A propos de la réponse de Victor
Bissengué à Luc Bouquiaux au sujet de l'histoire ancienne
des Pygmées
Notre
attention a été attirée dans la livraison de L’Homme
revue française d’anthropologie (2006, N° 179: 227 à 235)
par le compte rendu de Luc BOUQUIAUX mettant en cause de façon
tendancieuse et discourtoise notre ouvrage intitulé Contribution
à l’histoire ancienne des Pygmées : l’exemple des Aka.1
En
fait de recension, Luc BOUQUIAUX, faisant fi de toute règle
déontologique, se livre à des règlements de comptes visant d’autres
chercheurs africains, en l’occurrence les égyptologues
Cheikh Anta DIOP, Théophile OENGA et Jean-Charles Coovi GOMEZ.
Nous
refusons pour notre part de le suivre dans cette voie
infructueuse et stérile en rappelant une fois de plus l’opinion
constructive de notre illustre préfacier feu Pierre KALCK qui
nous interpellait en ces termes : “Notre ami a pris soin d’effectuer
un rappel de l’ancienneté de la culture pygmée, faisant un
sort, s’il en est encore besoin, aux idées reçues
concernant cette population d’une rare vitalité culturelle”
(p. 13). Il ajoutait ensuite : “Il faut se réjouir qu’en
cette fin du vingtième siècle, l’identité et l’étrange
force culturelle de la population pygmée se trouvent, enfin,
révélées, étudiées, présentées. Des chercheurs venus de
divers pays et appartenant à diverses disciplines se consacrent,
depuis plusieurs années aux études pygmées” (p. 16).
Notre
unique ambition demeure la réconciliation des civilisations
africaines avec l’histoire universelle et le rétablissement
sans complaisance de la vérité historique.
Ainsi,
la question de la transcription phonétique des langues parlées
en République Centrafricaine ne constitue nullement l’axe
principal de notre démonstration. En réalité, l’ouvrage
incriminé se veut une contribution à l’historiographie
moderne qui tend à occulter l’apport des Pygmées à l’humanité.
En effet, rares sont les synthèses permettant d’esquisser
une histoire ancienne et solidement étayée des Pygmées. On
peut dès lors résumer en trois principaux points les résultats
des recherches récentes :
1)
dans l’état actuel de nos connaissances en paléontologie
humaine, en archéologie préhistorique et en génétique, les
Pygmées descendent tous d’un même ancêtre dont le
prototype serait représenté par le spécimen homo sapiens
sapiens dit d’OMO 1 qui lui-même, d’après les
datations absolues, remonterait à plus de 130 000 ans. Les
travaux de Gérard LUCOTTE fondés entre autres sur les données
des marqueurs protéiques, des marqueurs ADN nucléaires et de l’ADN
mitochondrial indiquent que ce sont les Pygmées Aka actuellement
localisés en République Centrafricaine qui présentent de
façon majoritaire l’haplotype Y primitif. Il en résulte
que ces populations très anciennes ont pris une part
prépondérante dans l’élaboration des premières
manifestations culturelles de l’humanité ;
2)
dès la plus haute Antiquité, les Égyptiens de l’époque
pharaonique les désignaient sous le nom de deneg afin de les
distinguer des nains pathologiques et brachymorphes dénommés
quant à eux nemou.
Le
panthéon égyptien signale de façon précoce les attributs du
dieu d’origine soudanaise Bès incarné par la figure d’un
Pygmée authentique. Merenre 1er, Pharaon de la VIe dynastie,
lança quatre expéditions en direction du pays de Yam, au-delà
de
3)
les Pygmées Aka semblent avoir été des acteurs économiques de
premier plan dans le cadre du commerce transnilotique. Ils
étaient familiarisés avec les voies de communication anciennes,
en particulier celles des oasis (Dounkoul, Khargeh, Dakhleh, etc.).
