Mémoire, histoire et
droit, par Christiane Taubira
Source : LE
MONDE.fr Point de vue |
Daté : 15 Octobre 2008
Liberté pour
l'Histoire ? Je ne sache pas que l'Histoire pût être emprisonnée ! Tronquée
parfois, évacuée sans doute, contorsionnée au besoin. C'est le sort qui fut
réservé aux histoires coloniales de
De tels partis pris
ont leur part dans les polémiques que déclenchent les multiples lieux de savoir
qui échappent à l'enseignement officiel. Si l'histoire était aussi libre que
nous le souhaitons tous, les éminences de la recherche s'intéresseraient à
l'intégralité de l'histoire de France et d'Europe, l'enseigneraient,
accueilleraient des thèses, débattraient de tout sans rien sacraliser, comme il
en fut pour les travaux d'un historien primé, érigé en martyr sans châtiment,
malgré des critiques universitaires déplorant l'insuffisante rigueur du travail
produit et primé par le Sénat, largement divulgué en ouvrage de
poche.
Nous aimerions le
même sort pour de nombreux travaux d'excellente qualité, sur ces sujets ou
d'autres. Mais la protestation victimaire de certains historiens n'est pas
l'essentiel. En la circonstance, il y a un faux conflit et un vrai débat. Le
faux conflit porte sur des rivalités de compétences, qui n'ont pas lieu d'être,
entre les historiens qui sont et doivent être reconnus comme chercheurs, et le
législateur élu au suffrage universel qui détient la responsabilité de dire la
norme, mais pas seulement, ériger des remparts.
Quant au vrai débat,
il est de savoir si la mémoire et l'histoire peuvent être objets de droit. Oui,
lorsque les enjeux sont au-delà de la mémoire et de l'histoire, qu'ils
atteignent la cohésion nationale, l'identité commune. Il revient alors au
législateur de poser la parole politique, déclaratoire, et d'en tirer les
conséquences par des dispositions normatives. Il n'y a pas de matière plus
politique que le droit qui élabore les règles communes pour rendre possible la
vie ensemble, édicte les lisières, sépare la morale de l'éthique pour énoncer
les valeurs de référence. La seule question est celle de la bonne distance entre
les faits et cette parole politique.
Passons rapidement
sur "l'ingérence du pouvoir politique dans
la recherche et l'enseignement", puisque dans cette belle démocratie
de désignation, nomination et cooptation dans toutes sortes de structures
consultatives et décisionnelles, les élus seraient les seuls non fondés à jeter
l'oeil sur ce qui est enseigné aux enfants qui devront devenir des citoyens
libres et responsables.
Passons sur le
mépris à peine voilé envers les législateurs, ces "on" en train de "fabriquer une camisole qui contraint la recherche et
paralyse l'initiative des enseignants". L'article 2 de la loi
Taubira encourage justement la recherche, mais ceux qui la fustigent l'ont-ils
seulement lue ? Si l'exercice consistait à échanger de "bons" procédés, nous
parlerions du mandarinat universitaire qui, souverainement, décrète les sujets
méritant recherche.
Passons également
sur la méconnaissance condescendante envers ces millions de personnes exclues du
roman national, que l'histoire a conduites à naître sur le sol de France, sans
pays de rechange. Il arrive qu'à force d'entre soi, l'entour
s'évapore.
J'ai le plus grand
respect pour ceux qui cherchent, interrogent, s'interrogent. Mais je n'ai aucun
état d'âme envers ceux qui brandissent un bouclier universitaire pour défendre
des chasses gardées, à l'abri des échos et des grondements de la
société.
Mémoire et Histoire
traitent d'une matière commune : le passé. Ce passé nous travaille, consciemment
ou non. Lorsque la société s'en empare, le législateur doit proférer une parole
particulière, et légitime, dans la polyphonie produite par les historiens et les
associations. Le sujet est là. Eduardo Galeano le dit à sa façon : "Le temps passé continue vivant de battre dans les
veines du temps présent, même si le temps présent ne le veut pas ou ne le sait
pas."
Pierre Nora m'a
offert, et je l'en remercie encore, le dernier ouvrage qu'il a édité sur le
journal d'un négrier. Devant la mission parlementaire, il a présenté cet acte
d'édition comme un acte de bravoure. Après lui avoir fait observer qu'il n'avait
pas été poursuivi et ne le serait pas parce que tel n'est pas l'objet de la loi,
je lui demandai quand il nous offrirait le témoignage de
l'esclave.
L'historien fait-il
oeuvre complète lorsqu'il restitue la seule parole des vainqueurs consignée dans
les archives écrites ? Ne lui revient-il pas, avec la même rigueur
méthodologique exercée sur les sources écrites, d'exhumer les filets de voix des
vaincus ou victimes, ces filets qui nous parviennent par la tradition orale et
les traces archéologiques ?
Nous sommes
héritiers de toutes les tragédies humaines, qui nous troublent par la barbarie
qu'elles révèlent et les traces qu'elles laissent. L'acte législatif fait de la
mémoire de quelques-uns la mémoire de tous. C'est lui qui peut inclure les
mémoires fragmentées dans un récit commun, une odyssée partagée. Pas de matière
plus politique que le droit, disais-je ? Ah ! si, peut-être l'Histoire.
Christiane
Taubira est députée de
Guyane.