Notes de lecture :

Le Mort Vivant " de Henri DJOMBO
roman, éd. Présence Africaine

Je dormais du sommeil du juste ce samedi 8 juillet jusqu'à 6h lorsque les bourrasques venues de l'océan atlantique ébranlèrent les pins au milieu desquels le centre des vacances où nous sommes est construit.
Les cliquetis des drisses sur les mâts des bateaux amarrés au port, les bruits des aiguilles et pommes de pin dans leur chute ont vite fait de me décider à quitter le lit, à sortir notre chien pour ses besoins et à engager les premières foulées de jogging que j'aime bien faire tôt le matin, sur les plages désertes de Saint-Denis d'Oléron et des Boulassiers.
Je soufflais tranquillement, assis sur la dune, la pensée vagabonde entre Fort-Boyard qui paraît avoir jeté définitivement l'ancre au large de le pointe des Saumonards, la ville de La Rochelle de l'autre côté de la baie et l'île de Ré au Nord-Est lorsque mon épouse vint, sans bruit, s'asseoir à mes côtés avec dans la main "le mort vivant ",  un roman d'Henri Djombo qui m'était tombé des mains à Paris, après le prologue, tant l'histoire me paraissait correspondre à bien des égards à ce qu'on en sait des histoires de ces chancelleries centrafricaines en perdition dans les capitales d'Europe Occidentale.
Mieux disposé, je l'ai lu d'un trait.
L'entrée en scène de Joseph (héros malgré lui de cette histoire abominable) par ce voyage en bateau au village natal, rappellera aux compatriotes de ma génération tout à la fois André Gide sur le bateau colonial* où l'homme noir était traité moins qu'une bête de somme et les joyeux retours des élèves du collège Emile Gentil/lycée B. Boganda en fin d'année dans leurs familles avec les autocars Ziem Atoko, El Adj Ali Alidou.
Mais le rire et la bonne humeur fait rapidement place ici, à la méprise et à l'horreur. Henri Djombo nous conduit dans les arcades de l'abomination.
En effet un honnête homme, venu à la place mortuaire de sa sœur au village natal, est parti se dégourdir les jambes dans les environs. Il est arrêté, capturé dirai-je par la Sécurité nationale, Police des frontières de la République de Yangani (pays imaginaire bien sûr). Considéré comme un dangereux mercenaire infiltré par Boniko, pays voisin, pour renverser le chef de l'état, il est expédié comme un colis précieux à Bandeiraville, la capitale de Yangani où les autorités militaires et politiques à commencer par le Président de la république semblent avoir fréquenté plus les écoles de la sécurité coloniale et du régime nazi que celles des droits de l'homme, de la démocratie, du développement économique, culturel et social.
Jugez-en :
" Après avoir vécu des aventures personnelles au moment où ils fusillaient, assommaient ou égorgeaient certains condamnés à mort, les geôliers comptaient maintenant sur l'affaiblissement physique et moral des prisonniers, avant de jeter leur loque, du bord de la falaise, dans le précipice appelé la vallée des corbeaux. Dans cette vallée, les vautours, charognards, corbeaux et autres rapaces s'étaient tellement engraissés de chair humaine que l'obésité les empêchait de voler dans le ciel. On disait qu'ils avaient perdu des plumes et s'étaient poussé des pieds, que les fourmis avaient pris la taille de cochons et les rats celle d'éléphants d'Asie.
Les lourdes chaînes, choisies par les gardiens eux-mêmes, n'étaient sûrement pas destinées à empêcher l'évasion -impossible- des détenus, mais à les maintenir dans la souffrance qui allait progressivement les diminuer.
Le régime alimentaire, laissé à la guise des geôliers, était fait pour compléter ce traitement, accentuer la détresse des âmes qu'ils aidaient à amorcer la marche vers la fin de la vie. Gare aux rebelles, que l'on affamait des semaines entières ! C'était pénible de les entendre geindre, pleurer, crier de faim et de soif, et de savoir que, des hommes comme eux, étaient heureux du sort dont ils les frappaient. Nous pleurions de pitié et d'impuissance. quand les malheureux se taisaient, c'est qu'ils avaient succombé à leurs souffrances qu'on abrégeait ainsi.
...Le corps rabougri des gens diminués ressemblait à une tige, et leur tête volumineuse avait l'aspect d'une grosse calebasse. Puis l'inquiétude, la frayeur et le délire, qui les assaillaient, achevaient de leur donner la forme de pauvre têtard, dans laquelle ils se présentaient au bon Dieu le Père.
