l’Afrique de Nicolas Sarkozy, par Achille Mbembe
date de
publication : dimanche 5 août 2007
Lors
de sa récente visite de travail en Afrique sub-saharienne, le président de
[Le texte d’Achille Mbembe a été publié sur ce site le 1er août
2007 [1].
Il a été complété le 5 août 2007 par un codicille de Catherine
Coquery–Vidrovitch.]
L’Afrique de Nicolas Sarkozy
« Le viol souvent
commence par le langage »
En auraient-ils eu l’opportunité, la majorité des Africains francophones aurait sans doute voté contre Nicolas Sarkozy lors des dernières élections présidentielles françaises.
Ce
n’est pas que son concurrent d’alors, et encore moins le parti socialiste, aient
quoi que ce soit de convaincant à dire au sujet de l’Afrique, ou que leurs
pratiques passées témoignent de quelque volonté que ce soit de refonte radicale
des relations entre
Pour sa première tournée en Afrique au sud du Sahara, il a donc atterri à Dakar précédé d’une très mauvaise réputation - celle d’un homme politique agité et dangereux, cynique et brutal, assoiffé de pouvoir, qui n’écoute point, dit tout et le double de tout, ne lésine pas sur les moyens et n’a, à l’égard de l’Afrique et des Africains, que condescendance et mépris.
Mais
ce n’était pas tout. Beaucoup étaient également prêts à l’écouter, intrigués
sinon par l’intelligence politicienne, du moins la redoutable efficacité avec
laquelle il gère sa victoire depuis son élection. Surpris par la nomination
d’une Rachida Dati ou d’une Rama Yade au gouvernement (même si à l’époque
coloniale il y avait plus de ministres d’origine africaine dans les cabinets de
la république et les assemblées qu’aujourd’hui), ils voulaient savoir si,
derrière la manœuvre, se profilait un grand dessein – une véritable
reconnaissance, par
Il
était donc attendu. Dire qu’il a déçu est une litote. Certes, le cartel des
satrapes (d’Omar Bongo, Paul Biya et Sassou Nguesso à Idris Déby, Eyadéma Fils
et les autres) se félicite de ce qui apparaît clairement comme le choix de la
continuité dans la gestion de la « Françafrique » - ce système de corruption
réciproque qui lie
Mais si l’on en juge par les réactions enregistrées ici et là, les éditoriaux, les courriers dans la presse, les interventions sur les chaînes de radios privées et les débats électroniques, une très grande partie de l’Afrique francophone – à commencer par la jeunesse à laquelle il s’est adressé – a trouvé ses propos franchement choquants. Et pour cause. Dans tous les rapports où l’une des parties n’est pas assez libre ni égale, le viol souvent commence par le langage – un langage qui, sous prétexte d’amitié, s’exempte de tout et s’auto-immunise tout en faisant porter tout le poids de la cruauté au plus faible.
Régression
Mais
pour qui n’attend rien de
Dans
sa « franchise » et sa « sincérité », Nicolas Sarkozy révèle au grand jour ce
qui, jusqu’à présent, relevait du non-dit, à savoir qu’aussi bien dans la forme
que dans le fond, l’armature intellectuelle qui sous-tend la politique africaine
de
Le discours de Nicolas Sarkozy à Dakar montre comment, enfermé dans une vision frivole et exotique du continent, les « nouvelles élites françaises » prétendent jeter un éclairage sur des réalités dont elles ont fait leur hantise et leur fantasme (la race), mais dont, à la vérité, elles ignorent tout. Ainsi, pour s’adresser à « l’élite de la jeunesse africaine », Henri Guaino se contente de reprendre, presque mot à mot, des passages du chapitre consacré par Hegel à l’Afrique dans son ouvrage La raison dans l’histoire – et dont j’ai fait, récemment encore et après bien d’autres, une longue critique dans mon livre De la postcolonie (pp. 221-230).
Selon Hegel en effet, l’Afrique est le pays de la substance immobile et du désordre éblouissant, joyeux et tragique de la création. Les nègres, tels nous les voyons aujourd’hui, tels ils ont toujours été. Dans l’immense énergie de l’arbitraire naturel qui les domine, ni le moment moral, ni les idées de liberté, de justice et de progrès n’ont aucune place ni statut particulier. Celui qui veut connaître les manifestations les plus épouvantables de la nature humaine peut les trouver en Afrique. Cette partie du monde n’a, à proprement parler, pas d’histoire. Ce que nous comprenons en somme sous le nom d’Afrique, c’est un monde anhistorique non développé, entièrement prisonnier de l’esprit naturel et dont la place se trouve encore au seuil de l’histoire universelle.