Outre leur réputation de grands pisteurs, ils avaient coutume de
convoyer depuis les confins de la forêt équatoriale jusqu’à
la basse vallée du Nil les produits et autres marchandises
indispensables à la Nubie et à l’Égypte pharaonique. En
outre, leur connaissance des vertus curatives des plantes
médicinales, la richesse exceptionnelle de leur musique et de
leur chorégraphie, la profondeur philosophique de leurs
cosmogonies ancestrales, etc. contrastent singulièrement avec
les clichés et autres stéréotypes raciologiques accumulés au
fil du temps par l’ethnographie coloniale.
Au
lieu de discuter techniquement de la validité des arguments
historiques contenus dans l’ouvrage, Luc BOUQUIAUX se livre
à une croisade malsaine contre une prétendue “idéologie
afrocentriste”. Ce faisant, il ignore que la légitimité d’une
étude des relations entre l’Égypte ancienne et le reste de
l’Afrique noire a déjà été solennellement reconnue et
encouragée par les égyptologues français les plus qualifiés.
Notre
intention était d’attirer l’attention des lecteurs non
avertis sur l’extraordinaire vitalité de la culture des
Pygmées en général et des Aka en particulier. Il s’agit
de combler une lacune persistante de l’historiographie
moderne. C’est pourquoi il y a nécessité d’encourager
une véritable collaboration entre les chercheurs africains et
non africains, en actualisant dans la mesure du possible les
connaissances relatives au passé humain de l’Afrique. Cela
rend indispensable une démarche pluridisciplinaire, et il faut
éviter de raisonner sur des idées qui remontent au XIXe
siècle.
Se
pose ici la question de la phénoménologie de l’inauguralité
dont il convient de citer quelques traits significatifs :
«
[...] L’impossibilité d’inaugurer dans la recherche
sans une rupture épistémologique par rapport aux paradigmes
existants. Or cette rupture n’est pas possible avec la seule
connaissance enseignée par l’Establishment qui défend les
paradigmes institués. Il s’agit d’une connaissance
travaillant à la reproduction des valeurs établies. [Nominalisme
scientifique]. […] L’inauguralité s’ouvre alors
comme la seule réponse au péril de l’exclusion. Inaugurer
est alors d’autant plus nécessaire pour la science qu’elle
crée des théories capables de se concurrencer et d’assurer
son incessant procès. Ainsi la question de l’inauguralité
convoque d’abord le retour constant de la science sur elle-même,
condition de sa survie 2.»
Comme
il fallait s’y attendre, la "Réponse à la réponse
de Victor Bissengué" annexée par Luc BOUQUIAUX à
notre texte (L’Homme, 2007, janvier/septembre :181,
pp. 197-202) est fort décevante dans la mesure où elle laisse
entier le problème de fond que soulève notre ouvrage, à savoir
l’apport des pygmées en général et des Aka en particulier
à l’histoire universelle dans l’antiquité. Sur ce
point capital, notre critique reste curieusement évasif. En
revanche il nous met en demeure de nous prononcer sur des "problèmes
de transcription" et sur des "budgets colossaux"
qui sont étrangers à notre problématique. Cette dérobade s’accompagne
d’une démarche de stigmatisation qui fait de nous un "Monsieur
Jourdain" de l’afrocentrisme qui doit répondre de
prétendues errances dignes des "fondamentalismes
religieux". Les arguments pourtant irréfutables des
grands égyptologues français (SAUNERON, LECLANT, VERCOUTTER)
sont assimilés à de simples opinions certes respectables mais
sans réelle portée théorique.
