Le Centrafrique en débat : Ne nous trompons pas
d'ennemis.
Je suis surpris des interrogations métaphysiques de certains de nos compatriotes sur le sens à donner au soixantième anniversaire de l'indépendance centrafricaine.
En résumé, ce ne devait pas être une fête! Sans doute une « commémoration », c'est-à-dire une évocation, douloureuse, pour nos ancêtres qui ont subi le joug de l'esclavage et de la colonisation !
En ce qui me concerne, célébrer l'indépendance n'est pas une question mémorielle ; c'est rendre honneur à ceux qui ont combattu sous la colonisation :
- d'abord pour l'autonomie – la proclamation de la République centrafricaine le 1er décembre 1958 – qui n'était qu'une étape vers l'indépendance ;
- ensuite l'indépendance du 13 août 1960, négociée avec la France, que certains prétendent avoir été « concédée par la France, par bienveillance ou calcul cynique, alors qu'elle aurait pu rester indéfiniment » ;
- enfin, une fois l'indépendance acquise au plan politique et économique, alors viendra la souveraineté véritable. L'indépendance est un processus, pas un état.
Au moment où la France est virée de partout en Afrique noire, les épigones de cette théorie devraient réfléchir sur l'exemple allemand, après la seconde guerre mondiale (1).
1 - « A bas Hitler, vive la Russie ! »
Le 15 décembre 1941, à
la prison centrale de la ville de Caen (Calvados), 14 prisonniers communistes,
dont le journaliste Lucien Sampaix du journal L'Humanité, furent choisis pour
être exécutés par les gendarmes allemands.
« Au moment de quitter la
prison, ils crièrent tous, au commandement de Sampaix, d'une seule voix :
-
A bas Hitler, Vive la Russie !
… et ils chantèrent La
Marseillaise à s’époumoner » (2).
Ils ne crièrent pas Vive la France, puisque celle-ci était alors collaborationniste et pétainiste, et occupée par les Allemands. Ils crièrent vive la Russie parce qu'ils étaient communistes – raison pour laquelle ils étaient condamnés à mort - et parce que la Russie se battait contre les nazis sur le front Est.
Ils entonnèrent La Marseillaise parce qu'ils ne se trompaient pas d'ennemis.
2 – Le problème du Centrafrique n'est pas la Russie.
On se souvient tous que les parents de Barthélemy Boganda ont été tués ou battus à mort par les miliciens de la CCSO (compagnie concessionnaire de la Sangha Oubangui), dont l'administrateur n'était autre qu'Edmond, le père du futur président français Valéry Giscard d'Estaing.
Entre 1947 et 1960, partout en Afrique, sévissaient les mouvements de libération nationale, et leurs cortèges de répression aveugle et d'assassinats ad hominem. C'est donc au prix du sang que les colonies françaises devinrent indépendantes.
Partout cependant, la France négocia le maintien de ses contingents militaires, garde-chiourmes de ses « intérêts », à force de coups d’État ou de manœuvres de déstabilisation.
En République centrafricaine, cela dura jusqu'en décembre 2013 et l'insurrection brutale des rebelles de la Séléka au pouvoir, au nom de l'islam. Les massacres que ces derniers perpétrèrent – Laurent Fabius, ministre des affaires étrangères, évoqua une situation pré-génocidaire – provoquèrent l'intervention militaire de la France (Opération Sangaris) et des Nations unies (Minusca). Un semblant d'ordre fut rétabli jusqu'aux élections présidentielles de 2016, lesquelles virent la victoire de Faustin Archange Touadéra. Cependant, empêtrée dans une sombre histoire d'agressions sexuelles sur mineurs, la France retira les forces Sangaris, contre l’avis du président élu (3). Ce dernier dû faire appel à la Russie pour faire face aux rebelles. L'appel aux Russes provoqua le courroux de Paris, qui retira son appui logistique, militaire et budgétaire à la RCA ; en guise de sanction !
3 – La fédération de Russie n'est pas notre ennemie.
La Russie n'a pas la fibre colonialiste. Ce pays dispose de toutes les ressources naturelles du sol et du sous-sol (gaz naturel, pétrole, uranium, diamant, etc.) pour ne pas agir en prédation en Afrique.
Mieux, Moscou est la seule ville au monde, en dehors de l'Afrique, où une université porte le nom d'un leader africain, Patrice Lumumba. Sans Moscou, Nelson Mandela serait mort en prison et l'apartheid aurait prospéré en Namibie et Rhodésie. Au contraire, le Kremlin aida le Mozambique, l'Angola, le Zimbabwe, la Guinée Bissau à se libérer de la tutelle du Portugal, mais n'y maintient point de soldats (4).
