TEMOIGNAGE SUR LE REGRETTE RAPHAEL NZABAKOMADA YAKOMA

Par Jean-Paul NGOUPANDE
Ecrivain, Ancien Doyen de la Faculté des Lettres et Sciences Humaines de l’Université de Bangui (1982-1985)

C’est d’abord l’image d’une grande jovialité que je retiens de celui que ses amis appelaient familièrement " RAPH’ " ou, pour les plus proches, " NGBADA ". Nous sommes en septembre 1967. Je suis arrivé plus tôt à Paris, après le baccalauréat, parce que je dois poursuivre mes études en hypokhâgne au lycée Malherbe de Caen. Un peu perdu dans les couloirs de la célèbre Maison d’Afrique du Boulevard Jourdan, où j’ai été installé en attendant mon départ pour la Normandie, je vois arriver un groupe d’étudiants qui parlent sango. Ouf ! Je vais pouvoir être pris en charge par des compatriotes, et ce fut le cas.

De ce groupe d’une bonne douzaine de futurs cadres centrafricains, certains nous ont déjà quittés, mais quelques uns sont encore en vie : Daniel NDITIFEI BOYSEMBE (actuel ministre délégué à l’Economie), Joseph KOYAGBELE (actuellement conseiller du Premier ministre), , ZOCTIZOUM Yarisse (sociologue vivant au Canada), Robert AMEDI (ancien DG de la SODECA), Edmond GNIKPINGO (haut fonctionnaire à la Banque Africaine de Développement), Philippe MANGA MABADA (ingénieur des Télécommunications, ancien haut cadre de SOCATEL actuellement à la retraite). Parmi les disparus, je me souviens de Louis OUANDET (psychologue, ancien recteur de l’Université de Bangui, le tout premier de nationalité centrafricaine), et Raphaël NZABAKOMADA YAKOMA.

C’est ce dernier qui semblait animer la conversation, et apparemment, réussissait à faire rire tout le monde. Par la suite, le militantisme au sein de l’Union Nationale des Etudiants Centrafricains (UNECA, section de la FEANF) nous a rapprochés. C’est ainsi, par exemple, qu’en juillet et août 1969, j’ai fait partie, avec Robert GOPAYO, autre disparu, de la délégation de l’UNECA que conduisait à Bangui le vice-président NZABAKOMADA. On se souviendra que cette période correspondait au durcissement du régime de BOKASSA, après l’exécution du colonel Alexandre BANZA, l’homme fort du putsch de la Saint-Sylvestre 1966, pour tentative de coup d’Etat contre son ancien chef. Notre mission était ainsi placée sous haute tension. Un grave incident ayant opposé Raphaël NZABAKOMADA à un dignitaire du régime, ancien de l’AEO (Association des Etudiants Oubanguiens, ancêtre de l’UNECA), nous avons été sous la menace d’une arrestation. Puis une rafle générale a eu lieu parmi les étudiants en vacances, à la suite de la distribution de tracts signés " l’Ange de la mort ", tracts qu’on attribuait à tort à l’UNECA. Cette rafle a d’ailleurs perturbé ce jour là le mariage d’un autre illustre disparu, Alphonse BLAGUE.

La mission de 1969 a resserré durablement mes liens avec Raphaël NZABAKOMADA. Pour faire court, je dirai que son retour à Bangui à la fin de ses études nous a éloignés un moment, et pas seulement au plan géographique. Son entrée au Bureau Politique du MESAN, c’est-à-dire dans le cercle restreint des plus proches collaborateurs de l’Empereur, a suscité maintes interrogations et critiques parmi ses amis demeurés au sein du mouvement étudiant en France. Sur ce sujet, je n’en dirai pas plus. Nous ne sommes pas ici pour juger la carrière politique de Raphaël. L’histoire, qu’il a choisie comme spécialité universitaire et qui était une véritable passion pour lui, se chargera d’établir le verdict, comme d’ailleurs pour chacun d’entre nous, moi compris.

C’est donc de l’universitaire, de l’historien et de l’intellectuel que je veux parler. Vu sous cet angle, le jugement de l’Histoire peut être considéré comme déjà rendu : Raphaël NZABAKOMADA fut un brillant historien centrafricain, sans conteste le plus grand à ce jour. Certes, des administrateurs coloniaux et des coopérants français ont apporté leur concours à la très difficile connaissance du passé de ce pays considéré par les géographes occidentaux à la fin du XIXe siècle comme une terra incognita, ou encore la " dernière tâche blanche " sur la carte du continent africain. Pierre Kalck, récemment disparu, est le plus fécond d’entre eux, avec sa monumentale Histoire de la République centrafricaine, qui demeure encore la référence malgré ses lacunes avérées. Mais notre véritable premier historien à nous, Centrafricains, c’est Raphaël NZABAKOMADA YAKOMA. Ce n’est pas seulement parce qu’il fut notre premier docteur dans cette spécialité. Tous les docteurs ne sont pas des chercheurs féconds. Raphaël en était un, c’est-à-dire un authentique intellectuel, un travailleur de la pensée et de la connaissance.

