Un point de vue sur le drame du Lycée Barthélemy Boganda:  "En Centrafrique : Sommes-nous encore des humains"

 

 

     Les vidéos qui me sont parvenues des obsèques de la défunte Leslie Agremala m'ont beaucoup fait pleurer. La première retranscrit le départ du cortège depuis la maison familiale, serpente entre les cases avant d'aborder l'avenue. Deux jeunes filles sont en tête. Elles portent l'effigie de la lycéenne décédée mercredi 25 juin 2025 au lycée Barthélémy Boganda, agrémentée d'un verset du prophète Job 9:25, « Mes jours sont plus rapides qu'un courrier ; Ils fuient sans avoir vu le bonheur » !

Derrière cette épitaphe, le cercueil de Leslie est porté à dos d'hommes, par ses camarades de classe, ses amis d'enfance. A l'entame du boulevard, le cortège s'avance parmi les taxis motos klaxonnant et pétaradant, les voitures qui ne s'arrêtent pas et les piétons qui passent leur chemin (1). Je suis surpris par l'indifférence générale. Dans mon enfance, au passage d'un corbillard, tout s'arrêtait, nul ne parlait. On se décoiffait en se signant ou en mettant genou à terre, jusqu'à ce que le dernier membre du cortège soit passé. Alors la vie reprenait son cours. Là, il n'en fut rien ! Sommes-nous encore des humains ?

C'est au cimetière que la deuxième vidéo me réconcilia avec notre espèce : pleurs, embrassades, regards hagards, cierges allumées plantées en terre et tenues blanches, couleur de deuil...

Je suis transporté que le pape Léon XIV évoque les lycéens et lycéennes de Boganda à Bangui sur la place Saint-Pierre de Rome, demandant à la communauté chrétienne de prier. Je suis porté par la foi, au défilé de ces femmes de Bambari déposant des fleurs au pied du monument aux morts de la capitale de la région Ouaka. Je suis bouleversé par le témoignage de  Carole Nguitiyo : « Mon cœur est déchiré, mon cœur est déchiré, mon cœur est déchiré », psalmodiait-elle ! Je suis submergé d'émotions à écouter le serment éploré d'Ousna Bi : « Nous n'allons plus nous taire! Plus jamais ! ». Oui, nous ne nous tairons plus jamais !

 

1- Du vide sidéral au trop plein

     Depuis l'incident grave et meurtrier du 25 juin 2025, on est passé du vide au trop plein.

Le vide se traduit par l'image évanouie d'un président évacué sanitairement, en catimini, pour un prétendu check-up programmé de longue date. Disparue, l'encombrante corpulence d'un Touadéra assis parmi les petites mains de l'Alliance internationale pour les vaccinations et l'immunisation (GAVI) pour recevoir son titre de « Champion de la vaccination » de la planète, en marge du sommet où ont pris la parole  Antonio Guterres, Robert F. Kennedy Jr et Tedros Adhanom Ghebreyesus (directeur général de l'OMS).

Le trop plein commence le 28 juin au soir. C'est à bord d'un vol régulier de la compagnie Air France – la France, pays honni ? - que le président Touadéra regagne le tarmac de l'aéroport de Bangui-Mpoko. Dans la pénombre de cette nuit sans lumières et sans étoiles, une palanquée de dignitaires du régime, alignés en rangs d'oignons, attend la poignée de main présidentielle.

Au milieu de cet aréopage de poitrines et de bedaines engoncées dans des costumes cintrés, la silhouette sylphide de la ministre des affaires étrangères transparaît, une limace parmi des hippopotames.

Un choc cependant : en plein deuil national, nul n'arbore un brassard noir ou un signe distinctif, témoignage de compassion et de solidarité avec les familles endeuillées. Certes, en Afrique, « le noir est la couleur de tous les jours, le blanc est une couleur de circonstance » (Bernard Dadié). Néanmoins, on eût pu choisir une écharpe blanche !

Le dimanche 29 juin 2025, le président se rend à l'église anglicane de Ngoubagara – la mare aux bœufs – où il a son prie-Dieu. On lui tend un micro pour l'offertoire. Debout, les yeux clos, le teint de cire, il anone une prière inaudible, comme cisaillée par des chutes de tensions en ligne.