Les « nouvelles élites françaises » ne sont pas convaincues d’autre chose. Elles partagent ce préjugé hégélien. Contrairement à la génération des « Papa-Commandant » (de Gaulle, Pompidou, Giscard d’Estaing, Mitterrand ou Chirac) qui épousait tacitement le même préjugé tout en évitant de heurter de front leurs interlocuteurs, les « nouvelles élites » de France estiment désormais que l’on ne peut rendre compte de sociétés aussi plongées dans la nuit de l’enfance qu’en s’exprimant sans frein, dans une sorte de vierge énergie. Et c’est bien ce qu’elles ont à l’idée lorsque, désormais, elles défendent tout haut l’idée d’une nation « décomplexée » par rapport à son histoire coloniale.
À leurs yeux, on ne peut parler de l’Afrique qu’en suivant, en sens inverse, le chemin du sens et de la raison, peu importe que cela se fasse dans un cadre où chaque mot prononcé l’est dans un contexte d’ignorance. D’où la tendance à saturer les mots, à recourir à une sorte de pléthore verbale, à procéder par la suffocation des images – toutes choses qui octroient au discours de Nicolas Sarkozy à Dakar son caractère heurté, bégayant et abrupt.
J’ai en effet beau faire la part des choses. Dans le long monologue de Dakar, je ne trouve d’invitation à l’échange et au dialogue que rhétorique. Derrière les mots se cachent surtout des injonctions, des prescriptions, des appels au silence, voire à la censure, une insupportable suffisance dont, je l’imagine, on ne peut faire preuve qu’à Dakar et à Libreville, et certainement pas à Pretoria ou à Luanda.
Aux
sources de l’ethnologie coloniale
À côté de Hegel existe un deuxième fonds que recyclent sans complexe les « nouvelles élites françaises ». Il s’agit d’une somme de lieux communs formalisés par l’ethnologie coloniale vers la fin du XIXe siècle. C’est au prisme de cette ethnologie que se nourrit une grande partie du discours sur l’Afrique, voire une partie de l’exotisme qui constitue l’un des visages privilégiés du racisme à la française.
Cet amas de préjugés, Lévy Brühl tenta d’en faire un système dans ses considérations sur « la mentalité primitive » ou encore « prélogique ». Dans un ensemble d’essais concernant les « sociétés inférieures » (Les fonctions mentales en 1910 ; puis La mentalité primitive en 1921), il s’acharnera à donner une caution pseudo-scientifique à la distinction entre « l’homme occidental » doué de raison et les peuples et races non-occidentaux enfermés dans le cycle de la répétition et du mythe.
Se présentant – coutume bien rodée – comme « l’ami » des Africains, Leo Frobenius (que dénonce avec virulence le romancier Yambo Ouologuem dans Le devoir de violence) contribua largement à diffuser une partie des ruminations de Lévy Brühl derrière le masque du « vitalisme » africain. Certes, considérait-il que la « culture africaine » n’est pas le simple prélude à la logique et à la rationalité. Toujours est-il qu’il considérait qu’après tout, l’homme noir est un enfant. Comme son contemporain Ludwig Klages (auteur, entre autres, de L’éros cosmogonique, L’homme et la terre, L’esprit comme ennemi de l’âme), il estimait que l’homme occidental avait payé d’une dévitalisation génératrice de comportements impersonnels la démesure dans l’usage de la volonté – le formalisme auquel il doit sa puissance sur la nature.
De son côté, le missionnaire belge Placide Tempels dissertait sur « la philosophie bantoue » dont l’un des principes était, selon lui, la symbiose entre « l’homme africain » et la nature. Aux yeux du bon père, la force vitale constitue l’être de l’homme bantu. Celle-ci se déploie du degré proche de zéro (la mort) jusqu’au niveau ultime de celui qui s’avère un « chef ».
Telles sont d’ailleurs, en plus de Pierre Teilhard de Chardin, les sources principales de la pensée de Senghor qu’Henri Guaino se fait fort de mobiliser dans l’espoir de donner aux propos présidentiels une caution autochtone. Ignore-t-il donc l’inestimable dette que, dans sa formulation du concept de la négritude ou dans la formation de ses notions de culture, de civilisation, voire de métissage, le poète sénégalais doit aux théories les plus racistes, les plus essentialistes et les plus biologisantes de son époque ?
Mais il n’y a pas que l’ethnologie coloniale. Au demeurant, celle-ci se nourrit de nombreux récits de voyage et nourrit à son tour toute une culture populaire dont les films, la publicité, les bandes dessinées, la peinture et la sculpture, la photographie ou les expositions ne sont qu’un aspect. Ici, on s’efforce de créer un objet qui, loin de permettre d’effectuer le travail de reconnaissance de l’Autre, fait plutôt de ce dernier un objet substitutif, de donner libre cours à des fantasmes.