C’est grâce à lui que nous avons un important rai de lumière sur une des périodes les plus tragiques mais aussi les plus grandioses de l’histoire coloniale de notre pays : la guerre de KONGO WARA. Nous sommes à peu près au milieu des années Vingts, soit à peine deux décennies après la création officielle de la colonie de l’Oubangui-Chari. On sait que la particularité de cette colonisation fut, au début, de céder, sous forme de concessions, la gestion du territoire à des compagnies privées, à l’exception de la bande centrale réservée à l’administration officielle française, et où des postes militaires (Fort-Sibut, Fort-Crampel, Fort-Archambault) garantissaient le ravitaillement de la colonie du Tchad à dos d’hommes par le système dit du portage.

Les exactions des agents des sociétés concessionnaires devaient susciter la révolte paysanne conduite par KARINOU, paysan originaire de la région de Bouar, et que l’on connaît désormais sous le nom de guerre de KONGO WARA, ou guerre du manche de la houe. La révolte, partie de l’actuelle préfecture de la Lobaye, devait s’étendre à tout le sud-ouest. C’est d’ailleurs cette révolte qui devait conduire à un nouveau tracé des limites de l’Oubangui-Chari, marquées par le rattachement du sud-ouest (qui faisait partie du Moyen-Congo) correspondant aux préfectures actuelles de la Lobaye, de la SANGHA –MBAERE et de la MAMBERE-KADEI, et le rattachement au TCHAD de sa partie sud-ouest actuelle (Logone orientale et occidentale, Moyen-Chari).

C’est à cet épisode de l’histoire centrafricaine que Raphaël NZABAKOMADA a consacré son travail d’historien. Ce fut le sujet de la thèse de doctorat qu’il a préparée sous la direction de Catherine COCQUERY-VIDROVITCH. Il y a un an, alors que je faisais la promotion de mon dernier livre, L’Afrique face à l’islam, j’ai croisé cette éminente historienne française dans un studio de radio à Paris. Nous ne pouvions évidemment pas ne pas parler de NZABAKOMADA, dont elle se souvenait parfaitement, et dont elle regrettait la disparition, tant sa carrière d’historien lui avait paru prometteuse. Le chercheur ne s’est pas contenté de cette thèse de grande qualité, publiée chez L’Harmattan. Il a continué ses travaux sur la guerre de KONGO WARA jusqu’à ce que la mort l’en arrache, privant la recherche historique centrafricaine d’un grand talent.

Et, pour poursuivre sur ce sujet, je voudrais souligner l’importance cruciale de la discipline dont il est question. Le philosophe que je suis se fait humble dès qu’il est question de la place de l’histoire dans les sciences humaines. Il est vrai que le mythe de la philosophie " mère de toutes les sciences ", et donc métascience, a dominé pendant des siècles l’histoire de la pensée. De Descartes à Husserl en passant par Kant et Hegel, les philosophes eux-mêmes ont été les premiers à souligner la place centrale de leur discipline dans l’histoire de la connaissance. Il est vrai que les disciplines scientifiques d’aujourd’hui ont été, pratiquement jusqu’aux grandes révolutions scientifiques des XVIIe, XVIIIe et XIXe siècles, des branches de la philosophie. L’oiseau de Minerve qui, chez Hegel prend son envol le soir tombé, aurait peut-être un visage plus proche de l’Histoire plutôt que de la Philosophie. Mais encore une fois, cette interprétation philosophiquement peu orthodoxe n’engage que moi.

Mais l’évolution des sciences sociales a, depuis, conféré à l’histoire un rôle de carrefour, de plus en plus évident, au sein des sciences sociales, et même des sciences tout court. Dans un de mes premiers écrits au sein de cette Faculté, un article paru dans les Cahiers de philosophie de l’Université de Bangui (lancés par Laurent GOMINA PAMPALI et moi-même en 1983) et intitulé " L’intérêt philosophique de la recherche historique en Afrique ", je soulignais le rôle majeur de l’histoire dans la reconstitution de ce que j’appelle une conscience d’être du Négro-africain, condition sine qua non pour qu’il surmonte les traumatismes et les complexes. Ce texte avait fortement impressionné Théophile OBENGA et Cheick Anta DIOP, les deux grands historiens africains, tous les deux égyptologues, qui ont marqué de façon décisive l’évolution de ma pensée, et que je n’hésite pas à considérer aujourd’hui comme mes maîtres à penser. C’est depuis cette période, depuis les encouragements que l’auteur de Nations nègres et culture m’a adressés le 21 mars 1985 dans son bureau de l’IFAN (Institut Fondamental d’Afrique Noire) à Dakar, un an avant sa mort, que ma passion pour la recherche historique en Afrique s’est renforcée, me conduisant à ouvrir, avec Pierre VIDAL et Maurice DEBALLE, successeur de Raphaël NZABAKOMADA à la tête du département d’histoire et géographie, la section de recherche archéologique dudit département. Etienne ZANGATO, enseignant et chercheur bien connu à l’Université de Paris X-Nanterre, est issu de cette section.

