A la mémoire de Philipe Lavodrama : Une étoile filante s'en est allée
J'ai connu Philippe
Lavodrama en sixième au collège Saint-Paul des Rapides le jour de la rentrée.
Une cohorte d'anciens nous attendaient sous les manguiers à l'entrée de
l'établissement pour le traditionnel bizutage. Philippe leur tira la langue et
leur mis quatre cents mètres dans le nez alors qu'ils lui courraient sus !
Cet esprit espiègle et la vitesse de ses foulées à la course furent sa marque de
fabrique. Il y gagna un surnom, Pégase.
En cela, il ressemblait étrangement au Jamaïcain Usain
Bolt !
C'était un garçon modeste. Son père fut préfet avant
de devenir ministre, pourtant le fils n'en faisait jamais état. Comme tous les
enfants de notre âge, nous rejoignions le collège Saint-Paul des Rapides tous
les lundi, parcourant les 12 kilomètres à pieds, en passant par la moyenne
corniche qui surplombait l'Oubangui. Nous quittions le centre ville à 5 heures
du matin pour atteindre notre destination à 7h30, soit deux heures et demie de
marche, qui se terminait parfois au pas de course lorsque nous étions retardés à
cueillir des mangues mûres devant la résidence de l'ambassadeur des États-Unis à
Bangui.
Nous avions à l'époque l'ambition de devenir des
« intellectuels ». Dès la sixième, cette exigence se traduisait par
des efforts acharnés, de lecture et d'écriture, pour obtenir les meilleures
notes. En toute matière, y compris le sport et la religion, perdre un demi-point
ou bien reculer d'une place au classement, était vécu comme un terrible échec.
Nous faisions assauts d'intelligence.
A
ce rythme, j'eus à apprécier les fulgurances d'esprit de Philippe
Lavodrama.
Nous étions 56 élèves en classe de sixième classique
« Bleue ». A la fin de l'année, nous fûmes 18 à passer en classe de
cinquième, produits d'une implacable sélection opérée par les Frères Marianistes
tout au long de l'année en cinq contrôles continus, distillés à la Toussaint,
Noël, Pâques, Assomption et Ascension. Nous restâmes « les18 des
Rapides » à intégrer les classes terminales du Lycée Barthélémy Boganda,
jusqu'au baccalauréat !
- La décision fantaisiste du président Jean-Bedel
Bokassa
A
l'issue des examens du baccalauréat, le président Bokassa, qui revenait d'une
visite officielle au Maroc, décida d'orienter les dix premiers lauréats sur
l'université Mohammed V de Rabat. A l'arrivée à l'aéroport, sans bourse ni
ambassadeur sur place, personne ne nous attendait, car nul n'était au courant de
notre venue, mêmes pas les autorités locales.
Par chance, le délégué culturel de l'ambassade de
France était venu raccompagner son épouse et ses enfants qui partaient passer
les vacances d'hiver à Paris. Il nous hébergea tous les 10 chez lui, qui dormant
dans la baignoire, qui sur le divan, les autres dans les fauteuils ou à même le
sol sur la moquette.
Le lendemain matin, après nous avoir offert le
petit-déjeuner, il fit ouvrir un dortoir du lycée Descartes à notre intention.
Nous y séjournâmes une semaine, vivant de sardines et de soda, grâce à la mise
en commun de l'argent de poche des uns et des autres. J’eus à admirer la
générosité de Philippe Lavodrama qui partageait tout, sans
rechigner.
N'ayant ni ouvre-boîtes ni décapsuleur, nous ouvrions
conserves et bouteilles avec les dents !
Le lundi suivant, à l'ouverture du lycée, notre
protecteur français nous fît héberger à l'hôtel Le Gaulois, à raison de deux par
chambres.
- Le centre sportif militaire d'Agdal à
Rabat
Un dimanche matin, alors que je promenais sur l'avenue
Mohammed V, je fus aborder par un inconnu.
-
N'êtes vous pas Cisco El
Tigre, le basketteur centrafricain ?
-
Oui, répondis-je. En avril
69, l'équipe centrafricaine de basket-ball, les NIKPA, avait disputé la finale
de la coupe d'Afrique des nations à Casablanca, et le génie du président
François Péhoua avait édité un grand panorama, où nous apparaissions tous en
photos, noms et prénoms, surnoms, tailles, postes occupés, était affiché partout
sur les murs de la ville.
-
Vous avez déjà un
club ? Non ? Venez avec moi !
Il me conduisit auprès du colonel commandant le CSM
d'Agdal. Je fus recruté sur le champ et signa une licence pour les FAR, l'équipe
de basket des forces armées royales du Maroc, dont le président était le Prince
Moulay Idriss, frère du Roi Hassan II.
Par l'entregent de ce dernier, mis au courant de nos
déboires par mon coéquipier, l'adjudant-chef Allal, pivot de l'équipe des FAR,
son Altesse Royale nous accorda une bourse d'honneur.
Notre quotidien s'améliora quelque peu : une
boîte de lait en poudre de la marque Guigoz de 5kgs, composait l'ordinaire, une
fois diluée dans l'eau chaude du robinet, accompagnée de sucre et de morceaux de
pain. Un peu tard pour réussir l'année universitaire.
De mon côté, avec les FAR, je gagnais le championnat
marocain de basket-ball ainsi que la Coupe du Roi !
- Les comètes ne meurent jamais
Fin juin de la même
année, nous fûmes rapatriés, d'abord sur Bangui, puis réorientés vers la France.
Philippe choisit la ville de Lyon, pour ses études universitaires brillantes. Il
devint un intellectuel, non point récitant de quelques formules ou concepts,
mais un vrai, doté d'une hauteur de vue à la dimension de chaque être humain,
son interlocuteur privilégié du moment.
Philippe Lavodrama était de tous les combats d'idées,
à l'UNECA (union nationale des étudiants centrafricains) comme à la FEANF
(fédération des étudiants d'Afrique noire en France). Il devint Panafricaniste,
comme d'autres sont maçons ou charpentiers, c'est-à-dire avec rigueur,
méticulosité et perfectionnisme.
Il fut le premier à s'engager dans l'écologie
politique, dans la proximité de celle qui allait devenir ma ministre de la
justice, Mme Christiane Taubira, laquelle ne se douta jamais de notre
fraternelle amitié.
Philippe Lavodrama s'installa à Lyon, définitivement,
au point de paraître l'édile de la capitale des Gaules, un autre Gérard Colomb.
Oui, il était tout cela à la fois, avant qu'un
malheureux accident vasculaire cardiaque ne le fasse trébucher. Pourtant, il se
releva, au prix de mille efforts de rééducation, il se reconstruisit, selon
l'adage japonais : « tomber sept fois, se relever
huit » !
On se téléphonait tous les quinze jours, histoire de
le garder mobilisé, malgré sa pudeur à parler de ses souffrances, jusqu'à ces
dernières semaines où une nécrose maligne le brisa net. Le voici disparu, telle
une étoile filante à son firmament.
Mais les comètes ne meurent jamais. En choisissant
d'être inhumer près de ses parents et de ses aïeuls en terre centrafricaine,
Philippe Lavodrama nous délivre un ultime message ; l'exil, quelle qu'en
soit la raison, est un indicible purgatoire qu'il faut
combattre.
Je suis persuadé que là où il est à présent, assis à
la droite du Père, il poursuit notre rêve d'enfance : faire de la
République centrafricaine, le pays que nous avons vu naître le 13 août 1960, la
Surdouée de l'Afrique centrale. J'en suis convaincu et lui réitère mon
admiration.
Paris, le 30 juillet 2024
Prosper INDO