Mahamadé Sawadogo, philosophe burkinabè : "Sarkozy a revisité Hegel dans son discours"

Source : Lefaso.net, vendredi 10 août 2007.– http://www.lefaso.net/article.php3?id_article=22722&id_rubrique=7

 

Mahamadé Savadogo

Mahamadé Savadogo

"Le drame de l’Afrique, c’est que l’homme africain n’est pas assez entré dans l’histoire...". Cette phrase, parmi tant d’autres stéréotypes et clichés réducteurs et éculés, a été prononcée par Nicolas Sarkozy le 26 juillet 2007 à l’université Cheick Anta Diop de Dakar dans son désormais (tristement) célèbre discours "à la jeunesse africaine".

Une allocution accueillie par un concert d’indignations et de désapprobations. "Il s’est trompé d’époque", crient les uns. "Il doit encore apprendre à connaître l’Afrique", reprennent les autres. "C’est une intervention qui aurait pu être faite par Jean-Marie Le Pen", entend-on également. Nous avons approché un universitaire burkinabè pour qu’il nous livre la lecture qu’il fait de cette sortie on ne peut plus controversée.

Seul agrégé (il avait alors 26 ans) de philosophie de l’université de Ouagadougou, Mahamadé Sawadogo, 44 ans, est aussi l’auteur, entre autres publications, de "Philosophie et Histoire", éditée en 2003 par l’Harmattan. Un ouvrage de 260 pages dont le chapitre premier de la première partie s’intitule "Hegel et l’Afrique ou sur la raison dans l’histoire". Pour le philosophe burkinabè, Sarkozy n’a, en fait, fait que ressasser, notamment les vieilles théories hégéliennes sur l’Afrique.

Comment se passent les vacances ? Sont-elles toujours studieuses ?

Rires. Je dois dire que je ne suis pas complètement en vacances, c’est vrai que je ne donne plus de cours actuellement et je n’écris pas de texte, mais je continue à recevoir les étudiants qui travaillent avec moi, pour les mémoires de maîtrise, de D.E.A. ou les thèses de doctorat. C’est à partir de mi-août que je vais essayer de m’accorder quelques jours de repos. D’une façon générale, ce n’est pas facile pour moi de me mettre complètement en vacances.

Quelle est une journée type du prof Sawadogo ?

Il faut dire que, d’une manière générale, je ne me lève pas tôt. Habituellement, je vais au bureau vers 10 heures, je reçois les étudiants quand je n’écris pas. Mon organisation est fonction des périodes. Les périodes où j’écris diffèrent de celles où je n’écris pas, et je me contente de donner mes cours ou de recevoir les étudiants. Mais en général, ma journée commence doucement.

Que peut-on comprendre par "doucement" ?

Je veux dire que je ne me lève pas tôt, que je traîne à la maison jusqu’à 9 h 30 - 10 h avant de sortir de chez moi.

Où en êtes-vous avec votre mouvement, Le Manifeste de la liberté ?

Il se porte bien. Et nous avons même fait un dernier numéro de Hakili consacré à un hommage à Ki-Zerbo et qui a eu beaucoup de succès. Nous envisageons même de faire un nouveau tirage à la rentrée en même temps que nous préparons le prochain numéro. Notre journal est en train de prendre une vie régulière, et notre mouvement est aussi légalement reconnu depuis fin 2005.

« Sidérant, insultant, méprisant, raciste... », les qualificatifs, aussi négatifs les uns que les autres, n’ont pas manqué pour apprécier le discours prononcé par Nicolas Sarkozy le 26 juillet à Dakar. En tant qu’enseignant-chercheur agrégé de philosophie, quel jugement d’ensemble portez-vous, pour votre part, sur cette sortie ?

J’ai trouvé qu’il y a des passages de ce discours qui sont franchement choquants. Ensuite, d’une manière générale, on peut dire que la vision de l’Afrique qui se dégage de ce discours est négative, notamment celle du passé du continent noir. En ce qui concerne le ton, il faut dire qu’il se veut délibérément lyrique. C’est un "je" qui s’adresse à "tu".

Sarkozy se veut franc, spontané, sincère, il parle au cœur, il met l’accent sur la sensibilité, mais cet exercice passe mieux quand on est dans la position du dominé. Par contre, quand on est dans la position du dominateur, l’exercice est condamné, et pour qu’il réussisse, il faut être prêt à faire son autocritique, à se remettre en question.

Alors que Nicolas Sarkozy ne voulait pas parler de repentir. Alors, il a pris le risque, et il a choqué. On peut dire que globalement son discours est rejeté par les Africains. Sarkozy n’était d’ailleurs pas beaucoup aimé en Afrique avant ce voyage, et ce n’est pas ce discours qui va arranger les choses. Si Sarkozy a reconnu que l’esclavage est un crime contre l’humanité et que la colonisation est une faute, c’est une bonne chose.

Mais justement, par rapport à ce qui s’est passé après la colonisation, aux nouvelles formes d’exploitation du continent, qui se sont maintenues même après les indépendances, il n’a absolument rien dit. Il évite soigneusement même d’en parler, et c’est pour cela que je dis que c’est un choix délibéré. Il n’a pas voulu procéder à une autocritique de sa position de représentant d’une puissance dominatrice.

Le passage le plus controversé de l’allocution est sans doute celui où le locataire de l’Elysée prétend que « ... le drame de l’Afrique, c’est que l’homme africain n’est pas assez entré dans l’histoire ». Vous qui avez écrit un livre sur cette question, qu’en pensez-vous ?