Le conseiller spécial du président français reprend à son compte cette technique aussi bien que l’essentiel des thèses (qu’il prétend par ailleurs réfuter) des idéologues de la différence et des pontifes de l’ontologie africaine. Puis il procède comme si l’idée selon laquelle il existerait une essence nègre, une « âme africaine » dont « l’homme africain » (Muntu) serait la manifestation la plus vivante – comme si cette idée somme toute farfelue n’avait pas fait l’objet d’une critique radicale par les meilleurs des philosophes africains, à commencer par Fabien Éboussi Boulaga dont l’ouvrage, La crise du Muntu, est à cet égard un classique.
Dès lors, comment s’étonner qu’au bout du compte, sa définition du continent et de ses gens soit une définition purement négative ? En effet, « l’homme africain » du président Sarkozy est surtout reconnaissable soit par ce qu’il n’a pas, ce qu’il n’est pas ou ce qu’il n’est jamais parvenu à accomplir (la dialectique du manque et de l’inachèvement), soit par son opposition à « l’homme moderne » (sous-entendu « l’homme blanc ») – opposition qui résulterait de son attachement irrationnel au royaume de l’enfance, au monde de la nuit, aux bonheurs simples et à un âge d’or qui n’a jamais existé.
Pour le reste, l’Afrique des « nouvelles élites françaises » est essentiellement une Afrique rurale, féérique et fantôme, mi-bucolique et mi-cauchemardesque, peuplée de paysans, faite d’une communauté de souffrants qui n’ont rien commun sauf leur commune position à la lisière de l’histoire, prostrés qu’ils sont dans un hors-monde - celui des sorciers et des griots, des êtres fabuleux qui gardent les fontaines, chantent dans les rivières et se cachent dans les arbres, des morts du village et des ancêtres dont on entend les voix, des masques et des forêts pleines de symboles, des poncifs que sont la prétendue « solidarité africaine », « l’esprit communautaire » , « la chaleur » et le respect des aînés.
La
politique de l’ignorance
Le discours se déroule donc dans une béatifique volonté d’ignorance de son objet, comme si, au cours de la deuxième moitié du XXe siècle, l’on n’avait pas assisté à un développement spectaculaire des connaissances sur les mutations, sur la longue durée, du monde africain.
Je ne parle pas de la contribution des chercheurs africains eux-mêmes à la connaissance de leurs sociétés, ni de la critique interne de leurs cultures – critique à laquelle certains d’entre nous ont contribué. Je parle des milliards de son propre trésor que le gouvernement français a commis dans cette grande œuvre et ne m’explique guère comment, au terme d’un tel investissement, on peut encore, aujourd’hui, parler de l’Afrique en des termes aussi peu intelligents.
Que cache cette politique de l’ignorance volontaire et assumée ?
Comment peut-on se présenter à l’université Cheikh Anta Diop de Dakar au début du XXIe siècle et parler à l’élite intellectuelle africaine comme si l’Afrique n’avait pas de tradition intellectuelle et critique propre et comme si Senghor et Camara Laye étaient les derniers mots de l’intelligence africaine au cours du XXe siècle ?
Par
ailleurs, où sont donc passées les connaissances accumulées au cours des
cinquante dernières années par l’Institut de Recherche sur le Développement, les
laboratoires du Centre National de
Comment peut-on faire comme si, en France même, Georges Balandier n’avait pas montré, dès les années cinquante, la profonde modernité des sociétés africaines ; comme si Claude Meillassoux, Jean Copans, Emmanuel Terray, Pierre Bonafé et beaucoup d’autres n’en avaient pas démonté les dynamiques internes de production des inégalités ; comme si Catherine Coquery-Vidrovitch, Jean-Suret Canale, Almeida Topor et plusieurs autres n’avaient pas mis en évidence et la cruauté des compagnies concessionnaires, et les ambigüités des politiques économiques coloniales ; comme si Jean-François Bayart et la revue Politique africaine n’avaient pas tordu le cou à l’illusion selon laquelle le sous-développement de l’Afrique s’explique par son « désengagement du monde » ; comme si Jean-Pierre Chrétien et de nombreux géographes n’avaient pas administré la preuve de l’inventivité des techniques agraires sur la longue durée ; comme si Alain Dubresson, Annick Osmont et d’autres n’avaient pas décrit, patiemment, l’incroyable métissage des villes africaines ; comme si Alain Marie et les autres n’avaient pas montré les ressorts de l’individualisme ; comme si Jean-Pierre Warnier n’avait pas décrit la vitalité des mécanismes d’accumulation dans l’Ouest-Cameroun et ainsi de suite.