Les trois jours de deuil national étant consumés, la vie reprend le dessus. En la circonstance, dimanche, c'est jour de repos !

Le lundi 30 juin 2025, reprenant son fardeau de président, Faustin Archange Touadéra se rend au chevet des blessés, épargnant à ces derniers l'humiliante séquence de la distribution des enveloppes face aux caméras. Il fit preuve de compassion, devant une fillette atteinte à la colonne vertébrale, s’engageant à la faire évacuer pour une prise en charge mieux adaptée (2).

Il trace et reconnaît ainsi les limites du système de santé du pays qu'il dirige depuis bientôt quinze années !

 

2 – Les longs jours à venir

     La séquence des enterrements et des soins aux blessés n'est pas encore clôturée que les signataires des accords de N’Djamena au Tchad ont semble-t-il repris les sentiers de la guerre, du côté de Koui, dans l'Ouham-Pendé, au nord-est du pays.

Signé le 19 avril 2025 entre le chef d'état-major des armées centrafricaines et les responsables des groupes armés UPC et 3R, ce protocole prévoit la démobilisation, le désarmement et le cantonnement des éléments ci-dessus. Apparemment, faute d'une programmation et d'une planification efficace, les personnes concernées se sont retrouvées sans viatique ni rations alimentaires. Le bec dans l'eau, ils ont repris le chemin habituel de leurs rapines (3).

Si cette information se confirme, les jours à venir vont être très longs :

-       d'abord pour les populations civiles des zones et villages concernés, qui aurons à faire face à la fois à la prise en charge de leurs enfants blessés ou disparus, mais qui devront également affronter les incursions des groupes armés ;

-       ensuite pour les suppôts du régime que sont les membres du mouvement des cœurs unis, le parti présidentiel, dont le champion est désormais sur un trône brinquebalant. Déjà ils s'empressent à assurer leurs arrières, tel le cas du nommé Éloge Koï Doctrouvé, responsable de la plateforme Synergie centrafricaine, l'une des milices du pouvoir, qui réunissait ses troupes le jour même du drame du lycée Boganda, autour du thème de la souveraineté de l’État centrafricain (4) ;

-       enfin pour le président Touadéra, incapable de se renier et de prendre des décisions claires, mais qui devra se résoudre à l'inévitable, la fin de son mandat, le 30 mars 2026.

 

3 – La stratégie du kissörö ou l'art de la bifurcation

     Après avoir usé de mille ruses pour conforter son pouvoir et espérer conquérir un troisième mandat – anticonstitutionnel -, le président Touadéra a perdu l'intelligence de la réalité. Il doit se rendre à l'évidence.

Dans les jours à venir, il ne peut pas se contenter de laisser courir et de faire appel à la conclusion d'une enquête judiciaire irréalisable pour trouver des responsables à ce chaos.

La fonction politique a ses responsabilités propres qui ne s'embarrassent pas de considération juridique. Il doit mettre fin, dès maintenant au gouvernement Moloua II qui, en l'espèce, a manqué de flair et de jugeote, allant jusqu'à faire arrêter des responsables de la société civile qui ont lancé une Marche blanche symbolique et pacifique en mémoire des chers disparus. Plus aucun Centrafricain ne peut faire confiance à ce gouvernement de godille qui a tant menti !

La seconde décision à prendre est une bifurcation, c'est-à-dire un changement de doctrine et de politique. Certes, la bifurcation est une « catastrophe » au sens mathématique du professeur René Thom (5). Mais seule une telle décision permet d'éviter le chaos dans lequel le pays est tombé, avec les événements graves du lycée Boganda.
Au-delà du directeur de la société ENERCA et ses collaborateurs qui sont placés en prévention pour les besoins de l'enquête judiciaire, afin d'éviter falsification ou disparition des preuves matérielles, les architectes du chaos sont leurs supérieurs hiérarchiques ; ceux qui ont occulté les 48 millions de francs CFA destinés à sécuriser les examens du baccalauréat.

Pour que ces personnalités soient entendues, il faut leur retirer leur immunité, donc les démissionner du gouvernement, tout le gouvernement.

