Comment peut-on
encore être Africain en 2024
Tout ce à quoi
on nous a fait croire s'effondre : la sacralité de l'être humain, créé à l'image
de Dieu ; sa peau, œuvre divine exclusive de tout fétichisme (tatouage et
scarification) ; sa foi et sa vie ; mais aussi, la liberté de circulation des
hommes et des biens, la liberté du marché et du commerce, etc. Seule à y croire
encore, l'Afrique noire plonge dans les abysses.
Pendant cette
descente aux enfers, tels de petits canards en plastique flottant dans un seau
d’eau à la Foire du Trône, les dirigeants africains détournent le regard,
lorsqu'ils ne sont pas les complices de cette malversation
intellectuelle.
1 – Le « Contrat
racial »
Le 10 avril
dernier, le parlement européen a adopté dix lois qui instaurent « l'enfermement
permanent des migrants », en particulier ceux qui « arrivent en Europe par ses
frontières méridionales ». Appelés par certains commentateurs politiques de «
submersion migratoire », ces mouvements migratoires venant du sud de l'Europe
ont concerné 270 000 personnes arrivées illégalement aux frontières de l'Europe
en 2023. Pour ces réfugiés, une directive commune de 2008 avait déjà consacré le
principe de cette détention préalable. Depuis cette date, « les centres de
rétention administrative sont devenus des lieux de violation systématique des
droits de l'homme et d'atteintes graves à la dignité humaine » (1). Claire
Rodier parle à cet égard de « présomption d'indésirabilité
».
A l'inverse, on
se rappelle l'hospitalité bienveillante réservée aux 4 000 000 d'Ukrainiens qui
ont fui leur pays à partir du 24 février 2022. Ils ont eu le libre choix de
s'installer dans tous les pays européens - y compris les États-Unis et le Canada
– lesquels États occidentaux ont mis en place un dispositif destiné à leur
fournir hébergement, travail, aide médicale et secours financiers (2). Ce qui
n'était pas le cas des réfugiés africains, auxquels l’Union européenne
conseillait de retourner dans leur pays d'origine à la recherche d'un visa,
sésame au coût exorbitant, non remboursable en cas de décision de rejet, et
soumis à une démarche en ligne dans des pays où l’internet est peu accessible
!
Ainsi s'inscrit
à la vue du monde entier ce que le philosophe Charles W. Mills appelle « le
contrat racial », c'est-à-dire la préférence de l'homme blanc pour son
congénère, la prééminence du « blanc sur les non-blancs », que ces derniers
soient jaunes, bruns, rouges ou noirs (3).
On assiste ainsi
à une tentative de « darwinisme racial » car, dans le même temps où elle entend
protéger son identité, l’Europe promeut et accélère la PMA et la GPA, au risque
de donner naissance demain à des « clones humains » en basculant dans l’ «
eugénisme » - les orphelinats de Kiev comptent de nombreux enfants français
abandonnés, nés de mères porteuses ukrainiennes !
2 – Le syndrome
rwandais
Le Royaume-Uni,
qui fut naguère à l'origine de la création du « foyer national juif » en
Palestine, récidive aujourd'hui par l'envoi des demandeurs d'asile, constitués
en majorité d'anciens supplétifs afghans et autres réfugiés, en direction du
Rwanda.
Le principe de
cette externalisation a été initié par l'ancien premier ministre britannique
Boris Johnson, lequel refusa de serrer la main au président congolais Denis
Sassou Nguesso, lors d’un sommet Europe-Afrique, au prétexte que ce dernier
était un dictateur – ce qu’il ne se serait pas permis avec un Vladimir Poutine
ou un Xi Jinping ! En reprenant à son compte ce protocole, pour des raisons de
politique intérieure, son successeur, Rishi Sunak, lui-même d'origine immigrée,
fait acte d'allégeance au système qui l’a consacré.
Pour sa part, en
acceptant ce deal, le président rwandais Paul Kagamé, s'inscrit dans la lignée
des rois Kongos qui ont cédé environ 1 350 000 captifs noirs aux négriers belges
et portugais, à partir du port de Luanda, capitale de l’actuelle Angola
(4).
Sans doute
reprend-il à son propre compte la théorie du « grand remplacement » des 800 000
Tutsi rwandais victimes du génocide du 07 avril 1994. C'est un mauvais présage
pour les Hutu du Rwanda, du Burundi ou réfugiés en République démocratique du
Congo (RDC).
Quant à la
République centrafricaine, dont le chef de l’État est devenu un obligé du
président Kagamé, nul doute qu'il lui faudra ajouter des arpents de terre
supplémentaires aux 400 kilomètres-carrés déjà concédés à un homme d'affaires
rwandais, au bénéfice des réfugiés qui seront déboutés de leur demande d'asile à
l'issue du tri effectué par les autorités rwandaises.