Déni
de responsabilité
Quant à l’antienne sur la colonisation et le refus de la « repentance », voilà qui sort tout droit des spéculations de Pascal Bruckner, Alain Finkielkraut et autres Daniel Lefeuvre. Mais à qui fera-t-on croire qu’il n’existe pas de responsabilité morale pour des actes perpétrés par un État au long de son histoire ? À qui fera-t-on croire que pour créer un monde humain, il faut évacuer la morale et l’éthique par la fenêtre puisque dans ce monde, il n’existe ni justice des plaintes, ni justice des causes ?
Afin
de dédouaner un système inique, la tentation est aujourd’hui de réécrire
l’histoire de
En traitant ainsi de la colonisation, on prétend s’autoriser, comme dans le discours de Dakar, d’une sincérité intime, d’une authenticité de départ afin de mieux trouver des alibis - auxquels on est les seuls à croire – à une entreprise passablement cruelle, abjecte et infâme. L’on prétend que les guerres de conquête, les massacres, les déportations, les razzias, les travaux forcés, la discrimination raciale institutionnelle – tout cela ne fut que « la corruption d’une grande idée » ou, comme l’explique Alexis de Tocqueville, « des nécessités fâcheuses ».
Demander
que
D’autre part, il faut être cohérent et cesser de tenir à propos de la colonisation des propos à géométrie variable – certains pour la consommation interne et d’autres pour l’exportation. Qui convaincra-t-on en effet de sa bonne foi si, en sous-main des proclamations de sincérité telles que celles de Dakar, l’on cherche à dédouaner le système colonial en cherchant à nommer, à titre posthume comme maréchal, des figures aussi sinistres que Raoul Salan ou en cherchant à construire un mémorial à des tueurs comme Bastien Thiry, Roger Degueldre, Albert Dovecar et autres Claude Piegts ?
Conclusion
La
majorité des Africains ne vit ni en France, ni dans les anciennes colonies
françaises. Elle ne cherche pas à émigrer dans l’Hexagone. Dans l’exercice
quotidien de leur métier, des millions d’Africains ne dépendent d’aucun réseau
français d’assistance. Pour leur survie, ils ne doivent strictement rien à
Ceci dit, un profond rapport intellectuel et culturel lie certains d’entre nous à ce vieux pays où, d’ailleurs, nous avons été formés en partie. Une forte minorité de citoyens français d’origine africaine, descendants d’esclaves et d’ex-colonisés y vivent, dont le sort est loin de nous être indifférent, tout comme celui des immigrés illégaux qui, malgré le fait d’avoir enfreint la loi, ont néanmoins droit à un traitement humain.
Depuis Fanon, nous savons que c’est tout le passé du monde que nous avons à reprendre ; que nous ne pouvons pas chanter le passé aux dépens de notre présent et de notre avenir ; qu’il n’y a pas de mission nègre comme il n’y a pas de fardeau blanc ; que nous n’avons ni le droit ni le devoir d’exiger réparation de qui que ce soit ; que le nègre n’est pas, pas plus que le blanc ; et que nous sommes notre propre fondement.
Aujourd’hui,
y compris parmi les Africains francophones dont la servilité à l’égard de
Elles savent aussi que jugées à l’aune de l’émancipation africaine, certaines de ces puissances sont plus nuisibles que d’autres. Et que compte tenu de notre vulnérabilité passée et actuelle, le moins que nous puissions faire est de limiter ce pouvoir de nuisance. Une telle attitude n’a rien à voir avec la haine de qui que ce soit. Au contraire, elle est le préalable à une politique de l’égalité sans laquelle il ne saurait y avoir un monde commun.
Si
donc
Pour l’heure, le prisme à partir duquel elles regardent l’Afrique, la jugent ou lui administrent des leçons n’est pas seulement obsolète. Il ne fait aucune place à des rapports d’amitié qui seraient coextensifs à des rapports de justice et de respect. Tant que cet aggiornamento n’est pas réalisé, ses clients et affidés locaux continueront de l’utiliser pour de tristes fins. Mais personne, ici, ne la prendra vraiment au sérieux et, encore moins, l’écoutera.
Achille Mbembe
(Achille MBEMBE est Professeur de sciences politiques et d’histoire à l’Université de Witvatersrand de Johannesburg.)
Un codicille de Catherine
Coquery–Vidrovitch
Le
hasard fait que, venant d’être promue commandeur de
Voici un exemple évident et particulièrement dommageable du mésusage de l’histoire par des politiques incompétents, histoire transformée pour les besoins de la cause en vaticinations imaginaires à sens unique.
Catherine Coquery–Vidrovitch
[1] Le texte d’Achille Mbembe a été repris du site icicemac.- http://www.icicemac.com/news/index.php3?nid=8170&pid=2&cid=1
[2] Il s’agit de Henri Guaino, conseiller spécial de Nicolas Sarkozy. [Note de LDH-Toulon]
Histoire et
société - sangonet