On se rappelle qu'à l'éclatement de la fédération Sénégal-Mali, le président Modibo Keïta initia le socialisme, créa le franc malien et fit appel aux Russes (Union soviétique), pour l’aider à asseoir la souveraineté de son pays. Ce qu’ils firent jusqu'à son renversement par le coup d’État du colonel Moussa Traoré. Les Russes se retirèrent sans coup férir(5).
Il ne faut point craindre Poutine. Dès que ce dernier aura obtenu ce qu'il demande en Ukraine – un glacis contre l'OTAN – il se retirera de l'Afrique. Encore une fois, la Russie n'a pas l'âme impérialiste ; il n'y a pas de militaires russes à Cuba !
4 – Notre ennemi n'est pas Touadéra.
Le président centrafricain est notre adversaire politique, pas un ennemi.
On attendait de l'homme d'église qu'il fit preuve d'empathie, de bienveillance et de compassion vis-à-vis du peuple. Au lieu de cela, il s'est mué en homme d'affaires véreux, spéculant sur tout, y compris sur les ressources naturelles du pays par son projet de « tokénisation » de l’économie. Pour donner le change, il se fait l'avocat du diable en essayant de surfer sur les codes du moment, pour s’attirer les bonnes grâces de la communauté internationale : « nous devons être fiers de la politique nationale de protection des femmes, des jeunes filles, des enfants et des minorités, contre les violences basées sur le genre et la traite des êtres humains ». Personne ne se souvient de tels débats à l'assemblée nationale !
On attendait du scientifique qu'il aligna ses « particules d'intelligence » de manière rationnelle en faveur de l'accès direct de nos populations à l'éducation, la santé, l'autosuffisance alimentaire, un logement confortable et un habillement décent. Au lieu de cela les habitants du Mbomou et du Haut-Mbomou sont livrés à la vindicte des hommes de main du chef rebelle Ali Darrassa de l'UPC, malgré la présence sur place des éléments marocains de la Minusca.
On attendait de l'intellectuel qu'il prit langue avec des penseurs de haute volée comme Achille Mbembé, Felwine Sarr et d'autres, pour enseigner à notre jeunesse la prospective du monde à venir. Au lieu de cela, le voilà qui se félicite du choix de Bangui comme siège du bureau des BRICS pour l’Afrique centrale, alors que le pays n’a pas d’ambassade au Brésil, la plus forte concentration de populations noires au monde, en dehors du continent africain !
On attendait de l’homme d’Etat, président en exercice de la CEMAC, qu’il prit l’engagement de faire aboutir les projets en déshérence de la compagnie aérienne commune et du passeport biométrique universel et de faire progresser le droit de libre résidence et d’établissement des citoyens de la sous-région. Au lieu de cela, il s'agrippe aux basques de barbons de la CEMAC, Obiang Nguema Bassogo, Paul Biya, Denis Sassou Nguesso et le benjamin Ali Bongo qui cumulent, à eux quatre, près de deux siècles de pouvoir, sans que rien ne change, préoccupés qu’ils sont de se teindre les cheveux en noir jais pour paraître jeunes, alors que leurs membres trahissent les stigmates de la dégénérescence !
Le voilà qui, pour rester indéfiniment au pouvoir, fait voter une constitution dont l'article majeur, qui qualifie le président de la république, le disqualifie comme chef de l’État, n'étant pas « Centrafricain d'origine, de père et de mère, eux-mêmes Centrafricains d'origine » !
5 – L’Empire Informel, voilà
l’ennemi.
En résumé, notre ennemi n’est pas Faustin Archange Touadéra, dont le pouvoir est faillible, temporel et temporaire, quoi qu’il fasse, parce que peu vertueux et immoral.
Notre ennemi n’est pas non plus la Russie, dont l’ADN n’est ni colonisatrice ni impérialiste, et qui, le jour venu, quittera l’Afrique une fois confortée sa position géostratégique face à l’Otan, laquelle organisation aurait dû se saborder en 1990 après l’éclatement et la disparition du Pacte de Varsovie. Notre ennemi, c’est l’ « Empire Informel » (EI), un conglomérat d’Etats qui, tel un chancre, développe ses nécroses (Australie, Israël, Nouvelle-Zélande, Taïwan, etc.), ses métastases (ONU, HCR, OMS, FMI, BM, UNESCO …) et ses valeurs (codes juridiques et normes sociales), fondées sur la base d’une logique raciale (6), laquelle s’exprime par :
- extermination (Indiens d’Amérique) ;
- expropriation foncière (Mexique, Pérou, Congo belge) ;
- soumission (esclavage des plantations et concessions) ;
- domination (colonialisme des comptoirs) ;
- pouvoir d’influence (religion) ;
- évitement (apartheid).
L’Empire informel – l’homonymie symbolique avec l’Etat islamique (EI) n’est pas fortuite – est un être difforme, informe, invisible et insaisissable, aux contours évanescents, divers et ondoyants (7). Il est un monstre, un « gnome génétique qui fonctionne sans perte d’énergie ».