Compte tenu du
silence assourdissant de l'Union africaine, qui n'a pas pris position sur le
principe de cette dévolution, au plan moral, philosophique, politique et
économique, comment peut-on encore être Africain dans ces conditions
?
3 – Purger les
Africains du désir d'Europe (5)
Cette profession
de foi du philosophe camerounais Achille Bembé a du mal à s'inscrire dans
l'inconscient collectif des Africains et de leurs gouvernants. Pourtant la
question est d'actualité et devrait s'inscrire en tête de leur
priorité.
En effet, le
lundi dernier, 6 mai 2024, une conférence internationale sur l'immigration s'est
tenue à Copenhague (Danemark). Deux propositions étaient sur la table
:
- la première
solution consiste à passer des accords d'externalisation ou de partenariat avec
des pays tiers extérieurs à l'Union européenne. Érigés en hot spots, ils sont
chargés de trier les candidats à l'asile en Europe, sur le modèle des accords
préexistants (Italie/Albanie, UE/Turquie, Italie/Libye, UE/Tunisie, etc.), en
échange d'une aide financière. Ces modalités, qui permettent à l'Europe de
contourner ses propres règles et le droit international, ont également des
effets pervers. Ainsi, les bénéficiaires de ces accords sont souvent, soit des
gouvernements autoritaires ou dictatoriaux qui profitent de ces financements
pour renforcer leur appareil répressif, soit des grandes agences
gouvernementales occidentales et non des structures
locales.
- La seconde
proposition vise à permettre, aux pays européens qui le souhaitent, en
partenariat avec les Nations unies, de « sélectionner [directement] dans les
camps de réfugiés du monde entier, les personnes les plus vulnérables et les
faire venir en Europe », selon Kaare Dybvad Bek, ministre danois de
l'immigration et de l'intégration, et Peter Nedergaard, professeur de sciences
politiques à l'université de Copenhague ; pourtant tous deux jugent le Pacte
européen insuffisant et inefficace (6). Bien évidemment, la question qui
effleure est celle des critères de vulnérabilité retenus pour trier les réfugiés
d’une part, et le sort des réfugiés recalés d’autre part, qui demeureront sans
doute enfermés dans des camps toute leur vie !
A tous le moins,
l'objectif est clair ; sous des prétextes humanitaires et moraux (« Comment
l'Europe, berceau de l'humanisme, pourrait-elle décemment s’accommoder d'une
telle situation ? »), il s'agit de rendre imperméable les frontières extérieures
de l'Europe d'une part, et de n'admettre que le profil des personnes dont elle a
besoin : c'est le principe d'immigration choisie, qui peut être en décorrelé de
la situation réelle des réfugiés demandeurs d'asile. C'est signer la fin de la
Convention de Genève de 1951. Il revient en l'occurrence à « purger les
Africains du désir d'Europe » (7) ! Cette hypothèse n’est pas une vue de
l’esprit si l’on se recentre sur les objectifs de l’extrême droite hollandaise –
le Parti de la Liberté ( !) – victorieuse des élections législatives aux
Pays-Bas : fermeture des frontières et expulsion des immigrés illégaux, croisade
contre l’ « invasion islamique » de l’occident, arrêt immédiat de l’aide au
développement, renforcement des liens avec Israël, etc.
4 – Peut-on
encore être Africain en 2024
Pendant
longtemps, selon Sylvie Mazzella, directrice de recherche en sociologie au
CNRS,
« l’attention
est restée focalisée sur la migration des pays en développement (le Sud) vers
les pays développés (le Nord) » (8). Or les statistiques des Nations unies en
2017 démontrent le contraire :
« 97 millions de
migrants se déplacent du Sud vers le Sud, 89 millions du Sud vers le Nord, 57
millions du Nord vers le Nord et 14 millions du Nord vers le Sud ». Ainsi, les
migrations Sud-Nord sont moins importantes que les migrations Sud-Sud ! Et
pourtant, on ne parle que des premières !
C’est pour
rompre le silence assourdissant des Africains sur ce sujet que j’invitai, par
une lettre ouverte, le président de la Commission exécutive de l’Union africaine
et la Secrétaire générale de l’Organisation internationale de la Francophonie
(OIF), de faire de l’année 2023 l’année des migrations nègres en Méditerranée.
Cette demande faisait suite au massacre de 37 migrants subsahariens par la
police marocaine le 24 juin 2022. Cet appel est demeurée lettre
morte.