Il
tente ensuite maladroitement de donner un fondement scientifique
au mythe de l’afro-asiatique sans jamais justifier son
rattachement des sous-groupes tchadique et couchitique au
sémitique, au berbère, etc. si on se réfère aux critères
méthodologiques valides en linguistique historique et
comparative. Ce faisant, il se serait aperçu que ses "prétendues
palinodies" sont bien avérées en ce sens que de
véritables linguistes qualifiés considèrent le tchadique et le
couchitique comme étant génétiquement apparentés aux autres
langues négro-africaines modernes, y compris l’égyptien
ancien et le copte. Voilà qui conforte les travaux de Cheikh
Anta DIOP et de Théophile OBENGA qui avaient déjà été
validés par les conclusions du Colloque du Caire. Nous apprenons
au passage que "le sango véhiculaire est typiquement un
créole à base lexicale africaine et une langue oubanguienne".
Suivent des digressions qui font du français un "créole
latin". Nous mettons au défi Luc BOUQUIAUX de
donner la définition linguistique précise des termes "créole"
et pidgin et il se rendra alors compte que c’est la position
scientifique de Christina THORNELL et de Marcel DIKI-KIDIRI qui
est recevable. Quand on se permet de faire observer que nous n’avons
pas de formation en linguistique et en anthropologie, on devrait
être soi-même à l’abri de telles erreurs de définition. Il
reste que le sango véhiculaire est "typiquement"
une langue oubanguienne génétiquement apparentée aux autres
langues négro-africaines anciennes ou modernes, l’égyptien
pharaonique y compris. C’est ce qu’a voulu
souligner dans la citation que Luc BOUQUIAUX édulcore le
Professeur Serge SAUNERON.
Serge
BAHUCHET a apporté une contribution appréciable aux études
relatives à la culture des Pygmées, mais la phrase suivante
attribuée à Jean-Charles Coovi GOMEZ "les minables
travaux de Serge Bahuchet" est de Luc BOUQUIAUX lui-même.
La dédicace à Marcel DIKI-KIDIRI ne permet pas d’affirmer
comme le fait consciemment Luc BOUQUIAUX que le linguiste
centrafricain aurait apporté une quelconque caution scientifique
à notre ouvrage. Enfin, en se reportant au texte
même de Luc BOUQUIAUX la phrase dans laquelle les peuples
africains sont qualifiés de "survivants
dégénérés qui n’arrivent pas à se remettre d’un
passé colonial" est bien l’expression
de sa propre pensée et en aucun cas une citation imputable à
quelque "afrocentriste" que ce soit.
On voit donc de quel côté se trouve la mauvaise foi.
Il va sans dire que les internautes seront informés des futurs
développements de cette controverse.
Victor
Bissengué
1. Contribution à l'histoire ancienne des Pygmées : l'exemple des Aka, Paris, Editions L’Harmattan, Collections Etudes africaines, 2004, illustrations, 205 pages.
2. M’BOKA
Kiese, « Phénoménologie de l’inauguralité »
in Hommage à Cheikh Anta Diop, Paris,
Editions Paari, 2004, p. 141
Nota bene:
Les Pygmées descendent tous d'un même ancêtre dont le prototype serait représenté par le spécimen homo sapiens dit OMO 1 qui lui-même remonte d'après les datations absolues à plus de 130000 ans (cf. découverte faite à Kibish en Ethiopie par l'équipe de Richard Leakey en 1967.
Depuis 2005, les chercheurs Ian MacDougall (Amstralian National University, Camberra, Australie), Francis Brown (Université de l'Utah, Etats-Unis), John Fleagle (Stony Brook University, New York, Etats-Unis), s'appuyant sur la méthode isotopique à l'argon, portent précisément cette datation d'OMO 1 à 195000 ans (±5000).
Pour de plus amples informations :
a. « Pour une réconciliation des civilisations africaines avec l’histoire universelle », in L’Homme, 2007, N°181 : 189 à 195b.
b.
Présentation, débats, médias, revue de presse autour du livre:
Contribution à l'histoire ancienne des Pygmées: l'exemple
des Aka -
Version pdf:
A propos de la réponse de Victor Bissengué à Luc Bouquiaux au sujet de l'histoire ancienne des Pygmées