Raphaël NZABAKOMADA nous a quittés au dernier trimestre de l’année 1985, victime de la terrible maladie qui devait, par la suite, emporter tant de nos collègues. La dernière image que je garde de lui vivant est celle de sa visite à mon domicile, derrière l’hôpital général, vers fin septembre- début octobre 1985. Il était déjà malade et avait quitté sa chambre d’hôpital pour venir me féliciter après ma nomination comme ministre de l’éducation nationale. Je n’oublierai jamais le spectacle de cet homme qui symbolisait la joie de vivre, et que j’avais du mal à reconnaître dans cet état d’amaigrissement extrême. C’est en tant que ministre que j’ai représenté officiellement le gouvernement à ses obsèques. Mais c’est surtout en ami que j’étais venu saluer sa famille. A chaque fois qu’il m’est donné de prendre la route de MBAIKI, rares sont les fois où je ne m’arrête pas à BIMON, son village où il est inhumé, pour m’incliner sur sa tombe. J’ai fait le même geste il y a un an, en août 2003, après ma longue absence du pays, en compagnie de mes enfants à qui j’ai expliqué qui était cet homme dont j’honorais la mémoire.

Raphaël NZABAKOMADA a tiré sa révérence, comme tant d’autres qui ont exercé dans cet établissement : Louis OUANDET (psychologue), Alphonse BLAGUE (sociologue), Germain ZOUNGOULA (philosophe), Lucien TCHIKAYA (angliciste), François SEHOULIA (angliciste), Mathieu SENHOUELE (lettres modernes), Pierre YALIMENDET (géographe), Placide BALENGONDJI (géographe), Faustin TEGUEDERE (linguiste), Maurice AMAYE (historien), Albert MANDAZOU BALLET (journaliste et sociologue), Daniel Carpenter NODJIBAYE, notre ami tchadien parfaitement intégré (géographe), Théophile TOUBA (linguiste) et récemment Joseph MANDATA (philosophe). Je ne parle évidemment que de ceux que j’ai connus comme chef d’établissement. D’autres, arrivés après moi, ont continué de mourir. J’ai coutume de dire que nous autres, qui sommes encore en vie, sommes en quelque sorte des rescapés. La RCA ne se rend pas encore compte du redoutable handicap que constitue cette hémorragie. Quand viendra enfin le moment de la reconstruction, après la longue et vaine danse macabre autour d’un gâteau de plus en plus fantomatique, quand il s’agira enfin d’aborder les vrais problèmes du pays, on s’apercevra alors que ces universitaires, disparus trop tôt, ont laissé un vide difficile à combler.

Et, pour finir, en ces temps où, comble de l’obscurantisme et de la régression, il ne fait pas bon être intellectuel et écrivain en Centrafrique, je voudrais dire que le meilleur hommage que nous puissions rendre à Raphaël NZABAKOMADA est de continuer son œuvre d’historien et de chercheur. Je voudrais dire également à quel point j’apprécie l’initiative de Madame la Doyenne Georgette DEBALLE d’honorer nos collègues disparus, victimes de la maladie, de la pauvreté, avec les conditions de vie extraordinairement injustes qui sont celles des universitaires et des cadres en général dans ce pays, le pays des quarante mois d’arriérés de salaires.

Dans cette Centrafrique qui joue souvent avec sa propre mémoire, et qui me donne souvent l’impression d’oublier trop vite et de ne pas tirer toujours comme il convient les leçons de l’histoire, il serait sans doute bon que quelques-unes des rues de notre capitale ou de nos autres grandes villes portent les noms de ces pionniers de la recherche et de la pensée. Ce ne serait que justice.

Je vous remercie.

Bangui, le 30 juin 2004

(Témoignage présenté à l’occasion de la cérémonie de baptême de salles de la Faculté des Lettres et Sciences humaines dédiées aux enseignants décédés).

Sangonet - Histoire de la République Centrafricaine