Depuis, cette
maltraitance s’est étendue à la Tunisie, après le discours du chef de l’Etat
tunisien le 21 février 2023, fustigeant les migrants noirs. De son côté,
l’Egypte procède, depuis les accords signés en 2023 et 2024 avec l’Union
européenne, au refoulement systématique des demandeurs d’asiles pourtant
reconnus comme tels (Soudanais, Sud-soudanais et/ou Erythréens), en violation de
la convention de 1951 et en « contravention avec le droit international » (9).
Le Maroc, la Tunisie et l’Egypte rejoignent ainsi la Libye dans les graves
sévices (tortures, viols, prélèvements d’organes, travaux forcés et esclavage)
infligés aux migrants noirs.
Sous la pression
de l’Union européenne, le Maghreb et le Makhrech s’organisent en
espace-frontière de l’Europe.
N’ayant pas les
moyens d’une action politique à court terme, en dehors du fait d’avoir inauguré
en 2021 un Centre d’études et de recherches pour faire « progresser les
connaissances du continent sur les mouvements migratoires et de mobilité »,
l’Union africaine tergiverse et tâtonne.
Sauf à rappeler
« l’importance du droit international des droits de l’homme », le président de
la Commission exécutive a doté l’institution africaine d’un cadre des politiques
migratoires pour l’Afrique (MPFA) axé sur trois volets, à l’horizon … 2060
:
- augmentation
des patrouilles aux frontières des pays membres ;
- création d’un
fonds spécial devant être abondé par les Etats membres au prorata de leur
importance démographique ;
- réflexions sur
les mécanismes de fonctionnement de la Commission exécutive en matière de prise
de décisions et sa capacité à leur mise en œuvre
effective.
Autant douter de
la volonté et de la capacité de l’Union africaine à résoudre un problème aussi
important que prégnant !
Pourtant, on
peut encore être Africain en 2024, à la condition, entre autres : d’ériger
l’égalité, la solidarité et l’hospitalité, comme les valeurs fondatrices de
l’Union africaine ; de promouvoir la libre circulation, la liberté
d’établissement et de résidence de tout Africain, comme principes de base de
l’organisation ; d’établir un passeport universel africain, comme symbole de
l’unité du continent ; « d’intégrer toutes les parts non africaines de l’Afrique
et d’en dégager toutes les conséquences philosophiques, politiques et
culturelles » (Achille Mbembé : Quand le
panafricanisme devient sectarisme, in Jeune Afrique du 23 janvier 2022),
comme base de ses relations internationales ; de suspendre de participation aux
organes de l’institution tout Etat membre qui contreviendrait à ces principes,
comme sanction de l’Union.
Paris, le 13 mai
2024
Prosper
INDO
Economiste,
Consultant
international.
(1) – Claire
Rodier : « Un continuum d’enfermement attend les exilés », in Le Monde daté du
mardi 7 mai 2024, p. 27. En parallèle, on peut estimer que ceux qui n’ont pas
visité le Centre de rétention administrative de Mesnil-Hamelot en 1993 ne
peuvent pas imaginer la vie de zombie de ces reclus.
(2) – Claire
Rodier : article cité ci-dessus.
(3) - Charles W.
Mills : « Le contrat racial », Editions Mémoire d’encrier, décembre 2022 pour
l’édition française, 197 p.
(4) – Gérard
Chouin : « Le Kongo et le Dahomey rois du trafic humain », in L’Atlas des
Afriques, Le Monde Hors-série, pp.70-71. On estime qu’au total 12 millions de
captifs furent embarqués sur la côte atlantique entre le XVIème et le XIXème
siècle, vidant le continent noir de sa substance.
(5) – Achille
Mbembé : Pour l’Europe, l’Afrique est un bantoustan », in Jeune
Afrique
(6) - Kaare
Dybvad Bek et Peter Nedergaard : « Le régime d’asile actuel est inhumain, il
doit être réformé en profondeur », in Le Monde daté du mardi 7mai 2024, p.
26.
(7) – Cette
hypothèse n’est pas une simple vue de l’esprit si l’on se remémore les objectifs
de l’extrême droite hollandaise, le Parti de la liberté (PVV) de Geert Wilders,
victorieuse des dernières élections législatives au Pays-Bas : fermeture des
frontières et expulsion de tous les immigrés illégaux ; croisade contre «
l’invasion islamique » de l’Occident ; arrêt immédiat de l’aide au développement
; renforcement des liens avec Israël ; référendum sur le « Nexit » ; la sortie
des Pays-Bas de l’Union européenne ; etc.
(8) – Sylvie
Mazzerella : « Sociologie des migrations », Que sais-je ? Presses universitaires
de France/Humensis, juin 2021, p. 8.
(9) – Hélène
Thiollet : « L’UE multiplie les entorses au droit européen en matière migratoire
», in Le Monde daté du mardi 7 mai2024, p. 27.
PDF :
Comment peut-on encore être Africain en
2024