et reproché à l'ancienne puissance coloniale son interventionnisme passé.

Là, c’est un essayiste très critique du duo Macron-Le Drian, qui accuse la France d' « agression verbale inqualifiable et de mépris pour le peuple centrafricain et son président ». Il conseille au chef de l’Etat français de se « trouver un héritier digne de Jacques Foccart » - le parrain de la Françafrique – et lui commande de « se rendre en urgence à Bangui, pour rencontrer son homologue centrafricain dans un climat de respect mutuel ».

On se pose la question de cette invitation comminatoire. Pourquoi faire ?

 

 

1 – Buffles et lions ne vont pas au marigot à la même heure.

 

Il semble que l’ire de notre éditorialiste ait pour raison un bref aparté, impromptu et peu amène, entre les présidents français et centrafricain, au détour d’un couloir de l’ONU. L’adage populaire l’assure : quand buffles et lions vont boire à la même heure… ça fait dégâts.

On devine la réponse du Français aux sollicitations du Centrafricain : la feuille de route de l’Union africaine, toute la feuille de route de l’UA, rien que la feuille de route de l’UA (1). On comprend donc l’irritation des autorités de Bangui, retranscrite par l’épistolier cité ci-dessus.

Cette propension à clouer au pilori l'ancienne puissance coloniale tout en quémandant son recours, sans ne se reconnaître aucune once de responsabilité de ce qui advient de la RCA, relève de la schizophrénie.

 

Il ne faut point se voiler la face : Paris mis à part, aucun pays européen ne veut entendre parler du Centrafrique, pays enclavé, sans infrastructures, sans intérêt stratégique et sans leader charismatique et clairvoyant, depuis la mort de Barthélemy Boganda (2). La RCA est redevenue terra incognita. Voilà pourquoi, l'Allemagne d'Angela Merkel privilégie l'Angola ou participe à la restructuration de l'armée malienne où elle a porté l'effectif de ses troupes à 300 soldats dans la Minusma (mission des nations unies pour la sécurisation du Mali). Voilà pourquoi le Burkina-Faso peut lever 12 milliards de dollars auprès des bailleurs de fonds internationaux, là où le Centrafrique reçoit à peine 2,5 milliards à Bruxelles !

 

A regarder la longue période qui court depuis l'indépendance du pays, le 13 août 1960, marquée par « le dépérissement de l’Etat et de ses administrations », il ne fait pas de doute que la république centrafricaine a des tares spécifiques et une responsabilité propre dans son déclin : concussion, détournements de fonds publics, cavalerie budgétaire, népotisme, tribalisme et incompétences notoires accompagnent la nomination fantaisiste d’infirmiers ou instituteurs à la retraite aux postes de préfet, sous-préfet ou directeur d’administration centrale (3)…

La RCA est devenue une « république tribale », où chaque ministre administre son département comme un fonds de commerce. C’est la course effrénée à l’enrichissement personnel. Telle est la réalité !

 

Les élites de ce pays devraient se convaincre de leur impotence, au lieu d'entonner les refrains éculés de l’anticolonialisme des temps jadis, en jouant les suffisants.

 

2 - Comme au basket, le retour en zone est interdit.

 

On ne peut pas réclamer le départ des forces françaises de l’opération Sangaris et en vouloir à la France une fois ce retrait effectué.

On ne peut pas s’allier, non point à la Russie, mais à une entité privée russe de mercenaires, la société Wagner, et reprocher à la France sa non-ingérence dans la décision d’un Etat souverain.

On ne peut pas promouvoir la politique du désarmement concerté avec les rebelles, au mépris des recommandations des consultations populaires à la base et des résolutions du Forum inter centrafricain de Bangui, et refuser de respecter la feuille de route édictée par l’Union africaine.

 

Pendant ce temps, les groupes insurrectionnels continuent de confisquer les ressources naturelles du pays et se constituent en rentiers. Repliés derrière la ligne rouge définie naguère dans le cadre des « mesures de confiance » - cantonnement sans désarmement – développées par le général français Soriano, ligne rouge qui va de Bossangoa à Bria, en passant par Kaga-Bandoro, ces bandes armées nourrissent des velléités irrédentistes sur les anciens sultanats de Rabah et Senoussi. Ils veulent ramener la République centrafricaine dans les frontières de l’Oubangui-Chari d’avant 1895, feignant d’ignorer les résolutions de l’Organisation de l’unité africaine de 1963 sur l’inaliénabilité des frontières héritées du colonialisme.

Pendant ce temps, le président centrafricain et son gouvernement, pour perdurer au pouvoir, s’ingénient à vouloir destituer le président de l’assemblée nationale, l’allié d’hier devenu aujourd’hui un colis encombrant. Certes, l’homme a trop promis et beaucoup trahi pour être plaint. Cependant, la manœuvre est une grossière manipulation, puisque la finalité de cette guéguerre politicienne vise uniquement à instaurer un parlement croupion.

 

Ce faisant, on voit mal ce régime faire volte-face ; comme au basket, en relations internationales aussi, les retours en zone sont interdits. Sous l’influence russe, le régime du président Touadéra est donc condamné à la radicalisation et à une vertigineuse fuite en avant (4) !

