Allocution prononcée
le 10 mai 2010 à Paris, place du général-Catroux, pour l’abolition de
l’esclavage par Claude Ribbe.
Pour la cinquième année consécutive,
après un long silence,
D’aucuns ne comprennent pas ou
feignent de pas comprendre le sens de cette commémoration.
Comme si elle ne concernait qu’une
partie de la population : celles et ceux qui, Français ou non, ont un
nombre d’ancêtres assez significatif pour que l’esclavage laisse encore dans
leur vie d’aujourd’hui des traces économiques, sociales, culturelles, morales.
C’est vrai que ceux là, qui sont
tout de même plusieurs millions en France, dix millions en Haïti, ce qui n’est
pas négligeable, sont les premiers concernés.
Les Haïtiens, par leur révolution,
ont su dès 1802, créer une identité nouvelle et n’ignorent rien de leur
histoire. Pour les autres, les Français, dont les ancêtres ont subi le
rétablissement de l’esclavage, après une première abolition, la commémoration
d’aujourd’hui contribue à réinventer une identité que l’histoire leur a volée.
Car, après l’abolition de 1848,
l’esclavage a été nie. Comme si tout avait été définitivement réglé et qu’on
pouvait tourner la page. Mais comment construire son avenir, sans savoir qui
l’on est ni d’où l’on vient ?
Si une partie des Français porte
encore aujourd’hui les stigmates de l’esclavage, les autres aussi sont
concernés. Non pas que les Français qui ne sont pas descendants d’esclaves
doivent se repentir de l’esclavage qu’ont subi les ancêtres de certains de leurs
compatriotes. Mais simplement parce que l’esclavage a laissé une trace profonde
qui concerne la nation tout entière.
Tant que cette trace n’est pas
complètement effacée, tant que l’esclavage, qui en est la cause, est encore
occulté, il faut que l’esclavage soit commémoré parce qu’il produit encore ses
effets. Et tant qu’il produit encore ses effets, il n’est pas complètement
aboli.
Quelle est cette trace ? Il
n’est pas bien difficile de l’apercevoir au quotidien. Rien de moins que la
discrimination qui frappe encore celles et ceux dont la couleur de peau rappelle
les esclaves de jadis. Pas seulement les descendants d’esclaves, les Antillais,
les Guyanais, les Réunionnais, mais tous les Africains aussi.
La trace de l’esclavage, encore
évidente au XXIe siècle, s’appelle le racisme. Il ne s’agit pas d’une fatalité
qui serait propre à la nature de l’homme, comme les racistes, qui ne croient pas
à la perfectibilité de cette nature, le soutiennent volontiers.
Le racisme c’est une conséquence
logique de la pratique dont nous commémorons aujourd’hui l’abolition.
Pour justifier cette pratique,
l’Europe avait en effet déclaré que les victimes de l’esclavage étaient
prédéterminées à l’esclavage par la couleur même de leur peau. Ainsi, tout
Africain était un esclave potentiel. Pour beaucoup de nos contemporains, cette
idée absurde a survécu. Elle transparaît dans le langage, où le « nègre »
est un esclave et rien de plus.
Pour les Français de l’outre mer ou
originaires d’Afrique, cela veut dire : discriminations au logement, à
l’emploi, à l’éducation, à la participation à la vie politique, pour les autres,
discrimination pour entrer et demeurer sur le territoire français, pour accéder
à la nationalité française.
Et c’est l’esclavage, oui, c’est
l’esclavage, pourtant aboli depuis cent soixante deux ans qui est responsable de
tout cela.
Comment, dans ces conditions,
pourrions-nous refuser d’en parler ? Le déni n’est-il pas une manifestation
du racisme, donc encore un effet de l’esclavage ? Ce n’est pas la crainte
d’une prétendue repentance qui explique le silence et l’occultation, c’est la
croyance que l’esclavage concernerait principalement des hommes et des femmes
qui sont méprisés par une certaine élite : politique, économique,
culturelle. Leur histoire n’intéresse pas cette élite.
Pourtant le racisme est un fléau
dont tout le monde peut-être victime. L’esclavage a produit le racisme. Le
racisme était d’abord la justification de l’esclavage. Il est devenu ensuite le
principe de la colonisation et ce sont toutes les populations colonisées, et
plus seulement les Africains subsahariens, qui en ont été victimes.
Il s’est enfin appliqué à d’autres
populations qui n’avaient jamais été mises en esclavage, qui n’avaient pas été
colonisées, mais qui étaient traditionnellement à l’écart, méprisées,
persécutées. On a fait de ces populations des « races ». La suite est
connue.
Oui, tout le monde a été ou peut
être un jour victime du racisme. On le voit : si la liberté générale a bien
été proclamée d’une manière définitive en 1848, l’égalité et la fraternité sont
encore des buts à atteindre plus que le reflet de la réalité quotidienne.
Une nation sans égalité, sans
fraternité est-elle une nation prospère, une nation heureuse, une nation capable
de faire l’admiration des autres nations, capable de solidarité vis-à-vis de
nations moins favorisées, surtout quand ces nations sont d’anciennes victimes,
comme Haïti, comme les pays d’Afrique dont on célèbre l’anniversaire de
l’indépendance ? Certainement pas !
La commémoration de l’abolition de
l’esclavage est une manière de parvenir à une autre abolition, bien nécessaire,
celle du racisme, et de satisfaire ainsi à l’exigence de liberté et d’égalité
inscrite parmi les principes fondateurs, donc fondamentaux de la nation
française.
Pour commémorer l’abolition de
l’esclavage et lutter ainsi contre le racisme, nous avons choisi d’honorer un
héros de l’histoire de France, le général Alexandre Dumas.
L’occultation de son existence, y
compris dans la personne de son fils, le fait qu’il soit privé de récompenses
symboliques depuis plus de deux cents ans, montre que le racisme ne frappe pas
que les humbles. C’est le signe qu’il est vivace et dangereux.
Nous avons besoin, nos enfants ont
besoin,
Le monument au général Dumas érigé
ici, place du général-Catroux, outre qu’il est le seul mémorial parisien à la
fois significatif et accessible, puisqu’il est sur la voie publique, nous permet
désormais, à travers le général Dumas, de rendre hommage à tous les esclaves, à
toutes les victimes du racisme, à toutes celles et à tous ceux qui luttent,
chacun à leur manière, pour son abolition, c'est-à-dire, à la majorité des
Français.
Cette cérémonie est donc juste et
nécessaire, comme est juste et nécessaire le combat que nous menons pour la
défense de la liberté, l’avènement de l’égalité et de la fraternité entre
Français et, d’une manière générale, entre tous les êtres
humains.
Claude Ribbe
www.claude-ribbe.com
M. Claude RIBBE - Ancien
élève de l’École Normale Supérieure de la rue d'Ulm, agrégé de philosophie,
historien, il a enseigné et occupé divers postes dans l'administration ou les
cabinets ministériels (Centre national du cinéma, cabinets des ministres de
l’Éducation et de