Ainsi affaiblis, les détenus devenaient des proies faciles pour nos gardiens aux ventres bedonnants, qui n'étaient pas plus rapides à la course que des grenouilles. On nous dit que les redoutables amulettes qui tournaient en dérision les représentants de l'ordre finissaient par perdre, avec la déchéance physique du corps, la force de leur magie. Quelle géniale trouvaille ! Ces gardiens de la mort qui prévenaient les vivants de la vie, rivalisaient en génie de tuerie, là où leur règne était total. Ils firent de leurs méthodes un art accompli, qu'on enseignait maintenant dans d'autres pays où le pouvoir se voulait fort, craint et respecté ".
Les dictateurs et les geôliers ne sont pas débiles. Ils ont conscience de leurs limites. Un complexe d'infériorité les tenaille par rapport aux intellectuels insoumis. Ces derniers à Yangani, avaient semble t-il une fâcheuse tendance à cultiver leur calvitie.
" Selon la thèse répandue dans les allées du pouvoir, la pierre de l'intelligence et de la chance était cachée dans le cerveau [des intellectuels]. Une pierre aussi brillante qu'un diamant, sans doute encore plus précieuse, qu'on ne pouvait extraire que du vivant de la personne. Elle avait la taille du bout de l'auriculaire. Tant qu'on en trouvait pas, comme à la loterie nationale, il fallait continuer à jouer, à creuser, à chercher le diamant qui avait quitté la terre et les laboratoires pour se cacher dans la tête de certains intellectuels !
Ce diamant aidait, disait-on, à résoudre tous les problèmes, à accéder au pouvoir, à devenir beau et riche...
C'était à qui mieux mieux. Et les têtes passaient, on espérait trouver sa chance dans la prochaine, et de prochaine en prochaine, l'espoir grandissait. Quand il y avait pénurie de calvities, alors tant pis ! on regardait dans toutes les têtes, on ne sait jamais où le bon Dieu loge parfois ces choses-là ".
" La cruauté politique fait ses ravages et va bien loin. Il n'est pas rare ni étonnant de trouver des cadavres enfermés dans des sacs de jute, de polypropylène ou de toile et même dans des paniers tressés, jetés au bord de la route, dans la rivière, dans l'herbe... Le crime est banalisé ici à Bandeiraville. La majorité des gens vit dans la peur et l'incertitude permanentes, car la mort s'embusque partout. Ils en ont assez de se sentir traqués dans leur propre pays ".
 Les sévices n'ont pas que de fondements politiques : " A peine hier, le ministre de l'intérieur a fait battre à mort un ingénieur, un cadre de ce pays, pour un petit lopin de terre que sa tante convoitait à l'honnête homme. Le malheureux qui a perdu son bien, lutte par-dessus tout, entre la vie et la mort "
" Apôtre du mal, le président s'est entouré de disciples qui l'aident à voir partout des coups d'état et à trouver des ennemis du peuple dans d'autres ethnies. C'est ainsi qu'ils lui font avaliser n'importe quoi.
Pour régler les comptes aux autres, les gens montent de diaboliques machinations, même à partir d'affaires de fesses...
...En matière d'argent, ils ne badinent pas ! Avec les complicités qu'ils ont, la trésorerie nationale est constamment dégarnie, alors que se constituent ailleurs des trésors privés ; les inspections commises aboutissent toujours à des non-lieux et les deniers de l'Etat sont dilapidés au vu et au su -et même avec le concours- de tous. La vie publique est émaillée de scandales étouffés... "
Joseph réussit malgré tout à sortir de l'enfer, à revenir du pays des morts. Le Président de Yangani croit pouvoir acheter sa conscience en le gratifiant d'une grosse enveloppe de devises étrangères fortes, avant de le déclarer persona non grata. Le retour à domicile n'est pas de tout repos. Joseph devra engager de rudes batailles pour tenter de récupérer ce qui est resté de son foyer, de sa maison que la famille s'était accaparée sans vergogne au détriment de ses enfants et de sa femme légitime.
Le mort vivant est un livre passionnant. Henri Djombo construit avec ce deuxième roman une œuvre d'un réalisme époustouflant. Il poursuit son cri de révolte contre la violence, l'arbitraire, le cynisme qui caractérisent le pouvoir politique en Afrique.
Je recommande très chaleureusement ce livre où l'auteur, qui a l'expérience du pouvoir dans son pays, "se découvre pour dire des certitudes et convier le lecteur à une réflexion plus profonde sur la condition humaine ".

La Brée-les-Bains
JB PELEKET

* Vous trouverez sûrement le livre d'André Gide, Voyage au Congo et Le mort vivant de HD à Présence Africaine, 25bis rue des Ecoles, 75005 Paris

(Juillet 2000)


LireVoir