 

3 – L’heure de la recomposition a sonné !

 

Déjà le clan Touadéra peaufine sa stratégie et son organisation en vue des élections présidentielles de 2021, que ce dernier entend gagner dès le premier tour, conformément à l’adage selon lequel : « on n’organise pas une élection pour la perdre ».

 

Ancien premier ministre de François Bozizé, qu’il aura servi avec zèle cinq années durant, en même temps que Karim Méckassoua, l’actuel président centrafricain connait bien les rouages de la fraude et les leviers sur lesquels appuyer pour l’emporter. Mais pour se faire, il a besoin de la bienveillante neutralité des groupuscules insurrectionnels. Ceci explique sa participation à la conférence organisée par les Russes au Soudan, tout comme son récent déplacement dans le sud-ouest du pays, territoire sous contrôle des rebelles de Sayo, Abdoulaye Miskine ou les éléments épars du groupuscule 3R.

Une fois encore, les partis politiques démocratiques se voient manger la laine sur le dos. Réduits aux acquêts, ils sont inaudibles ; et pour cause !

 

Une grande majorité a rejoint le camp présidentiel, soit une dizaine de partis, dont les traditionnels partis de gouvernement qui se sont succédés à la tête de l’Etat entre 1982 et 2018 : Rassemblement démocratique centrafricain, Mouvement de libération du peuple centrafricain, Kwa na Kwa. Mais cette majorité pléthorique est un monstre au pied d’argile. C’est une coalition d’intérêts personnels à court terme plus que d’engagement à long terme. Leurs leaders respectifs seront tous candidats aux prochaines présidentielles ; c’est la loi du genre, portée par la théorie de l’alignement alimentaire.

L’opposition politique se compose désormais des quatre partis politiques de Nicolas Tiangaye (CRPS), Crépin Mboli-Goumba (PATRIE), Alexandre Nguendet (RPR) et Anicet-Georges Dologuélé (URCA). C’est une plateforme disparate, aux contours ondoyants et velléitaires. Ayant récemment perdu son coordinateur général, l’avocat Jean Pouzère décédé le 25 février 2018, elle est appelée à se dissoudre au fil du temps, faute d’une doctrine commune, faute d’une idéologie assumée (5).

 

Pour sortir la république centrafricaine de l’impasse, l’heure a sonné de la recomposition de l’espace politique, entre les Progressistes d’un côté et les Conservateurs de l’autre. Sans faire table rase du passé – il faut bien que les tortionnaires du peuple et les responsables des crimes contre l’humanité s’acquittent du prix du sang versé – le moment est venu d’un grand rassemblement autour des idéaux de Barthélemy Boganda. Son rêve n’est pas mort, il demeure une « utopie réalisable », à condition de dépasser les clivages claniques et tribaux, d’effacer les frontières psychologies intérieures qui gouvernent nos états d’âmes, de renoncer aux ambitions égotiques de la conquête du pouvoir pour le pouvoir… et de ne penser qu’au bien-être du peuple.

Il est temps d’offrir à la jeunesse centrafricaine un projet de société capable de lui ouvrir des perspectives d’avenir (6).

 

Il est temps de faire volte-face !

 

Paris, le 12 octobre 2018

 

Prosper INDO

Economiste.

 

(1)     – Pendant la campagne présidentielle française, Emmanuel Macron a toujours fait connaître qu’il soutiendra les initiatives de l’Union africaine dans le dossier centrafricain.

(2)     – Victor Bissengué et Prosper Indo : « Barthélemy Boganda, Héritage et vision », L’Harmattan, Paris, Septembre 2018.

(3)     – Cf. la grève déclenchée le 7 octobre 2018 par le syndicat du personnel du ministère des transports et de l’aviation civile réclamant le départ de leur ministre de tutelle convaincu de népotisme, de corruption, de pratique discriminatoire et de détournements de fonds. Ce phénomène n’est pas nouveau. Sous l’empereur Bokassa 1er, son maître-queue avait rang et prérogatives de ministre, et son chauffeur, ceux d’ambassadeur plénipotentiaire !

(4)     – Les incidents de la localité de Sassa-Nakombo où trois ressortissants chinois, refugiés à la brigade de gendarmerie, ont été lynchés par la foule, témoignent des luttes d’intérêts à venir entre Russes et Chinois en territoire centrafricain. Ils laissent augurer d’autres conflits futurs, en particulier du côté de Boromata, et autour du lac de Mamoun où se trouvent les réserves pétrolières potentielles du pays.

(5)     – Crépin Mboli-Goumba : « La nation centrafricaine et les récifs », L’Harmattan, Paris, 2018, 298 p.

(6)     – Nous sommes d’accord avec le docteur Denis Mukwege, Prix Nobel de la Paix 2018, pour reconnaître que l’équation à résoudre n’est pas un problème d’homme, mais un problème de système : « Si le système ne change pas, rien ne changera. Ce seront les mêmes acteurs, avec les mêmes recettes qui vont reproduire le même modèle. C’est le système qui doit changer, pas uniquement les individus ». Cf. Le Monde du 11 octobre 2018.