Histoire de la colonisation, réconcilier les « mémoires fracturées » ?

 

Des hélicoptères survolent la vallée de la Soummam en Mai 1956
Des hélicoptères survolent la vallée de la Soummam en Mai 1956. / AFP

« Certaines pages de l’Histoire de la colonisation sont de l’ordre du crime contre l’humanité »

 

Recueilli par Alban de Montigny, la-croix.com  le 17/02/2017 à 18h05

Après les déclarations d’Emmanuel Macron sur la colonisation, Pascal Blanchard, historien, chercheur au laboratoire communication et politique du CNRS*et spécialiste du fait colonial, revient sur les enjeux qui entourent cette question historique.

 

La Croix : La colonisation peut-elle être considérée comme un crime contre l’humanité ?

Pascal Blanchard : La colonisation en soi n’est pas juridiquement un « crime contre l’humanité », ce n’est pas le même phénomène que l’esclavage. Même si les textes internationaux énoncent que « les crimes contre l’humanité doivent être commis par une puissance étatique qui pratique une politique d’hégémonie idéologique ». Par contre, certaines pages de l’Histoire de la colonisation, comme la conquête de l’Algérie, de 1830 à 1842, celle de l’Indochine, ou encore la grande révolte et sa répression en Nouvelle-Calédonie en 1878 et la guerre au Cameroun dans les années 1950, ont été de l’ordre de l’inacceptable, et donc du crime contre l’humanité au regard des « faits ». Y compris au regard du droit français, depuis la loi du 26 décembre 1964 où la notion de crime contre l’humanité fait son apparition dans le code pénal.

On est dans un pays paradoxal avec 12 744 musées, mais il n’y en a aucun qui traite, parle ou appréhende l’Histoire coloniale. Quand l’Histoire ne peut pas rentrer au musée, c’est qu’elle est encore brûlante, manipulée aussi ou qu’elle n’a pas trouvé le temps de l’apaisement des mémoires. Elle reste donc dans le champ du politique, des manipulations de l’histoire et des mémoires en conflit.

Pourquoi les politiques ont-ils une propension à s’emparer de la question coloniale ?

P.B. : La question coloniale touche encore le présent car elle interpelle notamment sur l’immigration post-coloniale, sur la République, sur la manière dont on se pense Français, sur nos identités collectives et sur la manière dont on s’attache au récit national. Elle a toujours été un débat idéologique parce qu’en France, contrairement à d’autres pays comme l’Allemagne, les Pays-bas ou la Grande-Bretagne, la page coloniale n’a pas été tournée. À chaque fois que le sujet revient dans le débat public, on ne répond pas sur les faits historiques, on s’attache beaucoup plus à son idéologisation, à sa symbolique, à son interprétation. Cela dépasse largement le champ historique pour entrer dans celui du politique.

Le Front national, qui est né en réaction à la perte de l’Algérie française, mais aussi une partie de la droite tout comme des essayistes à l’image d’Éric Zemmour ou Robert Ménard, font référence à ce passé glorieux et à une relecture du passé colonial mythifié. De son côté, la gauche socialiste a toujours été très mal à l’aise avec la question coloniale, notamment en raison de ce passé et de l’engagement de personnalités comme Jules Ferry mais surtout François Mitterrand, ministre des colonies sous la IVe République.

Emmanuel Macron correspond, lui, à une génération qui ne comprend pas pourquoi la France ne reconnaît pas ce qui s’est passé. Cette génération qui n’a pas connu la guerre d’Algérie, l’Histoire impériale, se sent beaucoup plus détachée des enjeux idéologiques de nos aînés. Emmanuel Macron prône la réconciliation avec ce passé, ce que les années Mitterrand, Jospin et Hollande n’ont pas fait.

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Pourquoi la France ne parvient-elle pas à purger cette question ?

P.B. : Parmi les pays pour lesquels l’histoire coloniale a été majeure, il y a en deux très intéressants, le Japon et la France, pour lesquels la question coloniale est intimement liée à l’histoire politique du pays. Au Japon, c’est lié à l’image tutélaire de l’empereur, en France à celle de la République et des droits de l’homme. Dans les deux cas de figure, c’est un paradoxe. L’empereur aurait dû être protecteur et concentré sur l’archipel, alors qu’il a été conquérant à travers une colonisation d’une violence inouïe. En France, la République a beaucoup de mal à assumer de n’avoir pas mis en pratique les Droits de l’Homme dans les outre-mer.

Autre sujet très sensible : la République n’a jamais réussi à trouver une place ni pour les Harkis, ni pour les Pieds-noirs, dans notre Histoire nationale. Ils ont été très mal accueillis, notamment par le maire de Marseille de l’époque, Gaston Defferre. Ils ont l’impression que leur frustration et leur traumatisme d’avoir perdu l’Algérie française, le Maroc, le Liban, l’Égypte ou encore l’Indochine, n’a pas été reconnu. Ils cherchent donc à exister par une sur-politisation et une sur-revendication pour certains militants actifs. D’une certaine manière ni la mémoire des rapatriés, ni la mémoire des enfants des immigrations post-coloniales, ni la mémoire des populations ultramarines, ni celle des anciens combattants en Indochine et en Afrique du nord n’ont trouvé de place « pacifiée » dans l’histoire nationale.

Est-ce le rôle du politique de s’emparer des sujets historiques ?

P.B. : Quand les politiques s’emparent des questions d’histoire, ça finit toujours mal. On l’a vu avec la loi de février 2005, demandant d’enseigner positivement la colonisation, on l’a vu sur le génocide arménien. On se rend compte que les politiques voient toujours dans l’histoire des symboles pour légitimer leur posture. Ils ne devraient pas, d’autant que l’histoire coloniale est paradoxale, complexe, ce n’est pas un tout, il n’y a pas le bien et le mal. Néanmoins, tant qu’on ne reconnaît pas ce qui s’est passé, on ne peut pas le dépasser et trouver une mémoire commune. Il est temps d’engager ce processus, sinon la prochaine génération politique sera piégée comme les précédentes. À chaque élection, c’est le même « jeu » identitaire, mais cette fois-ci la gauche et les droites sont face à une nouvelle lecture post-coloniale du passé de la France. Il est temps en tout cas de réconcilier les « mémoires fracturées », comme le suggère d’ailleurs Emmanuel Macron.


* (CNRS, Irisso, Université Paris-Dauphine)