C’est cet ennemi que nos ancêtres ont combattu pour gagner l’indépendance négociée – formelle – que nous connaissons depuis le 13 août 1960, en ce qui concerne la République centrafricaine. C’est encore lui que nous devons affronter aujourd’hui pour accéder à l’émancipation et à la pleine souveraineté demain.
6 – En guise de conclusion générale :
le « dê
ngbongô » !
Quand nous étions adolescents, nous jouions au football – balle de tennis ou de chiffons, pamplemousse enrobée de caoutchouc ou ballon en cuir – avec des règles précises, mais généralement sans arbitre. On arrête le jeu dès qu’un joueur crie : faute ! Et son équipe réengage la partie ; on s’auto-arbitrait.
Bien évidemment, il ne fallait pas crier faute à tout bout de champ, sauf à ce que le match dégénère.
Par contre, il était convenu que vers la fin du match, dix minutes étaient réservées aux « Dê ngbôngo », littéralement, le casse-tibia ; les minutes de brutalité ! A ce jeu, les plus grands et les plus forts s’en donnaient à cœur-joie. Petit à petit cependant, les plus jeunes et les plus faibles s’écartaient ou sortaient du terrain.
Sauf que ces derniers avaient aussi un rôle : ce sont eux que les « grands » envoyer chercher les calebasses d’eau fraîche ; ils couraient rattraper les ballons frapper loin, hors les limites du terrain, qui affrontaient les chiens lorsque le ballon échouait dans une concession voisine, etc.
Une fois retirés du jeu, ils refusaient d’assumer ce rôle de coursier et d’assurer ces missions de ravitaillement.
Il arrivait alors qu’ils ne viennent plus au stade, et le match ne pouvait se tenir, sauf à faire du deux contre deux. Ce n’était plus un match, mais un entraînement, de la conduite de balle…
Il en va de la démocratie comme du football dans nos quartiers ; à force de s’affranchir des règles, on perd des joueurs et le jeu perd de son intérêt. Il en est ainsi de la démocratie au sein des Etats, où la constitution n’est plus respectée. Mais il en va de même entre les Nations, lorsque les conventions et traités sont bafoués par les puissances établies.
Les petits peuvent tuer le jeu !
Paris, le 20 août 2023
Prosper
INDO
Économiste,
Consultant
international.
(1) – A l’issue de la seconde guerre mondiale, qu’elle a perdu, l’Allemagne a reconnu sa faute morale, a entrepris d’enseigner l’histoire critique du nazisme dans ses écoles et universités, a accepté de poursuivre, juger et condamner les tortionnaires, bourreaux et soldats responsables de crimes de guerre, indemniser les victimes des crimes nazis et réparer les dégâts et destructions causées aux autres nations. C’est à ce prix que fut scellée l’alliance entre le chancelier allemand Adenauer et le général De Gaule. La posture française du « Ni déni ni repentance » n’obéit pas à cette logique, d’où le rejet de la France en Afrique.
(2) – André Bendjebbar : Armand le bagnard. L’éternel évadé, Le cherche midi, Paris 2023,431p.
(3) – Les autorités françaises ont préféré, sous couvert de restrictions budgétaires imposées aux opérations extérieures (Opex), « sauver le cul » de leurs soldats en les exfiltrant vers Paris où ils ont bénéficiés d’un non-lieu. La France a agir de la sorte ; tous les contingents des casques bleus de l’ONU adoptent la même politique et attitude.
(4) – On pourrait même avancer la théorie selon laquelle c’est la Russie qui a permis la chute du régime du dictateur Salazar, renversé par le coup d’Etat des militaires venus d’Angola, sous le commandement du Capitaine Othello de Carvalho, avec le soutien du parti communiste portugais. Ironie du sort, c’est le ministre des affaires étrangères de l’Ukraine qui fustige aujourd’hui la Russie d’avoir lâché le Mozambique et la Guinée-Bissau !
(5) – Le même constat pourrait être tiré à propos du Congo Brazzaville, après l’assassinat le 18 mars 1977 du Commandant Marien Ngouabi, qui fut remplacé par le Commandant Denis Sassou Nguesso actuel président de la République du Congo), alors qu’une note du Quai d’Orsay en date du 25 mars 1977 pronostiquait, outre une radicalisation marxiste-léniniste, « craindre un accroissement de la présence soviétique et cubaine ». Il n’en est rien !
(6) – Charles W. Mills : Le contrat racial, Mémoire d’encrier, 2023 pour l’édition française, 197p.
(7) – L’homonymie symbolique entre l’Empire informel et l’Etat islamique n’est pas fortuite ; elle se distingue uniquement par leur mode d’action ségrégatif ; le second se fonde sur le contrat religieux là où le premier exécute un contrat racial.