‘‘Mouji Mad Ngar’’ de l’art de la flatterie des dignitaires
à l’aliénation
Par Jean-Pierre Mara, ancien
Député
Est-ce que le vocabulaire d’une langue peut conduire à l’aliénation de tout un peuple.
Un débat linguistique et auquel j'aimerai tant associé les linguistes avs. En prélude au jeu linguiste, j’invite à un exercice de chanteur de sirène et me base sur l’existence d’une expression bien connue en pays Sara, culture à cheval sur la frontière entre le Tchad et la République centrafricaine. Dans cette partie frontalière, l'expression suivante est mon choix: Mouji Mad Ngar ( ou Moyimadngar). L’expression signifie ‘‘Flatteur de dignitaires’’
En 1984, dans son élan politique
et sa volonté de faire du Sängö une langue nationale écrite pour être utilisée
au même titre que le français, le président Kolingba met à contribution des
journalistes, des linguistes et toutes autres personnes intéressées pour trouver
les expressions permettant l’équivalent des termes désignant les hautes
personnalités de l’Etat en commençant par le terme Président, Ministre d’Etat,
Ministre et Secrétaire d’Etat. Les
communicants mis à contribution vont exploiter leur capacité de chanteur de
sirène, les ‘‘Mouji Mad Ngar’’ pour proposer les expressions Gbîa,
Gbëlêgbîa, Gbëyôngbîa, Gbëgôngbîa, Ngurugbîa, Wabâda Alezö, Kubu, Mokonzi Kubu,
etc.
En cherchant à prendre la mesure
du travail et le sens profond des expressions proposées, on arrive à ce qui
suit :
Le mot Président a été traduit par Gbîa,
expression voulant littéralement dire Dieu, Seigneur, Roi,
Empereur
Le Ministre d'Etat est traduit
par Gbëlêgbîa, soit l'amuseur de la cour qui est sous l’œil vigilent, sous le
contrôle du Roi
Un Ministre est traduit par
Gbëyôngbîa, celui qui travail au ramassage des biens au profit du Roi
Et le Secrétaire d'Etat
Gbëgôngbîa, le Griot de la Cours qui chante les louanges tous les
jours.
La fonction de Premier Ministre
n’existait pas au moment de cette traduction mais de toute les façons, il suffit
de mettre Kôzo qui signifie premier
comme préfixe à l’expression Gbëyôngbîa
Ces expressions traduisent-elles
un état d'esprit qui a une conséquence sur le comportement de ceux qui
gouvernent de tout temps ou plutôt l'esprit culturel d'une valeur que le commun
des mortels ne comprendrait pas.
En dépit des contributions
sociales pour éclairer la lanterne culturelle, le débat introduit n'est pas
seulement linguistique mais neurolinguistique, car en désignant le chef d'un
état républicain ''Gbîa'', on annihile par conséquent le statut du citoyen. Le
citoyen devient sujet. D'où la prétention de ceux qui accèdent à la tête de
l'état de se dire choisi par Dieu. Donc pas de compte à rendre à des
bas-sujets.
Le problème de la non maîtrise
de la langue ne se limite pas au manque de vocabulaire adapté. A travers
l’exemple que nous venons de parcourir concernant l’utilisation du mot Gbîa, il
se dégage une observation sociologique de la flatterie à travers les mots
utilisés par une langue. Il est vrai que les flatteurs ont existé de tout temps
et ont fait légende dans les cours des rois. Leur influence restait cependant
banalisée car leur intervention se limitait à la thêatralisation de
l’environnement passe temps des
notables et leurs entourages.
Dans l’antiquité, la poésie
grecque, à travers l’Odyssée (
Sirènes et Muses, quels dangers de Camille Semenzato p. 117-131) montre
l’opposition entre l’image sombre, négative, dangereuse voire mortifère des
Sirènes et celle claire, positive, désirable et utile des muses pour faire
distinguer que les deux genres de divinités sirènes au chant envoûtant
conduisaient à leur perte les hommes qui l’entendaient, tandis que les muses
étaient de désirables et idylliques jeunes filles dont le chant était de grande
utilité pour le monde humain. Cette poésie est une manière de démontrer comment
tous les détenteurs de pouvoir peuvent, chacun à sa manière, exploiter les
multiples faces inhérentes à la même vie. Elle montre que tout est finalement
question de contexte et de mesure et il revient au dirigeant politique de
choisir. Les griots avaient présenté des expressions, il revenait aux dirigeants
politiques Centrafricains de l’époque, qui étaient à une phase d’expérimentation
du processus de normalisation de la langue
sängö de faire la part des choses. Cela n’a pas été le cas. Aujourd’hui
avec le recul, il revient aux contemporains de juger de l’influence néfaste de
l’usage de cette traduction. Un président de la République est-il un Seigneur,
un Dieu ou un Demi-Dieu. Il revient à la nouvelle génération de tirer la
conclusion qui s’impose. Notre devoir critique est de faire remarquer que les
mots qui désignent aujourd’hui les détenteurs de portefeuilles ministériels, ont
été mal traduits.
Fait à Paris le 20 Mai
2024