Vous faites allusion à mon 3e livre, qui s’intitule "Philosophie et histoire", qui a paru chez L’Harmattan en 2003. Dans cet ouvrage, il y a le premier chapitre, qui est consacré à une discussion de la vision hégélienne de la place de l’Afrique dans l’histoire.

Ce que beaucoup de gens doivent savoir, c’est que de nombreux passages du discours de Sarkozy renvoient pratiquement mot à mot aux analyses hégéliennes sur la position de l’Afrique dans l’histoire. Mon ouvrage justement critique la position hégélienne pour montrer que l’Afrique a un rôle à jouer dans l’avenir même de l’humanité. Donc ma position est essentiellement philosophique.

Mais en dehors de ce que je dis, il y a les travaux des historiens africains, notamment Cheick Anta Diop, Joseph Ki-Zerbo, qui ont montré quel rôle important l’Afrique a joué même de par le passé, c’est-à-dire à la période de l’Egypte pharaonique.

Nous savons qu’au Moyen Âge, une ville comme Tombouctou était un grand centre intellectuel. Les gens informés sur ces travaux ne peuvent être que déçus et choqués par cette phrase de Sarkozy, qui dit que l’homme africain n’est pas suffisamment entré dans l’histoire.

N’est-ce pas, quelque part, une faute de goût et une maladresse que de prononcer un tel discours dans une université qui porte le nom de Cheikh Anta Diop, l’auteur de « Nations nègres et culture » ?

On peut se poser la question de savoir pourquoi il y a eu un silence sur le travail de Cheick Anta Diop et d’autres historiens. Dans son discours, Sarkozy a cité Senghor ou Camara Laye, qui sont poète et romancier, alors qu’il y a eu des travaux d’historiens consacrés justement à la place de l’Afrique et qui ont abouti même à réhabiliter l’historiographie africaine. Moi, je pense que ce n’est pas seulement de l’ignorance, qui serait par ailleurs impardonnable en pareille circonstance, et à un tel niveau de responsabilité.

Je crois que Sarkozy est bien entouré, il a des gens qui connaissent ces travaux et qui auraient pu lui en parler. Je crois qu’il y a eu volonté délibérée de ne pas parler des auteurs tels Cheick Anta Diop ou Ki-Zerbo parce que la vision de ces auteurs remet en cause sa propre vision, sa propre lecture de l’histoire africaine, qui est une lecture d’un homme de la droite radicale et qui est justement destinée à occulter la responsabilité de la puissance dominatrice, qu’il représente, dans l’histoire de l’Afrique.

Il faut déplorer ce silence, et même reconnaître qu’il est déplacé parce que l’université de Dakar où il a prononcé son discours porte le nom de Cheick Anta Diop et il faut reconnaître qu’un auteur tel Cheick Anta Diop a beaucoup de succès auprès de la jeunesse africaine, de même que Ki-Zerbo, décédé le 4 décembre 2006. Donc, il aurait fallu en parler, même s’il fallait ensuite en discuter ; mais passer complètement sous-silence les travaux de ces historiens traduit un choix politique délibéré, évidemment inacceptable..

Pourquoi Cheick Anta Diop a-t-il été reconnu sur le tard ?

• Il faut reconnaître que ses thèses ont été reconnues comme choquantes à l’intérieur des universités françaises. Au niveau de l’université, son travail n’a pas été bien apprécié, et cela a contribué à retarder la reconnaissance de ses thèses. Depuis sa mort, son travail a beaucoup de succès auprès de la jeunesse africaine, et il a suscité beaucoup de recherches.

D’aucuns ont avancé qu’il aurait été bâillonné par le défunt poète président Senghor ?

C’est vrai que ses rapports avec Senghor n’ont pas toujours été faciles, et Senghor ne lui a pas facilité la tâche.

Grosso modo, quelle lecture faites-vous de la « nouvelle politique africaine de la France » ? N’est-ce pas plus une rupture dans le ton que dans le fond ?

En ce qui me concerne, je ne vois pas vraiment beaucoup de nouveauté, et je ne sais pas qui parle de nouvelle politique africaine de la France. Est-ce des analystes politiques ou les Français eux-mêmes ?

En réalité, il n’y a pas de rupture, pas de nouveauté, et il faut même craindre que Sarkozy ne soit une mauvaise source d’inspiration pour nos dirigeants africains. Lorsque je pense à son alliance ouverte avec les grands patrons d’entreprise (Bolloré et autres)...

Pour le premier représentant de l’intérêt public d’un pays, faire prendre en charge ses vacances par des intérêts privés n’est pas une démarche à recommander. Non seulement pour moi il n’y aura pas rupture, mais il peut être une mauvaise source d’inspiration pour nos dirigeants.

La France peut-elle vraiment se passer, comme le dit Sarkozy, de l’Afrique ?

Cette idée a été émise à l’intention d’un électorat particulier et justement pour laisser croire que l’Afrique s’écroule et qu’elle est portée à bout de bras par la France. Malheureusement peu de Français savent qu’il existe des entreprises françaises en Afrique qui font des affaires.

Il y a peu de Français qui savent qu’il existe des capitaux d’Africains placés en France. Dans ce contexte, il est facile de laisser croire que la France peut se passer de l’Afrique.

Mais ironie du sort, immédiatement après son élection, Sarkozy s’est fait payer des vacances par Vincent Bolloré, le patron d’un des groupes les plus implantés en Afrique, où il fait le gros de son chiffre d’affaires. Cela est significatif du fait que la France ne peut pas se passer de l’Afrique.

Entretien réalisé par Boureima Diallo

L’Observateur Paalga

Histoire et société - sangonet