Pour que cette bifurcation réussisse, il faut une autre « structure de commande optimale ». Le temps est venu d'ouvrir avec l'opposition démocratique, un vrai dialogue politique qui conduise à une « cohabitation » : un président qui fixe les grandes orientations du pays, et un gouvernement qui détermine et conduit la politique de la nation.

Ce gouvernement de « Salut public » est d'autant plus indispensable que le second mandat de M. Touadéra arrive à échéance au 30 mars 2026 prochain d'une part, et que d'autre part, le président de l'Agence nationale des élections fait savoir que les élections générales ne pourrons pas se tenir dans les délais constitutionnels, malgré la suspension de l'article 18 de la loi électorale, faute de financement (6).

Dans ces conditions, M. Touadéra est pris à son propre piège. Il ne peut pas venir aujourd'hui nommer un vice-président et vouloir faire appliquer la constitution du 30 août 2023.

Il lui reste une seule alternative,

-       soit démissionner pour convenances personnelles et permettre au président de l'assemblée nationale d'assurer l'intérim de la présidence de la République jusqu'à l'élection du prochain président ;

-       soit poursuivre son second mandat jusqu'à son terme, en mettant tout en œuvre pour que son successeur soit élu et entre en fonction le 30 mars 2026.

Prétendre que la constitution du 30 août 2023, que le président ne respecte d’ailleurs pas, va régler le problème du report des élections et du glissement de la durée du mandat présidentiel en son article 182, est un mensonge : l’incompétence du président de l’agence nationale des élections et de ses collaborateurs ne peut être tenue pour des « événements imprévisibles et irrésistibles » !

La balle est dans son camp : il lui appartient dès à présent de s'inventer une stature d'homme d’État.

 

Paris, le 1er juillet 2025

 

Prosper INDO

Économiste,

Consultant international.

 

(1) – Bangui, la capitale de la République centrafricaine, est la seule ville au monde à ne disposer d’aucun cimetière sécurisé, ni d’un corbillard public ou privé, et encore moins d’un service municipal de pompes funèbres. L’édile de la ville aurait pu mettre un véhicule de location à la disposition de la famille ? Que nenni !

(2) – Pour cette visite, le président Touadéra était accompagné des ministres Zingas (Éducation), Somsé (Santé), Balalou (Communication), Magalé (Enseignement supérieur),  Kirima (Affaires sociales), Mouanga (Travail et emploi). A voir tout ce monde circuler autour des lits, on peut penser que nul ne sera atteint, tant l'empressement d'allégeance est manifeste. Seul manquait à l'appel Piri, le ministre de l'énergie, « frère du président » ! Il déclara vouloir bientôt inviter les familles éplorées au Palais de la Renaissance ! Surtout qu’il ne le fasse pas : en période de deuil, on rend visite aux parents concernés – qui ne s’apprêtent, ni ne se coiffent ni ne s’attifent de beaux atours -. Ces derniers sont au nombre de 29 (date de la mort de Barthélémy Boganda), un soir par famille, accompagné uniquement par la première dame, lui suffira pour faire le tour. Moins d’un mois, dans la vie d’un président !

(2) – Cette situation témoigne de l'impréparation de l’État centrafricain, et de la faiblesse des forces armées centrafricaines, incapables de sécuriser les sites de cantonnement. Entre le ministre d’État chargé du désarmement, démobilisation et rapatriement, le ministre de la défense nationale et le chef d'état-major des armées, qui pilote le dispositif ?

(3) - Les thèmes évoqués étaient centrés sur « les menaces pesant sur la souveraineté et la sécurité de la République centrafricaine », mais avaient surtout pour but de dénoncer les pressions extérieures en faveur de la libération de Martin Joseph Figuera et Armel Sayo, accusés d'atteinte à la sûreté de l’État. En matière de souveraineté et d’indépendance, le docteur Doctrouvé (un beau nom) devrait savoir que « la main qui donne est toujours au-dessus de la main qui reçoit » !

(4) - René Thom : Modèles mathématiques de la morphogenèse, CBE, Paris, 1980.

(5) - Selon le président de l'ANE, le docteur Mathias Prosper Morouba, le déficit budgétaire s'élèverait à 5 milliards de Francs CFA, soit l'équivalent des fonds spéciaux du président de la République (3 milliards), du Premier ministre (1,5 milliards) et les enveloppes vendredi (frais de représentation) des différents ministres !